Chaque semaine, Clément Viktorovitch aborde les discussions et les défis politiques. Le dimanche 18 juin, il a traité le sujet de l’immigration, qui a gagné en intensité suite au tragique événement d’Annecy.
Six individus, dont quatre jeunes enfants, agressés au couteau par un demandeur d’asile syrien : l’évènement est terrifiant et nous bouleverse profondément. Devons-nous pour autant considérer cela comme une preuve supplémentaire que l’immigration constituerait un danger pour la population française ? Ces derniers jours, Marine Le Pen pour le Rassemblement national, et Eric Ciotti, le dirigeant des Républicains, n’ont pas hésité à faire ce lien.
« Les actes criminels ou délictueux perpétrés par des personnes qui ne devraient pas être présentes sur notre territoire se multiplient », a déclaré Marine Le Pen sur Europe 1. « Pratiquement 25% des détenus ou des prévenus incarcérés sont des étrangers. 50% des personnes impliquées dans les grandes villes, comme Lyon, Paris, et Marseille, sont des étrangers. C’est un fait », a précisé Eric Ciotti sur 42mag.fr.
Il existerait bel et bien un lien statistique prouvé entre l’immigration et la délinquance, voire la criminalité. Un argument qui a également été entendu dans la bouche du ministre de l’Intérieur, et même du président de la République sur France 2, le 26 octobre 2022 : « Je ne ferai jamais un lien existentiel entre l’immigration et l’insécurité. On ne doit pas généraliser. Par contre, quand on observe la délinquance à Paris, on ne peut pas ne pas voir que la moitié au moins des actes de délinquance proviennent de personnes qui sont des étrangers. » La phrase est ambivalente, mais il y aurait bien, selon Emmanuel Macron, une certaine relation entre délinquance et immigration.
Une surreprésentation des étrangers dans les prisons
Ces chiffres sont justes : en France, les étrangers représentent effectivement 7% de la population totale, mais 23% des individus en prison. Peut-on pour autant conclure que les étrangers sont plus délinquants que les Français ? La réponse est non. Derrière ces chiffres, il existe un certain nombre de biais statistiques. En outre, plusieurs études, dont celles menées par l’ancien Défenseur des droits, Jacques Toubon, montrent que les « minorités visibles issues de l’immigration » sont davantage contrôlées par la police, et donc appréhendées. Et ce n’est pas tout. Une fois devant le tribunal, à profil égal et délit égal, les étrangers ont plus de risques d’être condamnés, et les peines dont ils écopent sont plus longues. Ils sont donc davantage en prison.
Si les étrangers sont sur-représentés en prison, c’est aussi la conséquence d’un traitement discriminatoire tout au long des chaînes policières et judiciaires. Et on peut aller encore plus loin. Je me suis intéressé aux travaux du CEPII, le Centre d’Études Prospectives et d’Informations Internationales, une instance directement rattachée à la Première ministre. En avril dernier, deux chercheurs du CEPII, Arnaud Philippe et Jérôme Valette, ont publié une note dans laquelle ils font le bilan de plusieurs décennies de recherches internationales sur le lien entre immigration et délinquance. Leur conclusion est sans appel : « Les études concluent unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance. » C’est exactement le contraire de ce que martèlent sans cesse les Républicains, le Rassemblement national, mais également le gouvernement. L’attaque d’Annecy est certes un drame, mais on ne peut en tirer aucune généralité.
Manipulation de l’opinion publique
Selon plusieurs sondages publiés fin mai, environ deux tiers des sondés estiment qu’il y a trop d’immigrés en France. Un question se pose alors : d’où provient cette perception ? Les chercheurs du CEPII évoquent une expérience allemande particulièrement révélatrice. En 2016, le Sächsische Zeitung, un journal distribué dans la région de Saxe, a pris une décision radicale : les journalistes ont commencé à mentionner systématiquement l’origine des auteurs d’infraction dans leurs articles. Pas seulement lorsqu’ils étaient étrangers, mais également lorsqu’ils étaient allemands. Résultat : dans cette région, en quelques années, l’inquiétude vis-à-vis de l’immigration a notablement diminué.
Ce résultat n’est pas unique : d’autres études, notamment en Suisse, convergent dans le même sens. Ce qui engendre la peur au sein de la population, ce n’est pas la sur-représentation de la délinquance parmi les étrangers. C’est plutôt l’importance excessive accordée à cette question par certains médias et responsables politiques. À mon avis, nous sommes confrontés à une vaste opération de manipulation de l’opinion publique. Et force est de constater que, pour l’instant, elle porte ses fruits.