Le processus dit de « construction européenne » vient de subir, avec l’impasse sur la programmation budgétaire pour les années 2014-2020, et accessoirement pour le budget de 2013, de l’UE un triple échec : économique, politique et symbolique. La question symbolique est certainement la plus importante. Cette impasse, qui au mieux durera jusqu’au début de 2013, vient après le blocage sur la question de l’aide à accorder à la Grèce du début de la semaine, et des négociations extrêmement dures quant à la part respective des États au sein du groupe aéronautique EADS mais aussi une réduction importante des ambitions de l’Europe spatiale. Il est hautement symbolique que ces événements soient tous survenus dans une période d’environ huit jours. Ils témoignent de l’épuisement définitif de l’Union Européenne à incarner « l’idée européenne ».
Un échec économique
La question du budget de l’UE est économiquement importante. Non pas tant pour les sommes en jeu. La contribution au budget de l’UE a été plafonnée à 1,26% du PIB des différents pays. Ainsi, pour 2013 ce sont 138 milliards d’euros qui sont prévus. Mais c’est la faiblesse de cette somme qui pose problème. Alors que la zone Euro, qui est une subdivision de l’UE, est en récession, et que ceci durera certainement en 2013 et en 2014, la logique aurait voulu que l’on se mette d’accord pour un budget de relance, soit en favorisant la demande, soit en favorisant des politiques de l’offre et de la compétitivité dans certains pays, et très probablement en faisant les deux. Or, c’est exactement le contraire qui s’est produit. On voit bien que chaque pays tire à hue et à soi, étant soumis aux règles de l’austérité budgétaire, par ailleurs institutionnalisées par le dernier traité de l’UE, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes ! Les égoïsmes se révèlent de toute part et trouvent, dans des réunions comme celle qui s’est tenue dans la nuit de jeudi à vendredi à Bruxelles, le champ clôt parfait pour leurs affrontements.
Dans la situation actuelle, on voit bien que la récession ne pourra être combattue efficacement que par la conjonction de politiques de relance de la demande et de l’offre. Ces politiques ont été quantifiées. Elles impliqueraient, rien que pour le rattrapage de compétitivité, que l’on dépense pour les quatre pays d’Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie et Portugal), environ 257 milliards d’euros par an comme on l’a établi dans une précédente note1. Si l’on veut être cohérent, il faut en réalité ajouter au moins 100 milliards à cette somme pour financer des grands projets permettant d’harmoniser la compétitivité des autres pays. Cette dépense supplémentaire de 357 milliards, pour un budget d’environ 138 milliards est importante. Elle impliquerait que le budget passe de 1,26% à 4,5%.
En réalité, le problème est bien plus compliqué. Les 138 milliards prévus pour le budget 2013 donnent lieu à des retours, plus ou moins importants, pour tous les pays de l’UE. Sur les 357 milliards qu’il faudrait dépenser en plus, 257 milliards sont des transferts nets à destination des quatre pays du Sud déjà évoqués. Ils devraient donc être fournis par les autres États, et dans les faits ils ne pourraient l’être que par l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande et les Pays-Bas. Ceci revient à dire que l’Allemagne devrait à elle seule contribuer à hauteur de 85%-90% de cette somme, ce qui représenterait entre 8,5% et 9% de son PIB par an en transferts nets. Sur une période de dix ans cela aboutit à 3570 milliards d’euros de budget total. Quand on parle, les sanglots dans la voix et les larmes dans les yeux, du « fédéralisme européen », c’est de cela dont on parle en réalité, car sans transferts importants point de fédéralisme.
Au regard de cela, notons que les dirigeants européens n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur une somme de 978 milliards d’euros sur 7 ans (2014-2020) alors que sur la même période c’est 2499 milliards en plus qu’ils auraient dû financer. On mesure l’immensité de la tâche, et son impossibilité dans les circonstances actuelles. À cet égard, l’échec, probablement temporaire car une solution de compromis ne satisfaisant personne et ne réglant rien sera trouvée d’ici fin janvier 2013, prend toute sa signification. Si les 27 pays de l’Union Européenne ont tant de mal à s’accorder sur une somme, en réalité modeste, on ne voit pas comment ils pourraient décider d’un commun accord de sommes qui sont 2,5 fois plus importantes. La réalité de l’UE est bien l’absence totale de solidarité en son sein, même et y compris quand cette solidarité serait de l’intérêt de tous. Ce que révèle cette situation c’est qu’il n’y a pas de « chose publique» (res publica) dans l’Union Européenne.
« La réalité de l’UE est bien l’absence totale de solidarité en son sein, même et y compris quand cette solidarité serait de l’intérêt de tous. »
Ceci se manifeste aussi dans la manière dont le cas de la Grèce a été (mal) traité. Il est absolument évident que le fardeau de la dette engendre la dette. La seule solution au cas de la Grèce est un défaut (une « restructuration ») portant sur la moitié des dettes détenues par des organismes publics, tout comme un défaut équivalent a été imposé aux créditeurs privés2. Mais les pays de la zone Euro sont incapables de faire face à cette réalité. Ils vont donc redonner de l’argent pour que les paiements de la dette soient étalés. Ceci ne règlera rien, et la majorité des experts le savent. Cependant, outre le fait de prendre une mesure qui n’est qu’un palliatif, les mêmes pays n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la somme qu’il faudra prêter à court terme à la Grèce. C’est ce que l’on a vu au début de la semaine du 19 novembre. Ils préfèrent faire porter l’apparence de la responsabilité sur le FMI.
L’auteur de ces lignes a écrit par le passé des choses extrêmement critiques et dures à l’égard de cette organisation3. Mais il est clair que les statuts du FMI ne lui permettent pas de prêter à un pays qui est clairement insolvable. De ce point de vue, le FMI est parfaitement dans son rôle quand il rappelle aux pays de la zone Euro qu’il faut une solution à long terme pour la Grèce et que celle-ci ne peut provenir que d’un défaut partiel. Ici encore, les solutions rationnelles sont écartées au profit de celles qui servent les intérêts immédiats de tel ou tel. Cette inconséquence est le produit d’une incohérence de fond : on veut éviter le défaut mais l’on se refuse à en payer le prix.
Il n’est donc pas étonnant que les pays européens n’aient pu se mettre d’accord que ce soit sur la programmation des budgets à l’horizon 2020, ou sur un plan réaliste de sauvetage de la Grèce. Ce double échec est révélateur de l’épuisement de l’idée européenne. On vivra donc d’expédients, et l’on vivra de plus en plus mal jusqu’au moment où il faudra affronter la réalité.
Un échec politique
Le problème posé est ensuite politique, et il a été mis en lumière à l’occasion de l’échec du Conseil Européen de la nuit du 22 au 23 novembre. On glose beaucoup sur une « alliance » entre la chancelière allemande, Mme Angela Merkel et le Premier ministre britannique David Cameron, alliance qui aurait abouti à l’isolement de la France. Mais cette « alliance » est en réalité purement conjoncturelle. La Grande-Bretagne poursuit son vieil objectif de réduire l’UE à un espace de libre-échange et à un cadre réglementaire le plus léger possible. L’Allemagne, pour sa part, et elle est rejointe sur ce point par des pays comme la Finlande, les Pays-Bas et l’Autriche, s’oppose absolument à ce que les transferts prennent plus d’importance. On sait l’opposition absolue des dirigeants allemands, tous partis confondus, à des transferts massifs, en particulier au sein de la zone Euro.
Le refus de l’Union de Transfert est un point cardinal de la politique allemande et cela s’explique tant par l’impact que ces transferts auraient sur l’économie allemande4 que par la démographie de ce pays qui est en train de se dépeupler. Cela n’implique pas qu’elle partage les vues de la Grande-Bretagne quant à la philosophie de l’UE. Les dirigeants allemands comprennent que cette dernière doit être autre chose qu’une simple zone de libre-échange. Mais leurs intérêts se rejoignent avec les Britanniques pour s’opposer à l’engagement de sommes supplémentaires, dans la mesure où ils comprennent parfaitement qu’ils seraient, par nécessité, les principaux contributeurs. C’est sur cette alliance que s’est cassée la position française.
« Si l’on met l’Allemagne au défi de payer les sommes évoquées plus haut, soit 8% à 9% de son PIB afin de rendre viable la zone Euro, elle préfèrera la fin de la zone Euro. »
Il faut ici dissiper une illusion très répandue dans les élites politiques françaises. Nos dirigeants pensent que l’on pourra, moyennant des concessions sur certains points, amener les dirigeants allemands à accepter une contribution plus importante, du fait de leur (relatif) assouplissement sur la question de la crise de la dette dans la zone Euro. Rappelons que lors des premières réunions de crise, au début de l’année 2010, la position allemande était une opposition totale au sauvetage de la Grèce. En fait nos dirigeants commettent non pas une mais deux erreurs quant à la position allemande. La première est de confondre la crise de la dette et la crise de compétitivité. Ces deux crises sont distinctes, même si la seconde réalimente en permanence la première. L’attitude allemande a été de faire des concessions sur la crise de la dette pour éviter une tempête financière qui emporte avec elle la zone Euro, mais de refuser toute concession sur la crise de liquidité. La distinction entre ces deux crises est très claire chez les dirigeants allemands. Ils considèrent que la crise de la dette est un problème collectif, mais que la crise de compétitivité n’est que du ressort des États ! Il s’en déduit que l’on ne peut inférer de leur changement d’attitude sur la crise de la dette un quelconque changement sur la crise structurelle, celle de compétitivité.
La seconde erreur consiste à ne pas comprendre que le choix pour l’Allemagne ne se réduit pas au sauvetage à tout prix de la zone Euro. L’Allemagne souhaite par dessus tout le statu-quo (qui lui permet de réaliser ses énormes excédents commerciaux au détriment des autres pays de la zone Euro). Pour maintenir ce statu-quo elle a déjà accepté de contribuer, et elle a déjà accepté une mutualisation des dettes – quoi qu’on en dise – sous la forme du rachat par la Banque Centrale Européenne des dettes des pays en difficulté sur le marché secondaire. Elle est en effet co-responsable du bilan de la BCE à hauteur de sa contribution initiale pour cette institution. Mais elle n’est pas prête à aller au-delà d’une contribution annuelle d’environ 2% de son PIB (soit environ 50 milliards d’Euros). Si l’on met l’Allemagne au défi de payer les sommes évoquées plus haut, soit 8% à 9% de son PIB afin de rendre viable la zone Euro, elle préfèrera la fin de la zone Euro. Là ou nos dirigeant voient le début d’un processus, qui pourrait être étendu, il y a en réalité un engagement strictement limité de l’Allemagne.
La crise actuelle n’est donc pas uniquement économique, encore que cette dimension soit à elle seule bien suffisante pour nous conduire à la catastrophe. Elle est aussi politique. L’idée d’une alliance France-Allemagne, le Merkozy, qui était défendue par le précédent gouvernement était fondée sur l’illusion, entretenue par ignorance ou à dessein, que la crise de la zone Euro était uniquement une crise de la dette. Si tel avait bien été le cas, il est probable que l’on aurait pu trouver un terrain d’entente stable entre nos deux pays. Mais la crise de l’Euro est avant tout une crise issue de l’hétérogénéité des économies, hétérogénéité qui s’accroît naturellement dans un système de monnaie unique et avec une politique monétaire uniforme en l’absence de flux de transferts massifs, et qui débouche sur une crise majeure de compétitivité, qui elle-même engendre une montée des déficits. Arrivées à ce point, les positions respectives de la France et de l’Allemagne divergent spontanément, ce dont le nouveau gouvernement a pris acte.
Mais, alors qu’il tentait de rallier à lui les pays en difficultés, il n’a fait que provoquer l’alliance, certes temporaire, mais redoutable, de l’Allemagne avec la Grande-Bretagne. En fait, dans le cadre de la zone Euro, l’Allemagne peut toujours se trouver des alliés et une stratégie de secours, du moins à court terme. C’est la France qui se trouve, en fin compte, comme l’on dit chez les pilotes de chasse « out of power, out of altitude and out of idea » (ce que l’on peut librement traduire par « à bout de puissance, à bout d’altitude, à bout d’idées »). François Hollande doit comprendre que, dans la situation actuelle, la seule chance qui reste pour notre pays est de renverser la table, de mettre l’Allemagne devant le choix de procéder soit à une dissolution ordonnée de la zone Euro, dans laquelle elle perdra incontestablement certains de ses avantages, et un éclatement désordonné dans lequel elle a bien plus à perdre.
Un échec symbolique
Les échecs tant économiques que politiques de la semaine passée sont, bien entendu, révélateurs d’un échec symbolique majeur. Aujourd’hui, qui croit encore en l’Union Européenne ?
L’analyse des derniers sondages publiés en juin et novembre sur ce point donne un résultat clair. La perte de confiance dans la capacité de l’UE à apporter quoi que ce soit de positif aux populations est massive. Jamais l’Euroscepticisme ne s’est aussi bien porté, non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi en France et même en Allemagne. Dans l’Eurobaromètre, sondage réalisé de manière régulière dans tous les pays de l’UE5, la côte de confiance dans l’Union Européenne est tombée à 31%. En fait, 28% de sondés ont une opinion « très négative » de l’UE et 39% ne se prononcent pas. Le plus impressionnant est l’évolution dans le temps des résultats. Les mauvaises opinions sont passées de 15% à 28% de l’automne 2009 au printemps 2012, alors que les bonnes opinions sont passées quant à elles de 48% à 31% dans la même période. Mais il y a pire : 51% des personnes interrogées ne se sentent pas plus proches des autres pays avec la crise.
Autrement dit, la politique de l’UE a conduit à une montée des méfiances réciproques, ce qu’elle devait normalement combattre. Et l’on voit bien que la perte de confiance dans l’UE et dans ses institutions tend à se généraliser. Quel bilan peut-elle présenter ?
« Autrement dit, la politique de l’UE a conduit à une montée des méfiances réciproques, ce qu’elle devait normalement combattre. »
C’est donc la crédibilité générale de l’UE qui est en cause, et l’on voit bien ici que les stratégies discursives utilisées par les européistes seront de moins en moins efficaces. Ces stratégies reposent sur une délégitimation des opinions négatives, qui sont associées à des catégories dites « peu éduquées » et par cela incapables de comprendre ce qu’apporte l’UE et sur une explication de ces résultats par les simples difficultés matérielles engendrées par la crise. Sur le premier point, il y aurait beaucoup à dire. On voit immédiatement la parenté entre cet argument et les arguments du XIXe siècle en faveur du vote censitaire. Les personnes aux revenus modestes, qui en général ne font pas d’études supérieures, sont considérées comme intrinsèquement inaptes à juger d’un projet qui est présenté comme « complexe ». Cet argument n’est en réalité qu’une rationalisation du cours anti-démocratique pris par la construction européenne depuis 2005. Le second argument contient une parcelle de vérité. Il est clair que l’impact de la crise a modifié les préférences des individus.
Mais cet argument se retourne contre ses auteurs : pourquoi l’UE a-t-elle été incapable de protéger les personnes des effets de la crise ? En fait, cette dernière agit comme un révélateur qui met en évidence les carences et les défauts de l’UE. Il reste un troisième argument, qui est utilisé de temps en temps : l’Union Européenne nous aurait évité le retour des conflits intereuropéens des siècles précédents. Mais ceci est faux, techniquement et historiquement. Techniquement, l’UE a été incapable d’empêcher les conflits des Balkans, et leur mode de résolution doit bien plus à l’OTAN qu’à l’UE. Historiquement, les deux événements majeurs que sont la réconciliation franco-allemande et la chute du mur de Berlin ne sont nullement le produit de l’Union Européenne. En fait, et on le voit bien aujourd’hui, l’UE par sa politique actuelle nourrit le retour des haines recuites, que ce soit entre pays (Grèce et Allemagne, mais aussi Portugal ou Espagne et Allemagne) ou à l’intérieur de ceux-ci (Espagne, avec le Pays Basque et la Catalogne, et Belgique).
Cet échec symbolique est certainement le plus grave à court terme, car il touche aux représentations des peuples. Si l’échec économique et politique montre que l’UE est à bout de souffle, l’échec symbolique, illustré dans les derniers sondages, ouvre la voie à des radicalisations des opinions publiques à relativement court terme.
Tirer les leçons de l’épuisement d’un projet européen
Il convient aujourd’hui de se livrer à un bilan sans concession du projet que l’UE porta et qui a aujourd’hui manifestement échoué. Cela ne signifie pas que tout projet européen soit condamné à l’échec. Mais encore faut-il sortir de l’identification de l’Europe avec l’Union Européenne.
On voit bien que certains pays hors du cadre de l’UE ont un intérêt à l’existence d’une Europe forte et prospère. Le cas de la Russie et de la Chine saute aux yeux. La Russie, de plus, est elle aussi un pays européen, même si elle n’est pas uniquement européenne. Il est donc possible de penser un projet européen intégrant toute l’Europe, y compris les pays qui aujourd’hui ne sont pas membres de l’UE et n’aspirent pas à le devenir. Mais à la condition de faire des nations européennes, ces « vieilles nations » qui restent aujourd’hui le cadre privilégié de la démocratie, la base de ce projet. Ce projet devra être construit autour d’initiatives industrielles, scientifiques et culturelles dont le noyau initial pourra être variable, mais qui exigent pour exister que soient remises en cause un certain nombre de normes et de règlements de l’UE. Plus que tout, il faudra procéder à une dissolution de l’Euro. Cette dissolution, si elle est concertée par tous les pays membres de la zone Euro sera en elle-même un acte européen, et pourra donner immédiatement lieu à des mécanismes de concertation et de coordination qui feront en sorte que les parités de change des monnaies nationales retrouvées ne fluctuent pas de manière erratique mais en fonction des paramètres fondamentaux des économies.
Cette voie demande du courage, car les dirigeants actuels dans de nombreux pays sont les héritiers directs des « pères fondateurs » de l’Union Européenne. Mais tout héritage doit à un moment être soldé. À se refuser à le faire c’est à l’entrée des pays européens dans une nouvelle phase historique de convulsions violentes, tant internes qu’externes, que l’on se prépare. S’il est vrai que l’idée européenne est porteuse de paix, la poursuite dans sa forme actuelle de l’Union Européenne ne peut-être que source de conflits de plus en plus violents.