Grand, brun, costaud et… hétéro. Tel est l’archétype que le joueur est amené à incarner le plus souvent lorsqu’il s’essaye à un jeu vidéo. Et pour cause : les développeurs ne sont jamais très chauds lorsqu’il s’agit de sortir l’homo du placard. Et quand ils le sortent, c’est souvent pour brandir aussi sec la sulfateuse à clichés, ou se vautrer dans des contresens divers et variés. C’est pour quand le coming-out dans le jeu vidéo, nom d’une pine dans le fion ?
À bien y réfléchir, la relation tumultueuse entre homosexualité et jeu vidéo a débuté de la pire des façons : par une navrante histoire de censure qui l’a reléguée au rang de tabou depuis les toutes premières générations de consoles. Les exemples sont légion, mais s’il y en a un qui doit retenir toute notre attention, c’est bien celui de Streets of Rage 3 (1994). Objet de culte pour bon nombre de nostalgeeks, Streets of Rage 3 fait partie de ces jeux de baston scindés en cinq ou six chapitres, et ponctués de duels sans merci contre de bonnes grosses cailleras sans foi ni loi.
La sale besogne homophobe
Mais ce que certains joueurs européens ne savent peut-être pas, c’est que la version originale (c’est-à-dire japonaise) de Streets of Rage 3 incluait un boss de fin de niveau vraisemblablement homo. Talons-aiguilles, porte-jarretelles, poses lascives, justaucorps en cuir : le total look Village People dans sa plus caricaturale expression. Que le tout premier boss gay de l’histoire du jeu vidéo concentre autant de lieux communs démontre déjà combien le jeu vidéo partait de loin pour aborder la question. Rétrospectivement, on accorderait bien volontiers le bénéfice du doute aux créateurs japonais de Streets of Rage. Peut-être ont-ils forcé le trait exprès, histoire de dire : « Vous voyez bien, mes salauds, que les homos sont solubles dans le jeu vidéo ! » Soit. Mais alors comment expliquer que la version de Streets of Rage 3 distribuée en Europe, elle, censure sans raison valable la présence de ce boss ? On peut retourner le problème dans tous les sens, invoquer toutes les raisons diverses et variées du monde, on a là la preuve accablante que la présence du pédé dans le jeu vidéo dérange. Une caillera sans foi ni loi hétéro ? C’est oui. Une caillera sans foi ni loi homo ? C’est non. Ségrégation primaire. Same old shit. Fermez les bans.
« La présence du pédé dans le jeu vidéo dérange. Une caillera sans foi ni loi hétéro ? C’est oui. Une caillera sans foi ni loi homo ? C’est nan. »
Loin d’être une pratique isolée, la tentation du sabordage de jeux vidéo japonais à tous crins au nom d’on ne sait quels intérêts s’est infiltrée un peu partout. Et quand les censeurs occidentaux ne peuvent pas procéder à une mutilation en bonne et due forme ? Pas de problème : on peut leur faire confiance pour déployer leur ingéniosité en vue d’exercer leur sale besogne. Avec parfois de monumentales contradictions à la clé. Quelques entailles sur les pixels sacrilèges, et hop, voilà Poison, la zoulette de Final Fight (1989), métamorphosée en… ennemi transsexuel dans la version américaine (euh… mais dans ce cas, pourquoi avoir censuré le boss gay de Street of Rage 3 ?). Et que dire de Persona 2 (1999), jeu de rôle époustouflant de style, fond et forme confondus, mais jamais commercialisé en Occident. Officiellement parce que la trame de Persona 2 (une enquête empreinte de mysticisme soclée dans le milieu lycéen japonais) ne correspond pas à la cible – bah oui, faut bien que le héros soit grand, brun, costaud et… hétéro – mais plus sûrement parce que le jeu offre la possibilité de nouer des relations avec des personnages du même sexe. « Hein, quoi, des pédés, dans un jeu vidéo ? C’est sans nous », frémissent en chœur les homophobes d’Occident. L’air de rien, une véritable ségrégation était en branle. Sans susciter le moindre émoi chez les édiles recroquevillés sous nos latitudes, évidemment.
Pas rancuniers, et comme galvanisés par l’opportunité de tacler l’axe américano-européen, les développeurs japonais ne se sont pas privés d’introduire dans certains jeux, et pas des moindres, des personnages qui ne laissent que peu de doutes quant à l’orientation de leur voile et la densité de leur vapeur. Metal Gear Solid 2 (2001) s’érige ainsi comme le plus beau fist fucking jamais adressé aux homophobes de tous bords. Dans cette suite du brillantissime jeu d’espionnage et d’infiltration, le héros, Solid Snake, est amené à affronter un certain Vamp, antagoniste extraverti à la sexualité débridée. Hétéro ? Homo ? Histoire de brouiller les pistes, et foutre le seum aux Ricains, le studio auteur s’est bien gardé de trancher. En bon bisexuel, Vamp bouffe à tous les râteliers. Au grand désarroi des censeurs de chez nous qui se retrouvent bien cons, parce que dans l’impossibilité de taillader quoi que ce soit dans MGS2. Oui, l’intrigue est trop bien ficelée, les personnages trop bien écrits pour être dénaturés. Changer quoi que ce soit à un Metal Gear, c’est risquer de trahir l’esprit du jeu et tarir sa substance. Et puis, Metal Gear reste une licence juteuse… On hésite toujours à froisser les potentiels clients quand il y a moyen de s’en mettre plein les fouilles, pas vrai ?
On n’ira cependant pas jusqu’à prétendre que les Japs distillent du gay à gogo juste pour soûler les Ricains. Car force est de constater qu’on a de toute façon affaire à une tradition solidement ancrée dans la culture vidéo-ludique nippone. Ainsi, certains ont souvent cru déceler chez les héros de Final Fantasy des signes extérieurs d’homosexualité refoulée. Les créateurs de la célébrissime saga d’aventure ont beau s’en défendre, les silhouettes androgynes de Cloud (héros de FFVII), Squall (FFVIII) et Tidus (FFX) ne font que renforcer les doutes chez ceux qui ricanent à la seule évocation de la dégaine émo de Squall et de la salopette bleue-électrique de Tidus. On ne va pas s’appesantir sur la stupidité de ces allégations, toutes pleines d’homophobie latente. Mais reconnaissons qu’en accentuant toujours un peu plus l’aspect androgyne de leurs héros, les artisans de Final Fantasy leur ont tendu le gourdin pour se faire battre. Sans doute un peu malgré eux, les Final Fantasy sont tombés dans le même écueil que cette presse (soi-disant) féminine qui classe les hommes en deux catégories : les « métrosexuels » (comprendre les pédés refoulés à la peau lisse) et les « übersexuels » (Cro-Magnon au torse bien velu).
Tu aimes les films de gladiateurs ?
Bon, ceci étant dit, il y a quand même une question qu’on aimerait bien éclaircir avant de continuer. À savoir : à part kiffer des mecs, c’est quoi être pédé au juste ? Une silhouette androgyne ? Un goût pour les fringues cintrées ? Une prédisposition pour l’hypersensibilité ? Bullshit. On le voit bien : tenter de définir, c’est déjà circonscrire. Donc discriminer. Au détour d’une scène qu’on devrait marteler dans le cortex de tous les homophobes de la Terre, le film La Parade démontre que le gay ne peut être réductible à aucun archétype : ainsi pour Lemon, hétéro et homophobe convaincu, le serrage de pogne dans Ben-Hur entre le prince de Judée et Messala matérialise la quintessence de leur amitié profonde, virile, mais strictement platonique. Pour Mirko, gay et militant pour les droits des homos, la poignée de main et l’échange de regards humides qui s’ensuit illustrent au contraire la tension érotique et la profondeur du sentiment amoureux qui les lie. Un tel écart dans l’autopsie d’une même scène ne peut signifier qu’une seule chose : qu’il faut avoir l’esprit sacrément tordu pour associer, de façon systématique, telle attitude à tel penchant sexuel.
« Peu importe qu’il soit gay ou non. Car quand un gangster te baise, tu peux être sûr qu’il va te la mettre bien profond. »
Et au petit jeu « c’est qui qui discrimine le moins les homos ? », c’est peut-être GTA qui s’en sort le mieux. (Oui oui, vous avez bien lu : ce même GTA qu’on accuse d’être responsable de la misère dans le monde.) Enfin, Grand Theft Auto : The Ballad of Gay Tony (2009) pour être plus précis. Segment additionnel de GTA IV, la Ballad of Gay Tony vous invite à incarner le garde du corps d’Anthony « Gay Tony » Prince. Comme son blaze le laisse supposer, Gay Tony est un patron de boîte de nuit homo qui aurait bien besoin de vos talents de braqueur pour prospérer. Pour Tony, peu importe les moyens employés pourvu que les caisses de son business soient renflouées. Détournant habilement les poncifs de la grande folle, la Ballad of Gay Tony distille, sans l’air d’y toucher, une leçon qui atomise direct le clivage homo-hétéro. Leçon qu’on pourrait condenser ainsi : peu importe qu’il soit gay ou non. Car quand un gangster te baise, tu peux être sûr qu’il va te la mettre bien profond.
Le seul vrai regret avec Ballad of Gay Tony ? On aurait aimé pouvoir l’incarner lui, et pas que son sbire, histoire de boucler la boucle. Pas si grave après tout : parce qu’il fallait bien que la censure cesse un jour ou l’autre dans les jeux vidéo occidentaux (pour des raisons pas si désintéressées, on va le voir), les Américains se sont mis à produire quantité de jeux, par l’intermédiaire du studio Bioware, où le héros peut choper aussi bien des mecs que des filles. Qu’on parle du récent space opera Mass Effect 3 (2012) ou du jeu d’aventure teinté d’heroic fantasy Dragon Age 2 (2011), on jouit d’une liberté d’action totale : secouer de la nouille ou caresser de la foufoune, c’est possible, et ce, quel que soit le sexe de l’avatar qu’on aura pris soin de personnaliser avant de commencer le jeu. Ça semblait bien parti. Et puis en fait non. Une victoire pour la cause LGBT ? La liberté d’être, et de jouer gay ? Pfff, pensez-vous ! Sous couvert de philanthropie, les créateurs de Bioware ne cherchent qu’à faire du buzz, du genre « youhou, t’as vu, nous on ose faire des jeux avec du sexe gay et lesbien ! » Mais faut voir les scènes de fesses aussi : du cul tout droit issu d’une production RTL9 plombé par une mise en scène dégueulasse. Au mieux, on peut y voir un concept marketing formaté pour ceux qui kiffent s’astiquer devant un gang-bang lesbien. Au pire, une nouvelle pratique véreuse de sexe tarifé qui ne dit pas son nom (un jeu neuf coûtant en moyenne 60 euros). Breaking news les cocos : Youporn, en vrai, c’est gratos.
Et puis franchement, un jeu où on peut se taper indifféremment une fille ou un mec, à part instaurer une part de relativisme dans le choix du partenaire, ça apporte quoi à la cause gay et lesbienne, hein ? Un jeu qui partirait du principe que le héros est gay (ou l’héroïne lesbienne), sans avoir à effectuer des choix farfelus ou artificiels qui l’orienteront vers untel ou unetelle : voilà un point d’ancrage qui semble déjà un peu plus sensé, non ? Dans les faits, ce type de jeux existe déjà. On les appelle les dating-sim yaoi (simulations de romance homo, en anglo-japonais). Également décliné en mangas et en dessins animés, le yaoi fait donc partie de ces jeux destinés aux hommes qui veulent conclure avec des hommes. Jeu de niche par excellence, seulement commercialisé au Japon, le yaoi baigne souvent dans une atmosphère à l’eau de rose mâtinée d’esthétique éthérée. Et même si certaines intrigues amoureuses se révèlent vraiment nunuches, le yaoi a pour lui cette distinction que la plupart des jeux ne font qu’effleurer : s’adresser à une audience injustement négligée par l’industrie pendant des années. Précisons – pour le cas où – que la consommation de yaoi n’est pas contre-indiquée pour les hétéros.
« Sous couvert de philanthropie, les créateurs de Bioware ne cherchent qu’à faire du buzz, du genre « youhou, t’as vu, nous on ose faire des jeux avec du sexe gay et lesbien ! » »
Parmi les déclinaisons de jeux labellisés gay friendly, il y en a une que nous n’avons pas encore abordée. C’est de loin la plus évidente. Mais c’est aussi, inexplicablement, la moins référencée. On veut parler de ces jeux qui ne cherchent pas à revendiquer à tout prix l’homosexualité de leurs personnages, mais bien à la banaliser. « Pas de revendications, pas d’appel du pied, appuie le journaliste de Gamekult Loup Lassinat-Foubert. Il vaut mieux que ce soit accessoire, comme ça l’est pour la plupart des homosexuels : on n’est pas tous en train de se dire « tiens je suis homosexuel » à chaque seconde de la journée ! » So true. Et devinez quoi ? C’est une fois de plus du côté des jeux indés, pas encore gangrenés par les diktats du dieu Consommation, qu’on peut ferrer ces perles rares. Accessoire, anecdotique, l’homosexualité du héros du très confidentiel – et c’est là toute la tristesse de la chose – Signifier n’est suggérée qu’à titre informatif, et n’influe d’aucune manière sur le déroulement du jeu. C’est juste une donnée parmi tant d’autres, élevée ici au rang de non-événement. C’est quoi être pédé dans un jeu vidéo ? Et si c’était juste, comme dans la vraie vie, être un mec comme un autre ?