« On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui », disait Desproges. Nous nous adressons donc à N’importe qui. L’humour est une affaire sérieuse. Les peines à rire de toutes les églises doivent le comprendre : l’humour a ses raisons que leur raison ignore. Il a le droit d’être cruel, outrancier et irresponsable.
Quand les contempteurs de Charlie Hebdo avancent que les caricatures ont été diffusées dans un contexte peu propice à la contraction du diaphragme, nous répondons qu’il n’y a pas de bons moments pour rire. Et encore moins de mauvais. L’humour s’affranchit des contraintes du temps. En démocratie, il n’a pas de devoirs, même pas celui d’être drôle. Il est subjectif. L’humour est toujours reconnu innocent, comme les enfants. La vérité sort de la bouche des bouffons.
Railler la religion fait toujours autant de bruit. On le fait pourtant depuis longtemps, N’importe qui, qui se cache sous une soutane, devrait le savoir. Dans les années 1970, Coluche commentait un rite catho comme si c’était une course de chevaux (vidéo ci-dessous) et Gotlib, dans les pages du magazine Pilote, inventait le Gods club, où Jésus Christ, Pierre Odin, Zeus, Gaston Jéhovah, Louis Bouddha, et Claude Allah déconnaient, convivialité oblige, devant un film porno. En France, terre promise, il n’existe pas de loi contre l’incitation à la haine divine. Personne ne gagnera un procès contre un comique qui ridiculise l’Éternel ou ses représentants. Seuls les susceptibles remettront en cause sa légitimité et la susceptibilité est, comme l’humour, subjective.
Nous ne reviendrons pas sur Charlie Hebdo, l’islam et la France. Rappelons toutefois à ceux qui sous-entendent que la virulence se cache souvent sous la djellaba des barbus, qu’à une époque pas si lointaine (1988), La dernière tentation du Christ, film de Martin Scorsese dénué de toute prétention comique, avait provoqué la fureur des intégristes catholiques. Ils avaient brûlé une dizaine de cinémas. Bilan de l’Apocalypse : un mort et 14 blessés.
Si Dieu est mort, tout est permis ?
Cela étant dit, le savoir rire de Dieu n’induit pas nécessairement le savoir rire de tout. Parmi les plus véhéments défenseurs de Charlie Hebdo, beaucoup n’envisagent pas que l’on rit sur le génocide juif. De nos jours, le comique est prié de ne pas dépasser les bornes quand il s’aventure sur les routes menant à Auschwitz. Jadis, on ne pouvait se moquer de la religion ; le sacré, l’intouchable est désormais tout autre. Dieu a viré de bord : c’est une lesbienne, atteinte du sida, qui porte l’étoile jaune. Elle a ses prophètes : les dévots du politiquement correct.
« Il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un juif que de jouer au scrabble avec Klaus Barbie » -Pierre Desproges
Ces grands chantres du libéralisme culturel, héritiers des gentils émeutiers soixante-huitards, n’ont jamais officiellement proscrit aux histrions, de s’emparer des « sujets sensibles ». N’est-il pas interdit d’interdire ? N’importe qui vous le dira. Mais ils ont tracé une frontière invisible à ne pas dépasser. Hélas, ils sont les seuls à la voir. La nouvelle religion compte aussi ses intégristes.
Cette police du subjectif a un sacerdoce : chercher ce qui se cache derrière votre humour. « Fanfarons vos papiers ! Vos vannes sont-elles cacher ? »
Libérons la parole du comique
Ce sont des amoureux de la procédure, cette manie des tristes. On en trouve dans les associations luttant contre le racisme… Verra-t-on un jour, pareille engeance faire quoi que ce soit de positif ? On les supplierait presque : « Touche pas à mon pote, il faisait juste un sketch ». Ils rêvent de faire condamner quelqu’un pour incitation à l’humour racial.
« Depuis l’Empire du bien, le Bien a empiré » -Philippe Muray
Ils ne gagnent pas systématiquement les procès qu’ils intentent à l’humour : celui-ci a bien des avocats parmi les juges. Mais le plaisantin se le demande : « Jusqu’où puis-je aller ? » Quand on se pose cette question, c’est le premier pas vers l’autocensure. Les contestataires, les pirates comiques sont, quant à eux, repoussés de la sphère médiatique – seuls les doux et les faux protestataires peuvent prétendre y promouvoir leur talent. L’un de ces proscris est Dieudonné. Avouons-le d’emblée : faire monter Faurisson sur scène, c’est injustifiable. Et pas drôle. Depuis quelques années, l’ancien ami d’Elie fait des gouzi-gouzi très appuyés aux idées antisémites. Mais il est aussi le comique le plus talentueux de sa génération. D’Alexandre Astier à Florence Foresti, de Fabrice Eboué à Jamel Debbouze, il a inspiré toute la profession. Est-ce à dire que l’on ne peut estimer l’humoriste et condamner ses dérives politiques ?… Que l’on doit ad vitam aeternam le cloîtrer au théâtre de la Main d’or, fortifiant ses certitudes et celles de ses suiveurs les plus illuminés ? Doit-on donc également brûler Céline, car en sus d’être le grand inventeur de langue du XXe, il était un immense salaud ?
Les clowns s’assiéront à la droite de Dieu
« Le rire est le propre de l’homme », mais pourquoi devrions nous le laisser s’exprimer dans toutes les situations ? Après tout, l’humour peut s’avérer dangereux. Ces derniers temps, on lit qu’il verse « de l’huile sur le feu ». Ce qui amuse les uns embarrasse les autres ; à l’ère de la mondialisation de l’information, c’est un bien mauvais ambassadeur. Il attaque N’importe Qui, sans remords. « Le comique naîtra quand les hommes réunis en groupe dirigeront leur attention sur l’un d’entre eux en faisant taire leur sensibilité et exerçant leur seule intelligence », a ainsi écrit Bergson. Faire de l’humour, c’est aussi faire de l’esprit.
« L’humour est enfant de nos haines » -Jacques Prévert
Parce que le rire se joue du réel. C’est le détachement nécessaire à la compréhension des acteurs de la comédie humaine. En provoquant chez chacun de ceux qui peinent à en jouir les réactions les plus absurdes, l’humour prouve à quel point il a raison. Il révèle leur vanité et leur tragédie. Ceux qui blâment Charlie Hebdo et ceux qui marginalisent Dieudonné sont semblables. N’importe qui peut le comprendre. Il faut rire de soi comme des autres et des autres comme de soi. Songeons à Mata Hari qui, juste avant de se faire exécuter, annonça au peloton d’exécution : « C’est la première fois qu’on m’aura pour douze balles ». Songeons aux Juifs de Vienne, qui affirmèrent juste après l’Anschluss : « La situation est catastrophique mais pas grave ». « L’humour, c’est la politesse du désespoir » disait Boris Vian. Même en enfer, la comédie est divine. Seule la mort fait taire le clown et cela n’empêche pas celui-ci de s’en moquer. Qu’on nous laisse donc rire de tout. Avant que la farce ne se termine, avant que le rideau tombe.