La vie avant le Southern rap
Le rap US, de la fin des années 80 au milieu des années 90, s’est exportée et démocratisée selon un schéma très simple, la « guerre chaude » entre le bloc new-yorkais et le bloc californien. C’est le fameux binarisme East Coast / West Coast, avec d’un côté le son crade et jazzy de Big Apple, de l’autre le miel synthétique et la rondeur funk de la côte pacifique. Leur opposition est au départ principalement esthétique et stylistique, mais, au fil des années, elle est devenue conflit ouvert avec en tête d’affiche les hostilités entre Notorious B.I.G. et Tupac. On est autour de 95 : c’est l’âge d’or du rap à deux clans, et c’est aussi l’imminence d’un changement de paradigme.
Après l’assassinat des deux grands protagonistes de cette époque, le rap US bute en effet sur du vide. À New-York, Nas et Jay-Z peinent à renouveler leur couleur musicale. À Los Angeles, le son perdure mais ce sont au contraire les MC qui manquent – Xzibit, Nate Dogg ou Warren G étant nettement moins doués et charismatiques que leurs aînés. Beaucoup parlent de la mort du rap, néanmoins ça n’était que sa renaissance. Car, en plus de l’émergence de structures alternatives comme Rawkus (Company Flow, Talib Kweli), Anticon (Dj Signify, Buck 65, Clouddead) ou Stones Throw (Lootpack – premier groupe de Madlib), cet affaissement des deux capitales aura permis la prise de conscience qu’ailleurs aussi, partout à l’intérieur des terres, on savait rapper. L’avenir se profilait alors bizarrement, avec les labels indépendants et les niches régionales.
L’impact d’Outkast et le rayonnement sudiste
L’arrivée sur le marché du rap sudiste est liée au foudroyant succès de LaFace Records. Fondé à Atlanta, le label r’n’b a été une machine à propulsion, lançant simultanément Usher, Toni Braxton et les TLC. Outkast a été leur première signature hip-hop. En 94, leur album inaugural, Southernplayalisticadillacmuzik, signe l’acte de naissance du mouvement sudiste dans l’imaginaire populaire, suivi de confirmations de plus en plus massives (avec ATLiens et Aquemini en 96 et 98). Même si Outkast n’est pas la première réussite des régions oubliées – les Geto Boys ou Arrested Development s’étaient fait connaître avant eux –, Big Boi et André 3000 possèdent un argument crucial pour plaider pour la décentralisation du rap : ils sont musicalement irréductibles, impossibles à ranger d’un côté ou de l’autre. Leur son hybride et progressiste ne peut s’affilier à aucune scène préexistante, tout comme leurs textes, qui dès leur deuxième album décrivent un monde peuplé de Cadillacs et d’extraterrestres. Leur éclosion s’accompagne donc d’un symbole fort : ailleurs, le rap peut être différent.
Sur les cendres de l’ère Biggie / 2pac, le pays entier commence à découvrir d’autres sonorités. Outkast et Goodie Mob (incluant Cee lo Green) amorcent une rénovation du rap par la soul futuriste. Dans le même temps, Atlanta devient le point de rencontre et l’amplificateur de toutes les scènes salaces du Sud, de Memphis, Houston et Miami en particulier. La constellation Dirty South est née, posant des bases esthétiques aujourd’hui dominantes : notamment les sonorités hyper synthétiques, les roulements de snares et les basses très profondes. Quelques années plus tard, c’est la folie Crunk, née initialement à Memphis, et dont le succès de fond ne sera jamais démenti puisque remplacé petit à petit par d’autres mouvements apparentés : la Snap music puis la Trap. Aujourd’hui, c’est la planète entière qui s’appuie sur ces gimmicks sudistes ; en l’espace de dix ans, la marge est devenue la norme, la vignette locale s’est transformée en puissance mondiale. Et pas plus Booba qu’A$AP Rocky n’auraient sonné de la même manière sans cette émergence d’Atlanta dans la mythologie rap.
L’arrivée d’Atlanta dans la carte réformée du rap US
Il y une quinzaine d’années, l’économie du hip-hop s’est déployée sur une majeure partie du territoire américain. Pour réussir et se faire connaître du plus grand nombre, il n’était plus nécessaire d’aller dans les grandes métropoles côtières. Les labels ont pris du corps dans les villes intermédiaires, les studios se sont développés et Internet a commencé à agir comme contrepouvoir. Ainsi, les grosses productions sont devenues légion dans des villes autrefois condamnées à l’amusement local. Des personnages aussi différents que Common, T.I., Kanye West ou Ludacris ont saturé les ventes sans bouger de chez eux.
« Centre économique du Sud-Est, elle aspire tout le potentiel créatif et humain de la région »
Dans cette dynamique, Atlanta s’est positionnée comme une ville motrice. De population majoritairement afro-américaine, la capitale géorgienne possède une culture essentiellement noire. Et contrairement aux villes de la Rust Belt comme Chicago ou Detroit, la musique électronique n’y est pas du tout implantée (pas de techno, de house ou de bass music à l’horizon). De fait, les nombreux jeunes d’Atlanta sont obligés de se positionner sur un spectre unique, qui va du r’n’b au rap violent, avec au centre tous les intermédiaires pop-rap et les descendants « concious » d’Outkast. Si bien que très vite, c’est la cohue, on se bouscule au portillon tant la densité de rappeurs est démente.
L’essor musical d’Atlanta vient de la synergie entre cette jeunesse surmotivée et le statut privilégié qu’occupe la ville dans le système américain. Centre économique du Sud-Est, elle aspire tout le potentiel créatif et humain de la région. Tout ou presque, dans le Sud, est obligé de passer par elle, et par exemple le Crunk de Memphis n’aurait jamais eu un tel succès s’il n’avait pas trouvé un ambassadeur à Atlanta en la personne de Lil Jon. Car Atlanta est aussi un carrefour décisif sur le plan national et international. Siège de nombreuses grandes entreprises (Coca-Cola, CNN, UPS…), c’est une plaque-tournante où du monde passe et du pouvoir circule (premier aéroport mondial en terme de trafic). Les interactions entre Atlanta et les autres grandes métropoles sont donc structurellement permanentes, et pour le rappeur, c’est la promesse associée d’une diffusion de grande ampleur.
Croissance et dépersonnalisation
Pour des raisons à la fois démographiques, culturelles et économiques, Atlanta s’est installée comme une place forte du rap US, qui n’a en termes d’influence rien à envier à Los Angeles, New-York ou Chicago. Mais tout n’est pas sans dommage collatéral. La croissance de leur marché s’est associée à un questionnement identitaire. Pour le résumer simplement : quand Atlanta était un marché mineur, c’était une scène subversive et cohérente, avec un positionnement original et un feeling particulier. Depuis son explosion médiatique, les nouveaux rappeurs sont pléthoriques, mais ils constituent de moins en moins un ensemble. Par conséquent, la ville est paradoxalement moins mise en avant, on ne lui reconnaît plus la même signature, la même empreinte ; ce sont les rappeurs, individuellement, qui raflent la mise.
Sur les dix dernières années, Atlanta aura vu naître ou prospérer des rappeurs excessivement différents. Entre T.I. et son manifeste Trap Muzik, Bubba Sparxxx et ses influences country, entre les raffinés Future et B.O.B et les gros thugs style Gucci Mane ou 2 Chainz, on en a vu de tous les styles. L’effritement du sens est clair : Atlanta n’est plus tout à fait cette ville du Sud tremplin de toutes les minorités, c’est une grosse cylindrée qui tend à devenir comme les autres. Et le mouvement s’accentue. Si l’on sentait encore avec la Trap et la Snap une touche locale, un amour des infrabasses et une odeur particulière de chaleur vulgaire, les nouveaux rappeurs d’aujourd’hui s’en détachent. Ils sont de la même ville, mais n’ont pas la même histoire. C’est le #newatlanta, né à partir de rien, avec une profusion de bébés rappeurs sans père ni mère.
Les figures naissantes d’Atlanta
Le #newatlanta est d’abord un effet de mode, un élément langage béquillé sur la fulgurante ascension de Trinidad James. Vendeur de fringues il y a encore à peine un an et demi, le bonhomme a décidé un beau jour de se mettre au rap. Neuf mois plus tard, il sort sa première mixtape, Don’t Be S.A.F.E. (Sensitive As Fuck EveryDay), et commence à faire parler de lui. Cette première sortie surprend positivement, avec un flow assuré, des lyrics au-dessus de la moyenne et des instrus en décalage – avec des synthés tirant vers l’electro-funk et le UK Garage. La mèche, à peine allumée, explose dès le premier clip, et « All Gold Everything » atteint les 5 millions de vues sur Youtube en moins de trois mois. Avec un style improbable et un univers très étudié, Trinidad James possède évidemment beaucoup d’arguments à revendre, et ça ne manque pas de réussir puisque presque aussitôt, il signe un contrat de deux millions dollars avec le monstre Def Jam.
Pour d’autres rappeurs et tout un tas de communicants, le pari marketing est de faire croire que Trinidad James n’est pas seul, qu’il y a bien d’autres rejetons dans la même dynamique. Le bien-fondé de cette nouvelle scène n’est pas vraiment sérieux : ces prospects ne partagent ni la même vision du rap, ni la même orientation stylistique. Mais enfin, cela permet de les mettre en lumière, et pour tout dire, tant mieux, puisqu’ils affichent pour certains un potentiel formidable. Il faut juste ne pas être dupe : leur seul point commun est d’avoir grandi à Atlanta, ville dont ils n’héritent d’ailleurs de pas grand-chose. Le reste n’est que publicité.
Jarren Benton, par exemple, est le nouveau venu du collectif californien Funk Volume, et sa démarche est à contre-courant de tout ce qu’on entend habituellement à Atlanta. Malin, vicieux, marrant, c’est un MC à part, au flow exceptionnellement précis et aux textes très inspirés par la série B – déluge gore et gags. Pas sûr que les producteurs avec qui il travaille actuellement l’amènent très loin – ses instrus rapides et électroniques sont loin d’être fédératrices –, en revanche, entouré différemment, il pourrait bien devenir un nom important du rap US.
Un autre visage qui attire l’attention est celui de Rittz. Au sens premier. Blanc, gros, roux, avec des cheveux longs frisés, il n’est pas ce qu’on appelle le prototype du rappeur d’Atlanta. Mais avec son flow en rafales, ses morceaux mélancoliques et son intransigeance éthique, il gagne un public de plus en plus nombreux et acquis à sa cause. Certes, son profil est inhabituel, mais on le sait, la frontière entre handicap et avantage distinctif est parfois mince. En tout cas dans ce domaine.
Dans un autre genre, celui du cool, on peut aussi miser une pièce sur Mach Five, duo sympa, sensible et qui ne se prend pas trop au sérieux. Les deux bons gars illuminent chacune de leur mixtape avec leur polyvalence et leur bon goût. Il ne leur manquerait qu’un peu de moyen et un réel tube pour les faire décoller. En tout cas, ce sont aujourd’hui les rappeurs qui portent le plus fièrement l’héritage d’Outkast.
Pour finir, impossible de ne pas citer la terreur Jose Guapo, qui à lui seul résume toute la misère qu’on peut trouver dans sa banlieue de Decatur. Obsédé par le fric, le pognon et l’argent, c’est un gars qui, éventuellement, peut aussi parler de putes et de crimes. Il faut pas chercher avec lui la moindre subtilité, par contre niveau swag crâneur et méchant, il est imbattable.
Le #newatlanta c’est ça, une constellation de jeunes rappeurs doués, des voisins qui ne se parlent pas. Ce n’est ni à louer, ni à pleurer. Ils avancent côte à côte, droit devant. Jusqu’où ? L’avenir nous le dira. Ce qui est certain en tout cas, c’est que le Sud comme concept esthétique a bel et bien disparu. Envolée aussi la belle idée de la minorité aux commandes. Atlanta est aujourd’hui un théâtre comme les autres. C’est la rançon de la gloire.