Deux saisons dans l’univers montagneux et forestier de Twin Peaks ont fait de la série télévisée de Mark Frost et David Lynch une référence pour de nombreux artistes, plus de trente ans après sa première diffusion.
Réalisateurs, artistes pop et hip-hop… Tout un petit bataillon français fait revivre depuis quelques années le feuilleton américain le plus weird jamais produit. Né de l’imagination de David Lynch, qui envisageait originellement de réaliser un film sur la mort de Marilyn Monroe, Twin Peaks est devenu le fruit d’une collaboration avec le scénariste Mark Frost.
En Avril 1990, lorsque Twin Peaks est diffusée sur la chaîne américaine ABC, les séries n’ont pas l’autorité détenue aujourd’hui par la pléthore de productions auteuristes signées HBO. Entre le polar axé faussement sur le meurtre de Laura Palmer et l’onirisme feutré, David Lynch importe son atmosphère cinématographique mystérieuse à la série. L’épisode pilote (1) de 90 minutes inscrit le show dans une obscurité analogue à celle du dernier long-métrage du réalisateur, Blue Velvet (1986). D’autres éléments de ce film s’imbriquent dans l’épisode d’introduction : une ambiance macabre, des personnages troubles, la centralité de l’acteur Kyle MacLachlan (agent spécial Dale Cooper) et une mélodie énigmatique. C’est cette composition musicale, enveloppant le programme, dont le clippeur et nouveau prodige de la pop épique Woodkid revendique l’héritage : « Il y a autre chose qui m’a marqué enfant : les diffusions de la série Twin Peaks sur la Cinq. Mes parents ne voulaient pas que je regarde. Ils trouvaient ça trop barré pour moi. Mais eux regardaient. J’étais dans ma chambre et je n’entendais que le son. Et cette bande-son d’Angelo Badalamenti, le générique d’intro, c’est quelque chose qui m’a profondément marqué. » (Trois Couleurs, mars 2013)
Canal+ et les « peaksmaniaques »
Diffusée pour la première fois en France dans son intégralité de trente épisodes, entre avril et septembre 1991 sur La Cinq (époque Jean-Luc Lagardère), la série a ensuite connu une nouvelle vie sur les chaînes câblées : Série Club en 1997 et 13ème Rue en 2000. Si vous n’étiez pas né, trop jeune comme Woodkid, ou tout simplement pas en possession de ces chaînes, mais que malgré tout vous avez été hypnotisé par ce soap opéra baroque, vous l’avez donc découvert sur de vétustes cassettes VHS, en DVD ou sur Arte, il y a deux ans. Non ? Alors Hadopi va se charger de vous.
« J’étais dans ma chambre et je n’entendais que le son. Et cette bande-son d’Angelo Badalamenti, le générique d’intro, c’est quelque chose qui m’a profondément marqué. » Woodkid
Canal+, pourtant le mastodonte de la production fictionnelle française, ne s’est jamais jetée dans les chutes de Snoqualmie. Mais ses productions s’en sont largement inspirées. Fabrice Gobert, réalisateur récompensé cette année du Globe de cristal de la meilleure série pour Les Revenants, ne s’en cache pas : « L‘influence de Twin Peaks est indéniable, mais j’en parle finalement plus en interview que lors de la préparation, car une telle référence aurait pu être écrasante. Ce qui me plaît également dans la série de David Lynch, c’est l’association de registres différents : certains personnages sont très premier degré ; d’autres, dans l’ironie ou la légèreté. (…) Là encore, tout est affaire de contraste : l’humour surgit là on ne l’attend pas, comme un contrepoint à la gravité de la situation. »
C’est un constat. Si on accorde à Fabrice Gobert que la Haute-Savoie n’est pas le nord-ouest américain, le choix d’une géographie reculée et froide, l’emprunt au genre teen movie, le surréalisme, le caractère mortifère omniprésent et (une nouvelle fois) l’apport d’une musique originale inquiétante (composé par Mogwai) mène au parallèle évident entre le chef-d’œuvre lynchéen et la divertissante (mais bancale) création Canal. Fabrice Gobert s’était déjà essayé, avec son premier long-métrage Simon Werner a disparu (2010), à singer le maître : les années 1990, des lycéens, une banlieue à l’américaine jouxtant la forêt… On continue ? Un disparu et (encore) une composition sombre de Sonic Youth, cette fois. On ne s’étonne pas que « les producteurs de Haut et Court ont trouvé que l’univers était assez proche de ce qu’ils souhaitaient pour la série (Les Revenants –ndlr). »
« L’influence de Twin Peaks est indéniable, mais j’en parle finalement plus en interview que lors de la préparation, car une telle référence aurait pu être écrasante. » Fabrice Gobert, réalisateur.
Le besoin d’influences – souvent essentiel à la création artistique – est sublimé lorsqu’il n’est pas trop évident. Un pari réussi néanmoins par Hervé Hadmar (réalisateur) et Marc Herpoux (co-auteur) avec Pigalle, la nuit – sans doute la meilleure série française (avec Engrenages) diffusée sur la chaîne cryptée cette dernière décennie. Pour ce tandem, également lauréat d’un Globe en 2010, l’emprunt à la fiction américaine est d’une autre nature : « On adore Twin Peaks, on adore Lynch ! Mais Twin Peaks n’a pas été véritablement une référence ou un modèle. On s’est refusé d’avoir Twin Peaks comme modèle pour écrire et réaliser Pigalle. D’abord parce que c’est intimidant… Mais je vais aller plus loin que ça. Je pense que Lynch, lorsqu’il a crée Laura Palmer, pensait à Marilyn Monroe (…) Quand on a crée Emma (héroïne de Pigalle, la nuit – ndlr), on a essayé de créer un mythe féminin : la femme inaccessible, à Pigalle. Mais pas trop inaccessible ! Parce qu’à Pigalle, ce n’est pas crédible. »
Volupté intrigante
Une des trames de Twin Peaks est ce jeu de piste vaporeux où la femme (ou sa représentation) s’avère un objet de fantasme et de curiosité. Outre Laura Palmer, morte et présente spirituellement – à l’aune d’une mise en scène astucieuse –, les femmes de Twin Peaks sont des entités d’où naît le trouble. Le personnage d’Audrey Horne, femme-enfant pétrie d’un érotisme obscur, dévoile au fil des épisodes sa lucidité, sa perfidie et son art de la manipulation. Josie Packard, dont le rôle est un hommage latent à La Servante de Kim Ki-young (1960), s’inscrit au cœur d’une ambivalence progressive qu’on ne peut dévoiler. Que dire de la folie de Nadine Hurley et de l’androgyne Denise Bryson (le travesti agent Dennis), interprété par un étonnant David Duchovny à la cuisse bien galbée et parfaitement épilée. À travers la multipolarité des femmes, on touche à l’essence de la série de David Lynch et Mark Frost : le saut d’émotions qui mène à la perte de repères, à la découverte de nouvelles sensations. « Twin Peaks regorge de belles femmes, même si je n’en entends qu’une » (épisode 26), dit le sourd inspecteur Gordon Cole, interprété par Lynch lui-même.
Putassières à souhait et jouant sur le versant forestier de leur « 91 » péri-urbain, les Twins rappeuses d’Orties se revendiquent elles aussi (c’est un euphémisme) de Pics Jumeaux, « c’est Twin Peaks qui a copié Bures-sur-Yvette, pas l’inverse (rires) ». Elles se sont d’ailleurs produites dans le club parisien de Lynch où elles ont quelque peu déchanté : « Au Silencio, j’insultais les gens de “ fils de pute ”, “connard ”… L’artiste ne fait pas tout, si le public est mou, on n’y peut pas grand chose. » Macabre et sexy, leur tropisme rural se pare à l’occasion d’un parisianisme punkisant, sur lequel elles crachent gentiment. Brouillant les pistes d’une sphère rap français souvent frileuse, les anciennes metalleuses cultivent ce caractère inclassable : « On parlait de David Lynch, et au fond, on ne sait pas si c’est du 1er ou du 36e degré. Pour tout t’avouer, moi-même je ne sais pas sur quel pied je danse. On fait nos trucs, certains kiffent, d’autres ne comprennent pas. » (Antha, Dum Dum)
Pour Sidi Sid du groupe Butter Bullets, qui a composé des instrumentales pour Orties, le TV show de Lynch est à classer parmi les références du 7e art : « Je pense que les trois références cinématographiques qui ont pu influencer ma musique sont Barry Lindon, la série Twin Peaks et Akira. » (Abcdrduson). Ce triptyque, bien que très disparate, n’est pas anodin. Le socle commun à ces œuvres est le climat et l’ambiance ténébreuse qu’elles suintent. Devonté Hynes, producteur de la dernière galette de Solange Knowles, travaille sur un projet avec les jumelles : « Il a vraiment kiffé Orties du coup il nous a envoyé des sons lents, atmosphériques, à la Twin Peaks… » (Kincy, Fluctuat).
Les followers foisonnent autour de Twin Peaks. Le temps a creusé son sillon. Vingt ans : un laps de temps qui convient à l’appropriation d’une oeuvre. Un cycle que l’on retrouve aussi dans la mode. Pour les prochaines années, espérons juste que les fans de Julie Lescaut ne soient pas trop productifs.