Le plaisir essentiel du cinéma vient de ce que nous aimons tous qu’on nous conte des histoires, à plus forte raison des histoires extraordinaires. Avec l’invention du cinématographe, la narration connaît une profonde révolution. Une nouvelle dimension qui s’incarne à travers l’image en mouvement et la juxtaposition de ces images grâce au montage, pour créer l’illusion d’une continuité. Mais même alors, devant le spectacle éberluant d’un écran gigantesque où extraterrestres, super-héros et catastrophes naturelles déferlent et s’entrechoquent à grand fracas devant les yeux agrandis des spectateurs, c’est le même plaisir ancestral et fondateur qui est à l’œuvre.
Quentin Tarantino en est pleinement conscient, et l’illustre à merveille dans Django Unchained, tout particulièrement lorsque le héros de l’histoire demande à son maître et ami, le Dr King Schultz, de lui raconter la légende de Siegfried et Brünhild. Derrière Christoph Waltz, plein cadre, une grosse pierre plate sur laquelle dansent les flammes. La nuit est noire, et le cadre donne l’illusion que les deux personnages se sont réfugiés dans une caverne. Django est assis en tailleur, tout de curiosité enfantine, et Schultz, perché sur une pierre, lui conte l’aventure avec une délectation certaine, d’une voix calme et profonde, accompagnant ses paroles de grands gestes étudiés, fascinants. Cette fresque aux accents primitifs nous rappelle combien l’homme a besoin de voir le réel sublimé par son imaginaire – selon l’acception psychanalytique du terme –, ce à quoi le 7e art est essentiellement voué.
Une histoire vraie
« On a plus volontiers tendance à faire des films sur les morts, parce qu’ils ne sont plus là pour chipoter sur les détails du récit. »
On peut aisément voir en quoi ces histoires, lorsqu’elles sont inspirées par des faits avérés, n’en sont que plus séduisantes. L’illusion épouse le réel et donne aux images un caractère de vérité qui permet au spectateur de croire davantage au simulacre du dispositif cinématographique. L’effet est plus intense – ou supposé l’être – lorsqu’on parle d’un biopic. Biopic est l’abréviation de « biographical motion picture » et, comme son nom semble l’indiquer aux plus farouches anglophobes d’entre nous, désigne les films qui traitent de la vie d’un personnage existant ou ayant existé. On a quand même plus volontiers tendance à faire des films sur les morts, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont plus là pour chipoter sur les détails du récit, et risquer ainsi de gâcher la fête.
Il se fait que nous avons besoin de personnages (de héros) auxquels nous identifier, pour nous grandir et donner à nos vies un autre souffle, plus épique, même s’il est illusoire. Et naturellement, lorsque ces héros ont bel et bien existé, on se dit malgré l’embellissement romanesque que la vie peut être si belle et si tragique, et pour un instant on fait nôtre le destin de ces grands hommes. Le plus beau film du genre (nous n’en citerons qu’un), et l’un des plus extraordinaires de toute l’histoire du cinéma, c’est assurément Lawrence d’Arabie, de David Lean. Il s’inspire de la vie incroyable de Thomas Edward Lawrence (interprété par l’immense Peter O’Toole), officier des forces britanniques durant la Première Guerre mondiale, qui conseillera aux Arabes la révolte contre les Turcs de l’Empire ottoman, et fera son possible pour les amener à s’entendre sur l’édification d’une nation arabe unie, indépendante et moderne. Œuvre colossale, tourné dans de stupéfiants décors réels, Lawrence d’Arabie est un rêve de cinéma comme on n’en fera peut-être plus jamais, dont chaque plan, chaque envolée musicale et chaque réplique de son héros résonneront éternellement dans le cœur des cinéphiles.
Comme la vie ne nous donne pas toujours les clés pour nous identifier à nos icônes, il arrive également que les cinéastes les présentent sous un jour plus intime et humain, toutes failles dehors et pétris de doutes. C’est le cas des idoles musicales, souvent tourmentées, que le vedettariat isole souvent du monde. Les destins les plus rocambolesques sont évidemment ceux des stars du rock et du jazz, comme en témoignent les exemples de Jim Morrison (Val Kilmer dans The Doors, d’Oliver Stone), Johnny Cash (Joaquin Phoenix dans Walk the Line, de James Mangold), Charlie Parker (Forest Whitaker dans Bird, de Clint Eastwood) ou Ian Curtis (Sam Riley dans Control, de Anton Corbijn). Mais nous vous invitons à découvrir si ce n’est déjà fait le Elvis de John Carpenter, réalisé en 1979 pour la télévision et resté longtemps invisible. Le jeune Kurt Russell y livre sa première grande prestation, dans le rôle d’un Elvis hanté par la mort en couche de son frère jumeau Jesse, et rongé par la célébrité.
« Ces héros ordinaires rappellent que le cinéma est le théâtre d’une rédemption du réel, en fixant sur pellicule les parcours atypiques de petites gens que l’Histoire aurait oubliées dans son implacable sillon. »
Et puis il y a ces gens ordinaires, qui ont néanmoins connu un destin hors du commun, et que le cinéma n’a pas son pareil pour immortaliser. Ce sont peut-être ceux qui rencontrent le plus grand succès auprès du public, en ce qu’ils sont les plus proches de nous : des êtres anonymes dont la vie a soudainement pris un tour marquant. On se souvient d’Erin Brockovich, de Steven Soderbergh, dans lequel l’héroïne est une mère célibataire (Julia Roberts) menant seule un combat de titans contre une société de distribution d’énergie, qui attente à la santé des habitants d’une petite ville californienne en rejetant dans l’eau potable des produits toxiques ; ou du Général, de John Boorman, qui relate la vie de Martin Cahill (Brendan Gleeson), truand à la petite semaine dont l’humour, la bonhomie et le rejet violent des autorités religieuses et policières, en a fait une véritable légende auprès des Dublinois. Deux excellents films dont les héros ordinaires rappellent que le cinéma est le théâtre d’une rédemption du réel, en fixant sur pellicule les parcours atypiques de petites gens que l’Histoire aurait oubliées sans lui, dans son implacable sillon.
La performance
« Le corps d’un homme lui appartient tout à fait, ce n’est donc pas sa métamorphose qu’il convient de mettre en cause, mais plutôt sa réception. »
Le biopic est aussi et peut-être avant tout l’occasion pour les acteurs de briller. Incarner un personnage fictif est une chose, mais lorsqu’il s’agit de se transformer physiquement et de vampiriser les gestes et la voix d’un être de chair pour lui rendre vie, la reconnaissance du spectateur est autrement plus vive. S’il est indéniable que certaines performances – celles où l’acteur parvient à disparaître totalement derrière le masque d’un autre – forcent le respect et l’admiration, celles qui impliquent une transformation de la chair de l’acteur posent question. Le corps d’un homme lui appartient tout à fait, ce n’est donc pas sa métamorphose qu’il convient de mettre en cause, mais plutôt sa réception. Du côté des cinéastes, comme du côté du public.
Pour les cinéastes, on pourra évoquer les exemples de Raging Bull, de Martin Scorsese, et de Hunger, de Steve McQueen. Dans les deux films, Robert De Niro et Michael Fassbender ont fait subir à leur corps des changements drastiques. Et dans l’un et l’autre films, le réalisateur s’attarde de manière ostentatoire et, osons le dire, franchement poseuse, sur la plastique nouvelle de son étoile. Si la vie de Jake LaMotta et les choix de narration qu’a fait Scorsese pour la raconter sont captivants, on sait également que le réalisateur voyait à l’époque sa carrière lui échapper, et qu’il a tourné le film avec un fervent désir d’époustoufler, quitte à étouffer son sujet. Quant à Steve McQueen, il est important de noter qu’il est vidéaste et plasticien avant d’être cinéaste. En découle un sens de l’esthétique singulier, une passion pour les corps et la matière qui oriente son regard sur le sacrifice protestataire de Bobby Sands, amoindrissant pour certains l’écho de cette protestation dans le film.
Pour ce qui est du public, la chose est bien plus problématique et s’incarne à travers l’exemple de Monster. Monster est l’unique long-métrage réalisé par Patty Jenkins, et retrace la cavale meurtrière d’Aileen Wuornos, tueuse d’hommes en série au physique ingrat. Mais qui pouvait bien interpréter la bougresse ? Nulle autre que Charlize Theron, pardi. Oui, c’est une femme somptueuse, mais qu’à cela ne tienne, qu’elle s’empâte et s’enlaidisse jusqu’à ce que la ressemblance soit flagrante. Rendez-vous compte, la belle s’est abaissée au rang de la bête, cela vaut bien tous nos applaudissements et une pluie de récompenses, à commencer par l’Oscar de la meilleure actrice en 2003. Il en aurait probablement été autrement si la réalisatrice avait choisi une moche pour jouer le rôle…
Une vision impressionniste
Les biopics les plus intéressants ne sont certes pas ceux qui se bornent à raconter l’histoire d’une personnalité de sa naissance à sa mort, du début à la fin de sa carrière ou durant un événement fort de sa vie. Cette structure académique a pu donner lieu à d’excellents films – à l’image de Man on the Moon, de Milos Forman, dans lequel Jim Carrey se glisse avec brio dans la peau d’Andy Kaufman, comédien et artiste américain qui envisageait l’humour comme une expérience sociologique –, mais la plupart d’entre eux n’ont pour seul intérêt que la performance d’un acteur – autant dire aucun.
Nous préférons de loin les œuvres où la personnalité du sujet dépeint rencontre celle du cinéaste, qui en livre une vision personnelle et dont le souci est moins l’exactitude des faits et le mimétisme du réel que de saisir l’essence du personnage, dont il réalise en somme un portrait impressionniste – à l’instar de Martin Scorsese et de la très belle Dernière tentation du Christ (dont l’existence historique du sujet reste encore à prouver !). Gus Van Sant illustre ce principe à la perfection avec Last Days, dernier volet d’une trilogie consacrée aux faits divers et à la jeunesse américaine en perdition (débutée avec Gerry et Elephant), qui retrace les derniers jours de la vie d’une star du rock recluse et maladive, avatar de Kurt Cobain, leader légendaire de Nirvana. Le réalisateur questionne toujours plus la grammaire cinématographique à travers ce film élégiaque, où la lenteur confine à l’hypnose et rend compte au mieux de la solitude et de la souffrance qui rongent cet antihéros élevé au rang d’icône par toute une génération.
Quid de l’autobiographie ?
« Il est fréquent que des films comportent des éléments autobiographiques, leur auteur puisant dans sa propre expérience pour générer de la fiction. »
Si le biopic est la transposition cinématographique d’un genre populaire en littérature, la biographie, qu’en est-il alors de l’autobiographie ? Il est fréquent que des films comportent des éléments autobiographiques, leur auteur puisant dans sa propre expérience pour générer de la fiction. C’est le cas notamment d’un grand film des frères Coen, A Serious Man, qui s’inspire en partie de leur enfance dans la communauté juive de la banlieue de Minneapolis. Mais il est bien plus rare qu’un film soit véritablement une autobiographie.
À ce titre, Tarnation est une expérience sans commune mesure. Le film est réalisé par Jonathan Caouette, jeune homosexuel texan à la vie pour le moins chaotique. Il souffre de dépersonnalisation, une anomalie du mécanisme cognitif qui lui donne l’impression de vivre sa vie comme en rêve (pour faire simple). Dès l’âge de 11 ans, il commence à se filmer et à filmer ses proches, principalement sa mère Renée, qui souffre de troubles mentaux dûs à de mauvais traitements dans son enfance. Avec Tarnation, Jonathan Caouette nous offre un autoportrait bouleversant, une pièce de cinéma instinctive au montage épileptique et à la narration éclatée, qui pas à pas construit un puzzle en forme de Stabat Mater d’une rare sincérité.
Nous terminerons avec Le Miroir, d’Andreï Tarkovski, réalisé en 1975. Comment qualifier ce chef-d’œuvre absolu ? Film d’anticipation autobiographique ? Peut-être bien. Aliocha – avatar du cinéaste russe –, mourant, revoit sa vie passée, revisite ses souvenirs pour mieux les réinventer, et fantasme la vie de ses aïeux, dans un désordre total, où la couleur côtoie le noir et blanc, les visions fantastiques le quotidien harassant de sa mère. Qu’on aime ou qu’on déteste The Tree of Life de Terrence Malick ou Enter the Void de Gaspar Noé, c’est par là que tout arrive et nul autre mieux que Tarkovski n’est parvenu à saisir l’étoffe spectrale dont sont faits les rêves, le souvenir d’une nuque caressée par la brise, la violence de l’incendie, l’épouvante glacée d’une chevelure trempée dans l’eau ou la grâce d’un corps en lévitation. Inoubliable autant qu’indescriptible.