Alors que la France peine à faire fléchir Angela Merkel sur la rigueur budgétaire, l’Europe s’obstine à défendre sa position néo-libérale, pourtant porteuse d’inégalités et de souffrance. L’économiste attéré et député européen Liem Hoang Ngoc nous invite dans les coulisses des débats européens.
Le monde universitaire possède un certain nombre de codes et de coutumes. Pour un économiste, une fois qu’on entre en politique, n’est-ce pas difficile de retourner dans le milieu universitaire ?
Ce que j’aimerais beaucoup à l’issue de mon activité politique, c’est de revenir à l’université pour expliquer aux étudiants comment ça se passe dans l’économie réelle. On se rend compte que les économistes sont là pour décorer et qu’ils ont très peu de prises dans le débat public… Les choix économiques ce sont en vérité des choix de partage du gâteau qui dépend de décideurs politiques soumis à des influences et intérêts bien compris. Les économistes sont les idéologues présents pour décorer, pour conforter ou traduire dans un langage rationnel formalisé la manière dont on produit un gâteau et comment on le partage. On peut toujours se battre pendant des années dans le cocon de l’université à prêcher dans le vide parce qu’on écrit des articles ou des bouquins qui sont lu par 10 personnes. Pour que ces idées se matérialisent il faut que le débat public puisse s’en emparer. C’est donc tout à fait naturel que l’économiste se retrouve sur la scène politique. C’est le contraire qui est hypocrite ! Ceux qui prétendent que l’économie est neutre, qui font des recommandations à priori neutres, mais qui en fait se fourvoient derrière un « cache sexe ». Celui de l’université. C’est ce qu’il y a de mauvais parce qu’en réalité certains professeurs d’universités influents sont les pires des idéologues.
On entend souvent les mêmes économistes parler dans les médias. Les économistes soutenant un discours alternatif comme Frédéric Lordon ou toi-même sont très peu visible. Comment expliques-tu cela ?
« Pour contester la construction européenne comme elle se fait de manière dominante, on prend carrément des anti-européens. On ne prend pas les pro-européens. »
C’est vrai. Par exemple, j’ai été invité quatre fois à C dans l’air et à chaque fois ils m’ont décommandé au dernier moment. Je n’ai jamais su si il y avait eu des ordres d’en haut.
En vérité, il y a une mode, un air du temps dominant que certains portent plus que d’autres. Comme dans certains endroits, quand vous ne suivez pas les codes vous n’êtes pas forcément invité. Or une certaine ligne éditoriale doit passer. Dans ces émissions il y a souvent les avocats du pour et du contre mais cela reste dans le même moule. S’ils invitent de véritables contradicteurs, ces derniers sont tellement caricaturaux qu’ils ne sont pas crédibles. Par exemple pour contester l’intégration économique européenne comme elle se fait actuellement, on prend carrément des anti-européens! On prends pas les pro-européens qui peuvent incarnées d’autres idées.
Pourtant on a pu te voir sur LCP débattre avec un économiste atterré à tes côtés, Henri Sterdyniak.
LCP fait intervenir des gens qui sont dans l’institution. Henri Sterdyniak est à Sciences-Po, je suis député européen. Ce qui est important pour ceux qui sont hétérodoxes dans tous les domaines, c’est de gagner la bataille qui se mène au sein de l’institution. Le citoyen lambda n’a plus tellement de repères qu’il regarde uniquement ce qui se fait à la télévision ou dans les partis politiques. Par conséquent, si les hétérodoxes de tous bords arrivent dans l’institution, on arrive à y obtenir des postes clefs… Là ça peut être intéressant. À condition de ne pas perdre la boussole. Il faut le faire suffisamment intelligemment pour respecter un certain nombre de codes tout en faisant bouger les lignes. C’est pour ça que je suis allé au PS et non au Font de gauche. Si un jour il y a un débat sur la ligne économique à suivre pour ce pays, il devra se faire dans le parti majoritaire. Ce n’est pas le Front de gauche qui m’appellera. Si on laisse le PS aux sociaux-libéraux, nos idées ne passeront jamais.
Et puis, personnellement je n’ai pas le sentiment que le Front de gauche ait un programme économique tellement la coalition est hétérogène. Entre ceux qui sont pour la monnaie unique ceux qui sont contre ; ceux qui sont fédéralistes, ceux qui sont souverainistes et ceux qui ne disent pas ce qu’ils sont parce qu’ils ne veulent gêner personne. Il n’y a pas de cohérence.
Tu es membre de la commission économique, censée être la gardienne des traités et l’agent d’exécution de l’Union Européenne. Pourrais-tu nous expliquer comment se déroule une session en commission économique. Est-ce que les autres députés sont vraiment compétents en économie ?
Les députés sont répartis en commission, par groupe et au sein des groupes, il y a une clé de répartition par délégation nationale. Donc il faut pour être retenu dans la délégation nationale pour être reconnu comme compétent dans telle ou telle commission. D’une certaine façon on représente la délégation française du groupe socialiste avec d’autres membres étrangers socialistes face aux conservateurs PPE et libéraux.
La commission peut être chargé par le Conseil européen d’amender un texte qui sera ensuite adopter en session plénière. À ce moment-là s’ouvre en trilogue entre le parlement, le conseil des ministres et la commission pour décider de la version finale de la directive qui sera ensuite transposée dans les états membres. Le travail en commission est dont très important car c’est là que sont déposés les amendements.
Le commissaire il est là pour quoi ?
« Le texte clé aujourd’hui dans le débat économique, c’est l’Annual Growth Survey et il n’est même pas soumis à la délibération de parlement. »
Il assiste aux auditions. Le contrôle démocratique se fait dans certain cas par le biais de ces auditions. Enfin, je dirais que c’est plutôt un dialogue qu’un contrôle démocratique. Le parlement entend les représentants de la commission et dans la commission, il y a de la démocratie car les décisions sont amendés par le parlement. Enfin pas tous…
Lesquels ?
Par exemple, le texte clé aujourd’hui dans le débat économique, c’est l’Annual Growth Survey, qui est le rapport annuel sur la croissance où la commission établie son diagnostic sur la situation macroéconomique des différents pays. Ce rapport établi des recommandations pour réduire les déficits. Ce texte de nature évidemment libérale et pro-allemande n’est absolument pas soumis à une délibération du parlement, alors que c’est celui qui oriente tout ce que la commission proposera par la suite. C’est le texte économique le plus important !
Et sur le traité budgétaire, le parlement a-t-il eu sa voix au chapitre ?
Ce n’était pas du champ de compétences du parlement car c’était une procédure intergouvernementale au conseil européen. En mars le parlement avait adopté une résolution pour dénoncer cette entorse à la méthode communautaire. En effet, il y a une procédure inscrite dans le traité de Lisbonne qui stipule que le Conseil et, le Parlement et la Commission élaborent ensemble des textes importants.
La chancelière allemande a estimé que ce qui avait été décidé au préalable sur la gouvernance économique européenne n’allait pas assez loin en terme de discipline budgétaire. Elle a donc imposé, à l’époque, un traité intergouvernemental avec Sarkozy avec les pays qui le souhaitaient pour sanctuariser le critère de déficit structurel à 0,5% du PIB. Ce genre de procédé qui consiste à inscrire dans des textes des objectifs de politique économique est dans la droite ligne des conservateurs allemands. Nous, la seule chose qu’on pouvait faire au parlement, c’était réagir en adoptant une résolution disant que ce traité était inutile parce qu’il y avait déjà un ensemble de directives et de règlement inscris dans la procédure appelée Semestre européen. Ce texte n’apportait rien de plus, sauf un affichage pour les marchés financiers alors que pendant ce temps, on dérogeait à la démocratie. Comment s’étonner ensuite que les mesures d’austérité ne soient pas comprises par les peuples qui les subissent?
J’en viens justement à cette question : à force de s’asseoir sur la volonté des peuples, que ce soit pour le traité constitutionnel 2005 ou le traité budgétaire, ne risque-t-on pas un retour vers les nationalismes plutôt que prévu ?
« Les Allemands sont d’accords pour superviser tout le monde… Sauf eux ! »
C’est un gros risque car la victoire de la gauche en France a soulevé le couvercle du débat européen. Aujourd’hui on peut discuter de débats sur les effets de la rigueur, sur le budget fédéral, une supervision bancaire. Tout le monde s’accorde pour dire que si on fait un saut fédéral dans cette direction, surtout si on considère que la monnaie unique a été faite de manière bancale… Dans ce cas, il faudra un nouveau Traité.
D’ailleurs, Barroso a annoncé lors de la dernière session plénière à Strasbourg que pour mettre en musique la feuille de route Van Rompuy, il faudra un nouveau Traité.
Un nouveau Traité constitutionnel est dans les cartons. Tu peux nous en dire plus ?
Ce futur Traité est le véritable enjeu des 2 ans à venir. Si on est vraiment fédéraliste et qu’on pense qu’il faut aller au bout d’une union politique et d’une vraie démocratie des peuples, alors il faut prendre son temps et mettre en œuvre une convention. Une convention, c’est en fait le terme technocratique d’une Assemblée Constituante. Dans ce cas-là, le prochain parlement européen élu aura mandat de désigner des représentants à cette convention pour élaborer une véritable Constitution.
Nous pensons à la gauche du parlement européen qu’il faut prendre le temps et rédiger ce traité après les élections européennes de 2014. Or, Barroso a annoncé vouloir y aller vite. En réalité, ce dernier est réputé comme étant à la botte du Conseil. Or, au Conseil, on a une droite allemande qui veut aller très vite, qui pense que le TSCG ne va pas assez loin en matière de rigueur budgétaire et qui pense que si on prête directement aux banques espagnoles par le MES, il faut une supervision bancaire et donc rapidement un Traité. Si on fait ça, on risque encore de passer par un Traité inter-gouvernemental comme le TSCG, où ce sont les chefs d’État ou de gouvernement qui s’arrangent… Ou plutôt l’Allemagne qui décide !
On court vers le risque d’un nouveau déni de démocratie ?
Évidemment, ce nouveau traité risque encore d’arranger les allemands. La démocratie sera absente car il n‘y a aura pas eu de convention et le parlement sera hors du coup. Par ailleurs l’Allemagne est en train de faire pression pour arranger l’Union bancaire en germe à sa sauce. Ils font pression pour obtenir des mesures dérogatoires pour les banques allemandes pour qu’elles ne soient pas supervisées. Les Allemands sont d’accords pour superviser tout le monde… Sauf eux ! Si on a ça avant 2014, en inter-gouvernemental, sans convention et si le débat des européennes se fait pour ou contre ce Traité, alors le débat des élections portera sur pour ou contre l’Europe. Encore une fois, on risque d’avoir un mélange des genres où l’euroscepticisme est sûr de l’emporter et on prendrait un gros risque pour l’avenir de l’intégration européenne.
À choisir, c’est plutôt l’Allemagne qui devrait sortir de l’Euro plutôt que la Grèce non ?
Ni l’un ni l’autre. Le problème c’est qu’il n’existe pas de vrai mécanisme de délibération à l’échelle européenne où le parlement contrôlerait un exécutif qui déciderait par exemple de la solidarité avec la Grèce. Actuellement tout se joue au conseil où ce sont les intérêts de l’Allemagne qui prévalent. Les intérêts allemands c’est de la discipline budgétaire partout, très dogmatique, pas de solidarité financière avant que les pays soient revenus tous en équilibre budgétaire comme l’Allemagne. Or, on sait que ce n’est pas possible. Notons enfin pour la Grèce, qu’il s’agit d’un petit pays. Ce ne sont pas de grosses sommes qui sont en jeu. Au niveau européen, c’est comme si la France aidait la Corse. C’est plus un projet politique qu’on tente de sauver plutôt que la Grèce en elle-même.
Il s’agit de quel lobby ?
C’est la CDU qui sévit partout. Je les vois dans les discussions en commission, au Parlement. Même dans les discussions entre rapporteurs. Je m’occupe de celle sur la feuille de route. On a essayé de leur arracher une ligne budgétaire en plus dans le budget européen pour créer un fond en cas de récession. On a également essayé d’obtenir qu’on exclut les dépenses structurelles d’investissements du calcul des déficits. Ils sont restés obtus sur tous ces domaines car pour eux ce sont des rejets à la discipline budgétaire. La droite allemande ne bouge pas là-dessus. Au conseil, c’est eux qui décident et comme dans le poids constitutionnel, c’est le conseil qui a la main, l’Allemagne fait presque ce qu’elle veut.
Il semble évident que les Allemands se la joue perso pour créer des excédents budgétaires et ainsi anticiper le vieillissement de sa population. Tu es d’accord avec cette idée ?
« On risque de nous rejouer le coup de la Troisième voie. »
Oui, c’est bien ça le problème. Les Allemands nous accusent de ne pas être fédéralistes alors qu’en fait ce sont eux qui reculent sur ce point. La grosse crainte c’est la grande coalition qui risque de survenir dans les prochaines élections en Allemagne en 2014. Actuellement, le SPD refuse de discuter avec Die Linke. Les Pirates montent mais personne ne souhaite discuter avec eux et la coalition SPD-Verts ne fait pas une majorité. Si la CDU et le SPD s’allient, on risque de nous rejouer le coup de la Troisième voie initiée par Tony Blair. Dans ce cas, il sera difficile de réussir l’intégration européenne.
Le Traité budgétaire récemment ratifié par le parlement français. Tu l’aurais voté ?
J’ai déjà écrit beaucoup de choses critiques à son endroit. Pour autant, je comprends ceux qui expliquent qu’il fallait donner des gages à nos partenaires car l’objectif c’est d’aller plus loin dans la construction européenne. Cela signifie, prendre de réelles initiatives de croissance, mutualiser les dettes, etc… Pour obtenir cela, il fallait en contrepartie une certaine discipline budgétaire. Par conséquent, l’étape suivante du gouvernement sera de dire qu’on est d’accord pour la discipline budgétaire (comme dans nos collectivités territoriales) mais qu’à ce moment-là, si on veut que la monnaie unique fonctionne, il faut que cette discipline budgétaire soit pragmatique. Par exemple en excluant les investissements de leur calcul de déficit. Par la suite, il sera question de créer un budget fédéral d’investissement représentant entre 3 et 5% du PIB communautaire. Pour avancer vers cela, l’Europe devra lever des ressources fiscales issues d’une taxe sur les transactions financières ou sur les sociétés européennes. Si on échoue là-dessus, c’est le choix libéral qui s’impose. C’est à dire le marché s’occupera de la régulation de l’économie. il sera donc demandé aux peuples européens des réformes structurelles visant à favoriser la flexibilité des salaires et de l’emploi. En somme, tous les ingrédients pour plonger l’Europe dans la récession.
Tu défends depuis longtemps, l’idée d’une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG. Cette idée était même inscrite dans le projet de François Hollande. Pourquoi cette fusion et cette simplification de l’impôt n’a pas eu lieu ?
Il y a des gens au budget et à l’économie qui considéraient qu’il ne fallait pas le faire tout de suite car il y avait plusieurs débats sensibles. Et puis, déjà le gouvernement taxe les riches à hauteur de 10 milliards dans un contexte de rigueur après les 7 milliards déjà votés lors de la loi de finances rectificative 2012. En sachant qu’ils détiennent les médias, c’est déjà une bonne chose ce qui a été fait. On aurait pu créer aussi un impôt sur le patrimoine avec les biens professionnels dedans. Mais on voit bien que rien qu’en y intégrant les œuvres d’art, ça commence à gueuler. c’est pour ça qu’on a décidé d’y aller progressivement.
Par contre personne n’a remarqué qu’il n’y a plus de quotient familial. C’est le début de l’individualisation de l’impôt. L’idée de cette fusion c’est que l’assiette de la CSG taxe tous les revenus sans niche (capital, travail) ! Il suffit de greffer sur cette assiette-là un barème progressif pour financer toutes les dépenses à caractère universel (hors chômage, retraites). L’intérêt de tout ça, c’est qu’il n’y a plus de niches, plus de quotient familial. On n’en parle jamais mais le gros problème du quotient familial, c’est qu’il profite aux plus aisés. Dans le film La Vie est un long fleuve tranquille, le système profite davantage aux Dusquenoy qui payent beaucoup d’impôts sur le revenu qu’aux Groseille, qui eux payent la TVA plein pot mais ne profitent pas de réductions d’impôts sur le revenu car ils sont trop pauvres !
Ce genre de projet permet de récupérer 20 milliards sans avoir de taux « confiscatoires ». Tous les fiscalistes diront qu’un bon impôt est un impôt avec une assiette large et un taux bas. Donc avoir des taux bas n’empêche pas d’avoir des taux progressifs.
L’Europe a-t-elle encore une chance d’exister dans 5 ans ?
La décadence de l’Empire Romain a pris des siècles. Il n’est pas exclu que si l’orientation européenne continue d’évoluer dans le même sens on ne se retrouve pas dans le même cas. Comme diraient les économistes « tant que l’ajustement se fait par le chômage et qu’il est toléré par le corps social, cette situation peut durer longtemps ». Si tu mets en place quelques jeux de cirques, tels que les sommets européens ou en ratifiant un ou deux traités discutés à huis-clos, la situation peut durer longtemps sans amélioration. Il faut espérer que les choses bougent dans les 6 mois qui viennent sinon à court terme je ne vois pas comment s’en sortir autrement qu’en lâchant la discipline budgétaire et en dotant l’Europe d’une vraie politique économique. La question est de savoir si on se donne les moyens d’investir réellement dans l’économie, ou si on se tourne les pouces et on prie pour que la croissance fleurissent comme des champignons, comme le pensent les conservateurs et les libéraux. Évidemment comme rien ne pousse tout seul, l’Europe continuera à prendre toujours des mesures pour sauver ceux qui font le plus gros lobbying, c’est-à-dire les intérêts financiers. En attendant, on expliquera avec cynisme que c’est à cause du pauvre grec avec ses 680 euros par mois qui est responsable de la crise. Ensuite on expliquera la même chose aux travailleurs portugais, espagnols… Puis en France et même en Allemagne.