Nadia Khiari est une résistante. Peintre depuis toujours et caricaturiste depuis 10 ans, elle fait danser Willis au bout de son crayon, un chat espiègle et teigneux qui surveille les dérives de la société tunisienne post-Ben Ali. Professeur d’arts plastiques au collège, la jolie brune s’accroche à défendre sa liberté si chèrement gagnée. Une liberté encore toute jeune, fragile et menacée.
C’était quoi, être artiste sous Ben Ali ?
L’enfer. On jouait avec les sous-entendus pour glisser des messages dans nos œuvres. Tout était politique, donc tout était censuré, on était condamnés à se taire. Je me souviens, un an avant la révolution, mes peintures étaient présentées dans une expo, les toiles étaient nommées Les Endormis, Les Zombies, un autre tableau c’était Anesthésie locale. C’était toujours un jonglage habile avec les métaphores pour suggérer la critique. Un copain avait diffusé une vidéo, un long plan fixe sur une cocotte minute qui sifflait sur le feu. Sous tension. De plus en plus fort. Jusqu’à explosion. Voilà, c’était ça, la colère sous Ben Ali.
Pourquoi avoir empoigné le crayon, le 13 janvier 2011 ?
« Le lendemain on est repartis au combat. Se taire, c’est signer pour 23 ans. »
Ben Ali prononçait son dernier discours. Outre ses promesses de baisser le prix des denrées alimentaires, il parlait de lever la censure sur internet. En Tunisie, faut savoir qu’Internet se résumait à une page Error 404. La censure était totale, on sentait son poids écrasant au dessus de nos têtes. Ça conduit à la paranoïa. Entre amis on critiquait le pouvoir, on se moquait de Leïla, la femme du président, mais jamais au café, jamais en terrasse. On avait peur des dénonciations, des mouchards, que les téléphones portables soient sur écoute. Les confidences se faisaient en petit comité. Dehors, c’était silence radio.
Le 14 janvier a changé tout ça ?
La révolution a été une naissance. Cela faisait 23 ans qu’on fermait notre gueule. Pendant des mois, ça a été une explosion de création. Les artistes, les journalistes, on s’est éclaté, on respirait enfin. Puis l’exposition Printemps des arts a été attaquée par les salafistes et le gouvernement a pris leur défense. Pire, il nous a enfoncé la tête sous l’eau en portant plainte pour trouble à l’ordre public. Là, j’ai pensé « merde, c’est foutu ». Mais le lendemain on est repartis au combat. Se taire, c’est signer pour 23 ans.
La censure qui monte dans le pays vous rappelle celle de Ben Ali ?
Non, cela n’a rien à voir. On peut parler librement. Tout le monde parle. Artiste ou pas, on dénonce, on critique, on s’indigne. Pour nous faire taire, il faudrait qu’ils se lancent dans une rafle géante, qu’ils foutent tout le monde en prison. Donc non, la pression, on la sent, elle est là, on pourrait presque la toucher, mais c’est fini, on ne reviendra pas en arrière. Les gens continueront à s’exprimer.
Dans vos dessins, vous moquez les salafistes, les caricaturez en Frankenstein écervelés, je suppose que cela vous met en danger.
Comme toutes les autres femmes, on est les premières visées. Les salafistes sont protégés par Ennahda, donc oui, j’ai droit aux menaces, aux insultes. Mais je ne suis pas la seule dans ce cas là, ça fait partie du jeu. C’est bon signe, le truc dérange. Après s’il y a un problème, il faut régler ça dans les règles, devant la justice.
Racontez nous le 9 avril…
C’était la commémoration des martyrs. Le ministère de l’Intérieur avait interdit de se rendre sur l’avenue Habib-Bourguiba, la principale avenue de Tunis. Sauf que depuis la révolution, les gens savent que la rue appartient au peuple, ils sont sortis quand même. C’était pacifiste, il y avait des enfants, des vieilles dames, c’était très joyeux comme rassemblement. Et sans sommation, on a été dispersé. La police a balancé des gaz lacrymogènes, certains nous sont passés à 20 centimètres du visage. Ça a choqué tout le monde. J’étais dégoûtée. Un tel dispositif mobilisé pour des citoyens qui chantent l’hymne national dans la rue et personne pour intervenir lorsque des pillards et des fanatiques attaquent l’ambassade des États-Unis, comment ne pouvons nous pas avoir le sentiment d’une politique à deux vitesses ? La répression pour nous, et le laisser-faire pour les alliés au pouvoir.
Vous craignez qu’une dictature succède à celle de Ben Ali ?
Impossible. On ne peut pas revenir en arrière, c’est trop tard. Pas après avoir connu la liberté de parler, de créer, de manifester, de critiquer. Quelqu’un qui n’a jamais été libre, encore, il est possible de le réfréner. On est en manque que de ce que l’on a connu. Nous, c’est trop tard. On a goûté la liberté. On ne la lâchera plus.
Comment avez-vous vécu la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo ?
J’ai trouvé ça délicat. Disons que le moment était mal choisi. Trois jours avant, il y avait eu cette attaque sanglante à l’ambassade des États-Unis à cause du film, là, le navet. Je me suis dit : « S’ils arrivent à prendre d’assaut ce bunker, qu’en sera-t-il pour les français qui vivent à Tunis ? » A vrai dire, j’ai trouvé cela dangereux, gratuit et peu utile de la part de Charlie. J’ai toujours pris sa défense. Ici on a pu le lire pendant un mois seulement, après il a cessé d’être distribué. Mais là, ils ont plus servi le pouvoir que le peuple. Ghannouchi veut faire passer une loi contre les atteintes au sacré, c’est son grand truc. Il n’arrête pas d’en parler. C’est dangereux. On ne sait pas ce qu’il entend par « sacré ». Sous couvert de sacré on peut censurer n’importe quoi. Cette histoire de caricatures, c’était du pain béni pour lui. Il s’est empressé de clamer « Je vous l’avais bien dit, il faut absolument une loi ! »
Où va la Tunisie ?
« Chacun sa manière de résister, moi c’est le gribouillage. »
Dans le mur ? (Rires). Bon, après, quelle épaisseur le mur ? Non, très honnêtement je suis incapable de vous dire où l’on va. Je vis au jour le jour. En tout cas ici on n’a pas le temps de s’ennuyer, il se passe tout le temps quelque chose. Le gouvernement a repoussé les élections au 23 juin 2013, en attendant ils font leurs petites affaires. Après, on verra.
Et vous, où allez-vous ?
Moi je continue. Je ne réfléchis pas. Je continue. Il faudrait que cela devienne très très grave pour que je pose le crayon. Je ne bosse pour aucun journal, j’ai mon travail, je ne dessine pas pour vivre, rien ne m’empêche de poursuivre. J’ai commencé à publier sur Facebook et Twitter pour faire sourire mon entourage. Chacun sa manière de résister, moi c’est le gribouillage. Je le fais parce que j’en ai besoin.