Quand des météorites perforent le ciel russe en une formidable tempête minérale, plus personne ou presque ne voit dans l’agitation céleste la marque de fulgurances divines. Les cieux comme la terre sont entrés dans l’ère laïque. Les poussières d’étoiles et la pierre sur laquelle les hommes grouillent dans leur pagaille matérialiste sont enfin sécularisées. Rabelais, Giordano Bruno, Galilée, le Chevalier la Barre, Voltaire ont ouvert il y a quelques siècles la voie de ce monde où la raison et le doute colonisent l’empire des ancestrales certitudes, peurs et autres magies dans l’univers de nos représentations collectives.
Même à Téhéran, les voiles tomberont
Naturellement, un œil jeté dans la tête des hommes et cette affirmation tombe à l’eau. Le religieux et ses cohortes de croyances et violences plus ou moins absurdes sont partout. Il n’était pas besoin d’avoir une armée de curés à l’Assemblée pour ressentir le poids de leurs traditions moisies dans la défense d’un monde en voie de disparition contre une loi autorisant à tous les amours de s’ébattre gaiement dans l’onction républicaine. Il a fallu qu’une Olympe de gauche, Taubira, émergeât pour prendre corps en la loi et ringardiser le souffle thermidorien de la Famille, la vraie.
La Vraie Famille, rémanence de la Vraie Foi. Mariez-les tous. Dieu reconnaîtra bien les siens dans la chorale des bigoteries et autres monothéismes vociférants nerveusement contre des gribouillis de prophète, l’avortement génocidaire ou quelconques poupées suffragettes aux seins nus. Il est frais ce vent porté par ces nymphes venues du froid ukrainien. Anticléricalisme dépoitraillé. Delacroix ressuscité pour sonner les cloches du Moyen-Âge triomphant, qu’il soit mitré dans le stupre romain ou enturbanné dans les sables maliens…
« Laissons à Dieu encore un siècle ou deux. On se rendra compte qu’il a définitivement déserté au bruit qu’il fera en claquant la porte, (…) témoignage parmi d’autres de la pulsion humaine pour les soumissions de toutes sortes »
La complainte du temps présent mêle sa mélodie au râle des superstitions qui hurlent d’autant plus fort, qu’inéluctablement, la chrysalide finira sa mue. Elle laissera les croyances sectaires se dessécher sur les rives de la pensée comme de vieilles carapaces devenues inutiles. La violence actuelle de l’expression des vérités révélées est un cri d’agonie. Il présage l’imminence de leur disparition. L’écume des fondamentalismes ne saurait grimer la lame de fond des peuples sortant de leur fourreau à l’assaut d’un monde de raison. Personne n’aspire bien longtemps à étouffer sous de vieilles barbes. Les nations qui s’émancipent, au Maghreb ou ailleurs, se déploient dans le siècle naissant avec la lente majesté d’un pachyderme qui sort d’un trop long sommeil. Forcément, la liberté adolescente a ses puérilités, commet des faux pas, risque des dévoiements. Mais il n’est de contre-révolution qui durât éternellement. L’hiver islamiste consécutif au souffle printanier est un fantasme de petit blanc nerveux trop heureux de se barricader dans ses clochers en ruine, revivant sans cesse les sièges de Vienne par les Ottomans. Révolution, la féroce bataille en cours affronte les courants contraires. Mais elle aboutira. Même à Téhéran, les voiles tomberont.
Laissons à Dieu encore un siècle ou deux. On se rendra compte qu’il a définitivement déserté au bruit qu’il fera en claquant la porte, pressé de rejoindre toute la théorie de totems qui prennent la poussière dans les alcôves de la mémoire collective, témoignage parmi d’autres de la pulsion humaine pour les soumissions de toutes sortes. On lira d’ici peu le roman du Vatican et celui du Turban comme Pantagruel. Celui des certitudes religieuses du libéralisme comme Candide. Amusés, on se demandera comment les esprits ont pu se réserver avec tant d’abnégation avant de s’extirper des racines qui les fixaient dans la boue.
Le temps des primates finira
On vient de si loin. De la découverte inopinée de la navigation par un primate effrayé, se réfugiant sur une branche morte dérivant dans une rivière infestée de prédateurs à celle de l’écriture par un Sapiens de l’Euphrate si économe qu’il voulut faire le décompte de ses cuisses de mammouth sur une écorce gravée au silex, nous avons mis quelques millions d’années à nous former, jusqu’il y a quelques dizaines de milliers d’années où tout est soudain allé très vite. Découverte du feu. Conquête de la planète par le chasseur-cueilleur. Invention de l’agriculture et de la navigation. Construction des premières cités. Emergence partout de grandes civilisations irriguant et fixant les sciences, la philosophie, les arts… Puis la prise de conscience, petit à petit, de l’unicité du genre humain décliné en une multitude d’utopies cherchant toutes à donner à l’organisation humaine une forme idéale. De Lascaux à Guernica, de Pharaon à la Commune de Paris, la prospection fut infinie. Les petits Princes se multiplièrent pour dessiner autant de moutons. Monothéismes en série, Monarchies à profusion, Empires à toutes les sauces. Communismes, Fascismes, Démocraties libérales, cités-États, États-nations,Théocraties, Républiques conjuguées à tous les modes… Le souverain, un peu midinette, s’est habillé de mille oripeaux plus ou moins élaborés, mais nous naviguons toujours dans l’à peu près transitoire entre le groupe d’hominidés crapahutant dans la savane originelle et la société des égaux. Le temps des brouillons finira.
Pour le meilleur et pour l’empire
L’époque contemporaine a souvent des relents cataclysmiques. Le chaos ne semble jamais loin, les tempêtes toujours prêtes à fondre sur nos frêles épaules. Mais forçons l’optimisme. Dans le gros bouillon instable de la marmite de l’histoire, les gestes infimes alimentent les phénomènes de masse et s’agrègent dans une réaction anthropo-chimique forcément positive. Bon an, mal an, on s’extirpe du règne de la nécessité pour filer avec plus ou moins de motivation vers celui de la liberté (j’avoue, c’est du Maoïsme de proximité).
Pour la première fois dans l’Histoire, se balader à l’autre bout de la planète est aussi simple qu’un saut de puce. Nous avons trouvé un forum planétaire où le moindre de nos contemporains est à quelques millisecondes de nous par écran interposé. La somme des connaissances acquises par des siècles d’expérience et de recherche est à portée de clic sur nos tablettes. L’espace sera très vite aussi accessible que la mer hier et le ciel aujourd’hui. Le système solaire est parcouru de nos sondes photographiant les astres que nos robots, dans la foulée des explorateurs martiens Opportunity et Curiosity, s’apprêtent à coloniser et exploiter avec la même célérité qu’ils vont s’imposer dans notre quotidien, cultivant à notre place, remplaçant nos soldats et nos pilotes d’avion, s’invitant dans nos foyers, s’occupant de nos vieux, élevant nos animaux, conduisant nos voitures, opérant nos cancers et gérant notre sécurité. Déjà, dans les pas d’Isaac Asimov et de sa fresque folle contant les confins de la galaxie et de l’Histoire, Les Robots et Fondations, la philosophie s’interroge sur l’opportunité de donner des droits aux robots humanoïdes pour adoucir les mœurs de leurs futurs maîtres et nous protéger des immanquables excès que ce compagnonnage d’un nouveau genre provoquera. La virginité fébrile des océans, elle, ne résistera plus très longtemps à la poliorcétique aquatique des nations toutes prêtes à faire le grand plongeon : les abysses comme la surface des flots s’ouvriront en nouveaux continents, offrant leurs formidables ressources d’énergie et multipliant de manière exponentielle l’espace habitable, territoires flottants et submergés des thalassocraties qu’on entrevoit à l’ombre des plateformes pétrolières et autres éoliennes marines implantées au grand large.
Jamais nos identités n’ont été autant bousculées en un temps si court. Nos grands-mères n’avaient pas le droit de vote, nous sommes la génération témoin de l’effondrement de l’empire masculin, essuyant les plâtres de l’égalité. Les vieux ne veulent plus crever et domineront dans trente ans un monde de jeunes ne finissant plus de l’être, quittant l’adolescence à 40 ans et entrant dans l’âge mûr à 60. Les nations, les classes sociales, hier encore bordées d’intangibles frontières apportant à chacun son petit pack de survie identitaire ont été atomisées dans les technostructures de la finance, des groupes mondialisés et des supra-États laissant nos gouvernements à nu et les individus face à leur seule gueule, pour le meilleur et pour l’empire du « je ». L’immédiat est devenu un tyran. La jouissance de l’instant la mesure de toute chose. Le temps s’est rétréci à l’infime, confrontant chacun à l’enfer balzacien et jubilatoire de La peau de chagrin.
« L’homme moderne, connecté, métacarriériste baragouinant le globish, a développé les aptitudes nécessaires à l’apnée dans les eaux glacées de la concurrence déshumanisée et sans frontière »
Les titans du siècle d’hier, aux horizons aussi indépassables que leurs guerres furent charcutières, ne sont plus. Les révolutions et les espérances des générations nous précédant ont toutes été dévoyées et usurpées, générant ses friches historiques. Monstruosités baroques qu’on trouve de Pékin à Téhéran en passant par la Havane et Moscou. Les cariatides de l’Europe s’effritent comme un rêve s’effilochant dans les limbes du sommeil mourant. Partout, sous nos yeux ébahis, le monde de demain, qui brésilien, qui coréen, qui indien, envoie des fusées dans l’espace et se glisse dans les replis transnationaux d’un capitalisme obérant de plus en plus les souverainetés tant regrettées des drapeaux à l’orgueil blessé. Il n’est plus de refuge collectif autre que l’inconnu dans lequel nous sommes priés de nous lancer ; grisant, flippant ; l’homme moderne, connecté, métacarriériste baragouinant le globish, a développé les aptitudes nécessaires à l’apnée dans les eaux glacées de la concurrence déshumanisée et sans frontière ; il surnage, flotte, plane… À quoi bon s’accrocher dans un monde sans aspérités, seul le vent et l’air du temps riment avec le présent. L’urgence, totalitarisme à visage humain, a vampirisé jusqu’à notre essence. On gratouille une tablette dans un hall d’aéroport, masturbation snob du nouveau nomade, isolé dans son stress jetlagué. Abyssus abyssum invocat.
Qu’importe l’airain pourvu qu’on ait le business
Le futur nous fut décrit dans de magistrales œuvres de politique fiction. De 1984 de Georges Orwell au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley en passant par le trop méconnu Talon de Fer de Jack London, on nous projeta alors dans un vingtième siècle cauchemardesque. In fine, il le fut à bien des égards. Il est, sera, infiniment plus sophistiqué que ces visionnaires ne l’avaient imaginé. L’enfer sécuritaire n’est jamais bien loin et la lutte contre le terrorisme, mantra mondial de la première décennie, nous en a donné un aperçu glaçant, justifiant partout la réduction des libertés. Les progrès splendides des nanotechnologies, des biotechnologies, de la génétique, des neurosciences, les possibilités folles offertes par les technologies de l’information et de la communication, drainés des groupes capitalistes devenus à eux seuls infiniment plus puissants que la plupart des États, nous placent dans une incertitude démocratique permanente.
« Le marché s’est accommodé de tous les régimes comme hier la religion bénissait tous les royaumes »
Le marché s’est accommodé de tous les régimes comme hier la religion bénissait tous les royaumes. Dans l’oeil de Google, la Chine se décline aussi facilement que la Norvège. Qu’importe l’airain pourvu qu’on ait le business. Le Talon de Fer, idéal fascisant du capitalisme unifié sous une seule bannière réduisant en esclavage les hordes du sous prolétariat abruti, est une œuvre dont notre monde esquisse constamment de nouveaux croquis. Les poches de servage grossissent toujours plus derrière la construction de vos smartphones ou des hautes tours de verre d’ Abou Dhabi. Les ghettos de misère s’étendent au rythme du tempo imposé par les oukases du profit.
Le Mondain de Voltaire a ses héritiers. Élite héliportée entre les îles privées des deux hémisphères, elle s’accommodera toujours du régime de la plèbe, tant que Rome lui offrira ses orgies, des Hamptons à Versailles. Inaccessible, le vrai pouvoir s’offre vaporeux, insaisissable, planqué derrière les milliards d’équations générées dans les datacenters turbinant à fond pour les fonds souverains. On devine sa main quand la Grèce s’effondre. Il teste la docilité des gouvernements, les convoquant à la révérence comme hier le Pape humiliait l’Empereur à Canossa. Jamais les dominants n’auront été si puissants, n’auront eu d’appareil idéologique si perfectionné, régentant tous les babillages du monstre ventriloque métastasant sa parole unique dans toutes les assemblées, forums, universités, medias. Toutes les résistances, contre-modèles, contre-sociétés, contre-cultures sont rattrapées, récupérées, ramenées à la table du banquet dans le champ de la normalisation tranquille, où toute rébellion a la force d’un nain, où les révolutions, à peine déployées, se recroquevillent. Le monde bascule et l’Histoire chavire : les bouleversements n’ont jamais été à la fois aussi rapides et profonds… Et les alternatives politiques postillonnent leurs ambitions rachitiques et idées minuscules. Allez, on s’indigne, on radote, on remâche. On innove local, on imagine en circuit court, on pense en laborantin du coin et on se projette dans une efflorescence de mini-révolutions à la con. Le pouvoir politique s’est effacé, ses ambitions avec. Mais comment imaginer la révolution quand on ne sait plus quelle tête couper ?
Un moment débile de l’Histoire
Ainsi, nous sommes gouvernés par les mêmes esprits que ces députés monarchistes s’agrippant au vieux monde quand la révolution industrielle balayait les restes du Moyen-Âge. L’univers tout entier embrasse de nouveaux paradigmes mais il entre en résonance paradoxale avec l’apparente impossibilité d’adapter les structures de la pensée politique avec le futur qui force la porte d’un monde étriqué. Bizarre. Notre personnel politique semble jaloux de ses vingt ans de retard, s’entêtant, par fainéantise, ignorance ou arrogance à régurgiter le libéralisme dans ses mutations successives. Au mépris du peuple, toujours, entité devenue avec le temps un arrière monde de l’époque, un ombrageux bruit de fond se signalant avec vulgarité en ne votant pas correctement, en refusant de mourir dans le silence, en s’insurgeant avec les moyens du bord contre les purges ordonnées par on ne sait trop qui pour rembourser des dettes à la légitimité douteuse. Il n’est qu’à entendre les mille petits ventriloques de la propagandas europae répéter ad nauseam que la colère des pauvres réveille les vieux démons. Les Italiens, hier encore sage et docile peuplade latine acceptant un gouvernement géré par une banque, Goldmann Sachs, sont désormais jetés au bûcher des élégances : populistes. Rien que ça. Au Moyen-Âge, on disait sorcière. Au-delà du dogme, tout le reste est faribole, bachibouzoukerie socialisante.
On vit en Europe un moment débile de l’Histoire de la pensée, une ère d’obscurantisme économique incarnée par un gouvernement des juges surgit d’une époque d’égarement technocratique. On ne sait même plus pourquoi on est gouverné par Bruxelles. La perte de sens est dérive continentale, les volcans patientent.