Si l’on part du principe que le signe d’une capacité acquise est le savoir, et que le signe du savoir est la capacité à transmettre ce que l’on sait, alors on est bel et bien en droit de se demander si nos intellectuels y répondent d’une manière satisfaisante et s’ils ne se trouvent pas en contradiction avec eux-mêmes. Cette lourde tâche loin d’être désuète, était déjà celle à laquelle s’évertuait il y a plus de 2000 ans Socrate, lorsqu’il s’opposait aux sophistes pour démasquer leurs impostures.
À coup sûr, la marginalité du philosophe Jacques Bouveresse, ses pointes d’ironie, rappellent la figure du maître de Platon. Dans la même veine, il prône le retour d’une discussion rationnelle et surtout dialectique : « Foucault, Deleuze, Derrida… aucune des gloires philosophiques des années 1960-1970 ne croyait réellement à la possibilité et à l’intérêt de la discussion, à la différence des grands philosophes traditionnels, dont beaucoup semblent avoir trouvé normal d’entendre des objections et d’essayer d’y répondre. Deleuze a même dit qu’un vrai philosophe s’enfuyait quand il entendait parler de dialogue. » La nécessité de désamorcer les formes subreptices d’un véritable terrorisme politico-intellectuel se faisait donc de plus en plus pressante à la fin des années 60, date à laquelle s’intégrait dans le paysage philosophique, une opération de francisation de la philosophie, baptisée French theory : « Il n’est dans la plupart des cas, comme toutes les formes de nationalisme vulgaire, que l’expression de l’ignorance et du préjugé à l’état pur. »
Retour sur les devoirs du philosophe envers la vérité
Tout homme qui s’engage dans le chemin sinueux de la philosophie, est amené à prêter plus que quiconque une allégeance, un zèle ardent dirigé vers la vérité. Simone Weil avait déjà dressé ce constat : le théorème premier et central de la pensée d’un philosophe, et plus encore son cheval de bataille pourrait-on dire, est que n’importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de vérité, si seulement il le désire et fait perpétuellement un effort d’attention pour l’atteindre. La notion de valeur étant au cœur de la philosophie, on admet inconditionnellement celle de la vérité comme valeur même de la pensée, la plus digne d’intérêt donc. Et pourtant, nous dit Bouveresse, si tout homme est susceptible de commettre une faute morale en manquant à ses devoirs envers les autres, le philosophe lui non plus, n’est pas à l’abri d’une certaine défaillance et même d’un détachement dangereux de cette dernière : plus précisément lorsque le philosophe se fait coupable d’une faute épistémique dans son activité tournée vers la connaissance, il manque alors à son devoir envers la vérité. L’intellectuel post-moderne serait devenu tout bonnement une pauvre imposture, et la réflexion philosophique, le travestissement de la vérité. La cause ? Ce besoin inaltérable de prestige, de pouvoir, celui d’une reconnaissance publique et médiatique, en somme, un indigent appétit de célébrité.
« Il n’est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner l’air d’un poète ou d’un penseur », Victor Klemperer, La langue du IIIe Reich
Le philosophe n’est plus celui qui cherche à briser des chaînes et sortir de sa caverne pour atteindre un monde infiniment plus beau, non la nouvelle philosophie, est celle qui s’enlise au plus profond de ce que Bouveresse nomme le cynisme épistémologique.
Il s’agit d’une pensée asphyxiée, qui ne se nourrie plus que d’elle-même, plongée tristement dans une dialectique unilatérale, qui au passage n’ébranle pas seulement les philosophes, mais est susceptible de toucher chaque expert dans son domaine. Il y a, ajoute Bouveresse, une nécessité de revenir aux obligations exceptionnelles que l’on a envers soi-même et envers le monde dans lequel on vit, chose que les intellectuels d’aujourd’hui ont plutôt tendance à occulter préférant revendiquer leurs droits exceptionnels.
« L’attaque directe et consciente contre l’honnêteté intellectuelle est le fait des intellectuels eux mêmes », George Orwell, Essais, Articles, Lettres
Il y a tout de même une différence entre philosopher et faire le philosophe. À vrai dire, ceux que l’on considère actuellement comme nos intellectuels ont été littéralement adoubés par les médias. Ce qui compte aujourd’hui, ce n’est plus la consécration académique considérée comme vieillerie passée de mode, mais bien plutôt la reconnaissance médiatique. Le problème pourrait paraître oiseux, mais c’est en fait une véritable crise de la philosophie qui se dessine dans cette rupture, entre une philosophie consciencieuse qui s’étudie au sein de nos universités, et une autre, qui paraît beaucoup plus attractive et chatoyante à l’oreille des novices, bien qu’elle soit vulgarisée à l’excès et dont on peine à tirer une quelconque substantifique moelle.
Cette supercherie philosophique est menée tambour battant par son chef de file Bernard-Henri Levy, qui incarne à la perfection, ironise Bouveresse, l’intellectuel de référence de la gauche adulée par la sphère journalistique (en témoigne les tendres critiques qui passeraient presque pour des compliments lors de ses divers passages télévisés). Les philosophes ont atteint un état d’exception, capables de braver l’interdit à l’instar de BHL en Libye qui défiait l’escalade et les tirs de mitraillettes en parfaite chemise blanche immaculée. Bouveresse continue de s’indigner, forcé de reconnaître que toute cette mascarade a forcement des répercussion sur la nature de la production philosophique, si bien que « les écrits scientifiques populaires de nos savants ne sont pas l’expression du travail pénible, mais du repos sur leurs lauriers ».