Alain Damasio, coscénariste du jeu, et génial auteur de romans de science-fiction avant tout. Enjeux de l’écriture vidéoludique, dérives de l’ère numérique, et amour de son prochain : rencontre avec un écrivain qui vous veut du bien.
Comment passe-t-on d’écrivain de science-fiction à scénariste de jeu vidéo de science-fiction ? Parce qu’on n’a affaire ni à la même grammaire ni à la même syntaxe, cela vous a-t-il demandé de repenser votre écriture ?
On ne passe pas de l’un à l’autre, on saute ! La scénarisation n’exige pas du tout les mêmes qualités cérébrales et techniques que l’écriture pure, à deux (grosses) exceptions près : la construction de l’univers et des personnages. Mais écrire une scène n’a rien à voir avec écrire un paragraphe de roman : tout y est plus elliptique, sec et suggestif. Et la scénarisation requiert d’abord de solides capacités architecturales, un sens du rythme global, des ruptures, de la conduite de récit qui n’est pas forcément nécessaire en roman. La Horde du Contrevent par exemple, en tant que roman, est un piètre scénario !
La scénarisation, qu’elle soit cinématographique, BD ou vidéoludique, reste pour moi une frustration car c’est une forme intermédiaire et bâtarde. Pas du tout une forme achevée et finale. C’est un outil, rien de plus, que le réalisateur va reprendre, adapter, dépasser. Plus encore dans le jeu vidéo où ceux qui décident seront toujours, et à raison, les game designers, les graphistes, les programmeurs, la production. Vous n’êtes alors qu’un fournisseur de narration, d’épaisseur psychologique, d’émotion potentielle, d’idées originales, mais vous ne maîtrisez rien du résultat final. Il faut l’accepter dès le début.
Pouvez-vous nous parler de cette fameuse Bible qui a servi de source narrative au développement de Remember Me ?
Il y a eu deux bibles en fait. Une première que j’ai écrite seul pendant un an et demi et qui posait les bases de l’univers, des personnages, des concepts ; et une seconde que nous avons écrite à huit en huit mois, avec quatre auteurs de science-fiction, deux réalisateurs-scénaristes, une dialoguiste et moi. Elle a atteint 1200 pages A4 en caractère 12 avant d’être synthétisée assez sèchement en deux cents pages A4 et traduite en anglais. La seconde bible avait une ambition très simple : poser ce que pourrait être le futur, à Paris, en 2084, sous tous les axes possibles : historique, technologique, politique, social, écologique, idéologique, architectural… Ça a été un énorme et jouissif effort de prospective et de futurologie à huit cerveaux pour poser un univers d’anticipation crédible, cohérent et consistant autour d’un paradigme technologique majeur : la digitalisation de la mémoire humaine. C’est la première fois que je pouvais disposer d’une telle équipe pour forger une telle vision et ça a été évidemment très riche.
De cet univers, nous avons déduit et comme coagulé une galerie de personnages, avec des fiches très détaillées pour chacun, puis une ribambelle d’ennemis humains, de monstres cyberpunk et de robots. Enfin, dans les trois derniers mois, nous avons écrit le scénario, un thriller assez complexe, qui était à ce stade un scénario plus proche d’un long-métrage de trois heures que de tout autre chose ! Heureusement, Stéphane Beauverger, qui avait contribué fortement au travail de l’atelier et qui m’a remplacé ensuite pour assurer la direction narrative du projet, a su en faire un vrai scénario de jeu vidéo ! C’est lui qui a opéré le transcodage vers le média, et il l’a fait brillamment.
Vous avez été cette fois impliqué dans un processus de création collective. Quels ont été les obstacles et les frustrations, s’il y en a eu, pendant son développement. Et à l’inverse, qu’en avez-vous tiré de positif ?
« La culture du lire est faible dans l’univers du jeu vidéo. Tout passe par des slides, des images, des exposés courts, des références vidéos. La longue durée de la réflexion, la lenteur du texte, la prise de recul, le travail de fond philosophique ne sont pas en phase avec cette culture. »
La création collective, quand on vient de la création solitaire comme moi, c’est vraiment très déstabilisant. Je n’ai cessé de varier, pendant huit mois et même après, entre des moments superbes d’accroissement imaginatif, de brainstorms riches et surprenants, d’admiration pour la finesse et la singularité des cerveaux que j’avais en face de moi — et d’autres périodes où j’étais fatigué de porter et d’orpailler cette immense masse d’informations et d’idées qui coulaient en permanence, chaque semaine. Je recevais de l’ordre de 80 pages A4 à lire chaque semaine, à trier, écarter, à réorienter, c’était passionnant et épuisant. Mais l’atelier narratif que j’avais mis en place ne m’a jamais frustré, c’est plutôt la façon dont le reste de l’équipe a abordé et reçu ce que nous avions produit qui m’a déçu.
La culture du lire est faible dans l’univers du jeu vidéo. Tout passe par des slides, des images, des exposés courts, des références vidéos. La longue durée de la réflexion, la lenteur du texte, la prise de recul, le travail de fond philosophique ne sont pas en phase avec cette culture rapide, très visuelle. J’ai eu l’impression, parfois, qu’on nous laissait jouer dans notre bac à sable mais qu’on ne cherchait pas vraiment à comprendre ce que nous voulions faire. Nous avons tenté des nano-exposés de nos recherches, les gens ont apprécié, mais il n’y avait pas de vraie curiosité à mon sens, ou peut-être tout simplement pas de temps disponible réel, avec la pression productiviste qu’on subit tous dans ces projets très coûteux.
« Je me suis rendu compte que toute la frustration que j’ai ressentie, notamment sur la traduction visuelle et animée du personnage principal, qui est très loin de ce que nous avions construit avec l’atelier, m’avait aidé à mûrir, à accepter que le dissensus est fécond. »
Mais au final, je me suis rendu compte que toute la frustration que j’ai ressentie, notamment sur la traduction visuelle et animée du personnage principal, qui est très loin de ce que nous avions construit avec l’atelier, m’avait aidé à mûrir, à accepter que le dissensus est fécond, qu’il faut aussi, tout bonnement, une forme d’amour, oui, pour les gens, pour en venir à accepter qu’ils trahissent ou travestissent de bonne foi ce que vous avez créé. Ça a été très nouveau pour moi qui suis assez absolutiste dans mes visions artistiques. Et ça n’a pas grand-chose à voir avec des enjeux d’ego, contrairement à ce que les gens croient, car une idée authentique n’appartient à personne, elle ne fait que nous traverser. C’est juste que cette traversée, que l’artiste ne fait que révéler, au sens photographique, est très claire, très lumineuse et s’impose d’elle-même, donc vous avez du mal à comprendre qu’elle ne soit pas perçue ou comprise ainsi par les autres. Quand une idée germe en brainstorm, il est assez facile de sentir si elle est puissante, originale, et tout le monde le sent assez vite. Mais hors de l’atelier, des idées géniales amenées par Jacques Mucchielli ou par Léo Henry, ou par Stéphane Beauverger, pour ne prendre que les auteurs de SF que j’avais réunis dans l’atelier, n’ont parfois pas été reçues ni comprises.
Vous abordez dans Remember Me une perspective orwellienne terrifiante : en 2084, les souvenirs et les sensations des êtres humains sont donc mutualisés dans une sorte de Matrice, base de donnée actant de fait la fin de la vie privée. Mais quand on voit le potentiel monstrueusement intrusif de certaines trouvailles technologiques, comme les Google Glass, l’horizon 2084 ne vous semble-t-il pas un brin optimiste ?
En science-fiction, l’anticipation réaliste dépasse aujourd’hui rarement vingt ans dans le futur. La plupart du temps, réussir déjà à déchiffrer le présent, à « identifier les schémas » comme le dit Gibson, est déjà magnifique. Parfois, la technologie va beaucoup plus vite que prévu (voir l’émergence et la généralisation totalitaire du Web et des smartphones par exemple), parfois elle est d’une lenteur incompréhensible, par exemple en robotique où depuis Asimov, honnêtement, les progrès sont faibles et les IA encore hyper-balbutiantes, au point qu’on doute de parvenir à un simulacre d’intelligence artificielle un jour (personnellement, j’en doute très fort, le paradigme digital étant infiniment trop pauvre pour approcher la complexité chimique d’un cerveau humain).
Alors pour la portabilité des émotions, la digitalisation des souvenirs ou la mutualisation de la vie privée, ira-t-on vite ? Les deux premiers sont de l’ordre du mythe techno je pense, c’est comme ça que je les utilise mais pour la vie privée, je considère qu’elle est universellement violée depuis une dizaine d’années par Google et Facebook, au premier chef.
À partir du moment où plus de la moitié de votre existence se passe sur le réseau, et que le réseau, en tant qu’espace numérique absolument traçable et archivable, où la moindre consultation de site est répertoriée, le moindre mail stockable, vous êtes de fait entré dans une ère de digitalisation de vos actes, qui permet toutes les mutualisations, les reventes, la prospection, le datamining, etc. sur vos données personnelles. Donc la banque de données mémorielles gérée par une IA dans Remember Me n’est qu’une métaphore des serveurs de Facebook, oui, ou de ceux de Google. Sauf qu’aujourd’hui, on ne stocke que des images et des mots, des actes numérisés, du courrier, du langage — mais c’est déjà énorme puisque le plus intime (amour, amitié, famille, rapport à soi…) passe par là.
Bref Remember Me est un miroir des technos intrusives, oui.
On suppose que vous avez beaucoup réfléchi sur les réseaux sociaux au moment de Remember Me, leurs avantages, leurs limites, les mutations qu’ils engendrent dans nos relations. Est-ce que vous pensez qu’on se sert des réseaux sociaux parce qu’on se sent seul, ou est-ce qu’on se sent seul parce qu’on se sert des réseaux sociaux, où la qualité des relations y est malgré tout, souvent superficielle ? Le lien social est aussi un thème central dans vos deux livres.
« Les réseaux sociaux ont explosé pour répondre à une autre explosion : celle de l’individualisme néolibéral. Facebook, c’est une tentative perverse et délétère d’échapper à l’individualisme par le lien virtuel. »
Mon intuition est que les réseaux sociaux ont explosé pour répondre à une autre explosion : celle de l’individualisme néolibéral, renforcé par les possibilités personnelles qu’offre le technococon douillet et jouissif dans lequel on grandit désormais (smartphone, web, TV, jeux vidéos, mondes virtuels). Facebook est une conjuration. C’est une tentative perverse et délétère d’échapper à l’individualisme par le lien virtuel. De répondre à une perte d’échange physique et émotionnel par une interface de l’échange, distanciée et numérique. C’est répondre à la rupture ou à l’affaiblissement des liens par la surmédiation du lien.
Bernard Stiegler l’a dit très joliment : c’est un pharmakon, c’est-à-dire un remède qui est en même temps un poison. Une mithridatisation de la souffrance d’être seul par la multiplication de liens virtuels qui ne font que renforcer, en la conjurant, la sensation de ne pas être réellement relié. C’est complexe à démêler, surtout en chacun de nous. Mais la tendance générale est claire, à mon avis. On a remplacé le lien chaleureux et physique, interpersonnel et tactile par les signaux du lien, la digitalisation virtuose du lien, qui apporte beaucoup, stimule beaucoup, remplit beaucoup mais efface ce qu’elle devrait faire jaillir plus nu, plus vif : l’amitié ou l’amour.
Le monde est ainsi fait que la littérature de science-fiction est, pour de bien obscures raisons, moins cotée que la plupart des genres littéraires dits classiques. Dans le jeu vidéo, ce serait plutôt l’inverse : les œuvres de science-fiction et les space opera (Mass Effect, Halo…) sont considérés à juste titre comme des jeux nobles. En fait, malgré sa diversité, le jeu vidéo n’a jamais explicitement cherché à effectuer un distinguo entre tel ou tel genre. Seule la qualité intrinsèque de l’œuvre importe. Sous-genre en littérature, genre à part entière en jeu vidéo : comment expliquer un tel écart de traitement ?
Je crois que cette opinion, assez répandue, est une connerie. La science-fiction est un genre majeur, sinon mainstream, à la fois, comme vous le dites, dans le jeu vidéo, mais aussi dans les séries TV (Battlestar Galactica, les 4400, Heroes, Star Trek, etc.) et le cinéma, qui sort très régulièrement et depuis longtemps des blockbusters grâce à la science-fiction (Star Wars, X-Men, Iron Man, tous les Marvel, Matrix, Avatar…). Et en littérature, le genre est très estimé dans les pays anglo-saxons.
« La disponibilité mentale du joueur est pratiquement très faible par rapport au statut éminemment réceptif du spectateur qui entre dans une salle noire pour regarder un film. »
Mais pas en France ? Peut-être, si on s’en tient aux cercles sclérosés de la littérature blanche… Et encore. Il y a des succès en science-fiction française qui dépassent les 100 000 exemplaires vendus et un certain nombre de livres qui dépasse largement le succès des livres classiques. Et si vous y regardez de près, plusieurs succès spectaculaires de Musso, Marc Lévy ou Houellebecq sont faits sur des thèmes de science-fiction. Le genre est populaire partout mais les cercles de la SF française aiment se donner la sensation d’être stigmatisés et méprisés, c’est notre côté punk, rebelle. Allez plutôt parler avec les poètes et les dramaturges et demandez-leur s’ils vivent bien, s’ils sont lus, s’ils se sentent respectés… Eux ont de vraies raisons de se plaindre, pas nous !
On a évoqué la question au détour d’une précédente entrevue avec Éric Viennot, le créateur d’Alt-Minds, on vous la pose à votre tour : pourquoi les scénarios de jeu vidéo sont-ils si peu étoffés ? Défaut de créativité des scénaristes ? Problème intrinsèque lié à la difficulté de diluer un scénario dans un environnement interactif ? En d’autres termes, écrire un jeu vidéo, n’est-ce pas le plus gros défi qui soit pour un écrivain ou un scénariste ?
Là, franchement, vous devriez poser la question à Stéphane Beauverger, qui a 17 ans de métier dans le médium, pas à un candide de mon acabit ! Ce que m’a appris Stéphane, c’est que la disponibilité mentale du joueur est pratiquement très faible par rapport au statut éminemment réceptif du spectateur qui entre dans une salle noire pour regarder un film, ou par rapport au lecteur qui mobilise la totalité de son attention sur un texte. L’immersion interactive, la manipulation de la manette et des boutons, la constante prise en compte de l’environnement visuel et sonore, stratégique et situationnel, vous éloigne de la prise sereine d’information. Elle vous distrait et vous pollue, vous sort du récit.
Tout l’art, il me semble, dans le jeu vidéo, devient d’optimiser la narration indirecte, qu’elle passe par l’environnement, la musique, le sound design, les flux parlés, mais aussi le gameplay, pour réussir à transmettre l’univers et sa logique par osmose et porosité. Stéphane a par exemple transmis énormément du passé de Nilin par les monologues des leapers (les mutants de Remember Me, ndlr), beaucoup de l’univers par les publicités, les marques, la signalétique ou les graffitis. Mais il raconte aussi beaucoup directement par le gameplay, dans les memory remix bien sûr, qui sont des pièces narratives en tant que telles mais par le combat et le traversal tout aussi bien puisque parcourir, se déplacer et vaincre des ennemis sont des éléments de l’histoire, de la rythmique de l’histoire. Enfin, il a évidemment aussi utilisé les cinématiques, et notamment des cinématiques low-cost de type vignette vidéo, qui transmettent le flux parlé.
Donc je ne pense pas que les scénarios de jeu vidéo soient pauvres par déficit créatif. C’est juste qu’il faut très bien connaître et comprendre le support dont vous disposez pour raconter avec le dosage supportable votre histoire, et surtout, la faire vivre, la faire incarner dans le joueur.
La sensation que j’ai eue, personnellement, est d’être une sorte de mime ou d’acteur de film muet, avec très peu de ressources classiques (cinématique ou voix) pour construire le récit mais par contre énormément de ressources muettes, notamment dans l’enchaînement des gameplays et dans la narration indirecte pour exprimer ce qu’on souhaitait faire passer. Stéphane est à mon sens un excellent scénariste dans la compacité et la faculté de transmettre le strict maximum dans le strict minimum de ressources. Il optimise le pouvoir suggestif de l’univers et s’appuie à merveille dessus.
On a l’impression que vous êtes toujours dans l’expérimentation en termes de supports narratifs : romans avec La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent, jeu vidéo avec Remember Me, bientôt une adaptation animée de la Horde… Pourquoi un film, et pourquoi un film d’animation ?
« Le lien et sa dissolution me semble politiquement l’enjeu majeur de notre époque. »
Oui, j’aimerais, dans mon champ étroit qui est le champ narratif et poétique, pouvoir expérimenter la plupart des formes : écrire une pièce, des poèmes, faire de la création sonore et radiophonique comme je commence à le faire à Marseille avec Floriane Pochon et Radio Grenouille, faire la Horde en livre audio, scénariser un film. L’animation pour la Horde a toujours été une évidence parce que l’animation, par la puissance du dessin, porte beaucoup mieux l’imaginaire, le déploie avec plus de fluidité que l’image réaliste qui a tendance à bloquer, à fixer l’imaginaire. L’image fait écran à l’imaginaire lorsqu’elle est trop réelle.
Il paraît que vous avez toujours rêvé qu’on vous pose cette question, alors allons-y : pourquoi l’enjeu stylistique est-il selon vous fondamental tout particulièrement pour les littératures de l’imaginaire ? Pourquoi en SF, une bonne idée ne peut suffire ?
Vous avez 20 pages à me consacrer ? Non ? Alors je vais être court. Plus votre univers est original, neuf et inouï, moins il est familier, plus vous aurez besoin d’un ancrage synesthésique puissant pour qu’il puisse exister et tenir debout, et donc plus il faut y amener les sens. Sinon, ça reste de la spéculation cérébrale qui ne s’adresse et ne mobilise que le cerveau rationnel comme c’est trop souvent le cas encore en SF. Or pour obtenir cet ancrage sensuel, pour que littéralement, votre idée prenne corps, prenne vie, il n’y a qu’une possibilité : le style ! La mobilisation la plus complète possible des ressources du rythme, de la syntaxe, des couleurs sonores, de l’évocation physique, tactile, olfactive, proprioceptive… Relisez Ubik à ce titre et vous verrez comment il ancre charnellement ses univers fake par l’odeur, le goût, la texture…
Une bonne idée sans ce déploiement charnel reste… une bonne idée !
Vous aviez à peine 22 ans lorsque vous avez écrit La Zone du Dehors, un « guide révolutionnaire » assorti d’une réflexion sur une démocratie qui n’en est pas une. On en déduit que les thèmes du combat politique et philosophique, de la liberté, mais aussi du lien social (dans la Horde aussi, beaucoup) vous ont toujours été très chers ?
Oui, ce sont mes thèmes de prédilection, même s’ils évoluent avec l’âge. Je travaille davantage le lien aujourd’hui et le combat frontal m’intéresse moins que le déploiement de poches de liberté qui échappent aux pouvoirs, au maillage très fin du contrôle dont nous sommes tous lignes et nœuds. Sur le film de la Horde par exemple, nous avons mis l’accent sur l’enjeu du lien (l’amitié, l’amour, l’attachement, la cohésion, le sens du collectif) plutôt que sur le combat ou l’autodépassement parce que le lien et sa dissolution me semble politiquement l’enjeu majeur de notre époque.
Avec un être humain qui se cybernétise de plus en plus, et les progrès de la science rapprochant la machine du genre humain, la frontière entre les deux entités devient de plus en plus ténue. Vous avez précédemment développé le concept de homo ex machina. Le transhumanisme signifie-t-il la fin de l’espèce humaine telle qu’on la connaît ? Ou est-ce le commencement d’autre chose ?
« Le transhumanisme ne commence rien, il ne fait que poursuivre la logique performative du capitalisme : un être humain censément plus speed, plus intelligent, plus rentable, vivant plus longtemps, baisant plus fort. »
Le transhumanisme est d’abord un mythe, avec toute la puissance séductrice du mythe. Ou peut-être est-ce plus dangereusement une nouvelle religion avec la technologie comme déité, la ferveur geek pour catéchisme et un horizon d’immortalité pour foi paresseuse. Le transhumanisme ne commence rien, il ne fait que poursuivre la logique performative du capitalisme : un être humain censément plus speed, plus intelligent, plus rentable, vivant plus longtemps, baisant plus fort, courant plus vite, avec les mêmes objectifs d’optimisation qu’une machine.
Mais l’homme n’est pas une machine, fût-elle ultraperfectionnée, c’est un poème qui vit, c’est un esprit qui sent, un rapport au monde et une chair que la vie traverse. « Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des perfomances » disait Stig Dagerman. Et l’être humain, pas plus, n’a à être une performance qu’on optimise ou un corps qu’on surdimensionne. Le transhumanisme n’offrira à l’humanité, au mieux, qu’une déchéance spirituelle et physique, avec des bugs techniques cocasses ou atroces liés à l’interfaçage impossible du numérique et de l’organique, le tout servi par une chirurgie morbide.
Êtes-vous nostalgique de cette époque où la machine n’existait pas encore ? Dans la Horde, vous croquez un cadre presque rustique, organisé en société féodale, où la science tente de s’adapter à l’élément-moteur de ce monde, c’est-à-dire le vent. Et puis c’est tout. Pour survivre, les héros ne peuvent compter que sur un élan individuel, un dépassement de soi fondu dans un collectif qui les sublime. Par-delà le développement technologique à tous crins, n’est-ce pas plutôt l’égoïsme qui risque de précipiter notre fin ?
Il y a beaucoup de questions fortes dans une seule question… Je suis nostalgique d’un futur où l’on comprendra qu’on avait déjà tout en nous, toute la technologie organique, sensible, physiologique et spirituelle dont nous avons besoin pour être vivant, présent et entier, en lien intense avec les autres, avec la nature et les forces qui la peuplent, et en lien avec soi, ce qu’interdit le narcissisme technoïde des réseaux sociaux auto-archivants.
« Je suis nostalgique d’un futur où l’on comprendra qu’on avait déjà tout en nous, toute la technologie organique, sensible, physiologique et spirituelle dont nous avons besoin pour être vivant. »
L’égoïsme est servi aujourd’hui par la technique, par une sorte d’auto-empuissantement technique que permet le contrôle au doigt et à l’œil des interfaces virtuelles qui nous filtrent le monde et l’autre. On ne s’est sans doute jamais senti aussi puissant que dans des jeux vidéo, ou la télécommande en main, l’iPhone au bout du pouce photographiant chaque minuscule instant un peu intense, avec la souris nous cliquant frénétiquement le monde cliquable qui nous semble le seul ample et vaste, avec devant toute chose qui vit un écran interposé, de la taille d’une main, d’un bras, d’un corps ou d’un mur. Le technococon est là, tout contre nous, à nous chérir et à nous envelopper de sa tendresse digitale. Et personne n’a plus la force de peler l’oignon multicouche qui nous coupe du monde et nous l’amène recolorisé, dépoli et asynchrone, assimilable et pourtant de plus en plus étrange.
Mais peut-être l’égoïsme est-il encore un mauvais mot. Dans certains textes, je parlais plutôt d’égologie et d’échologie, tant les systèmes de feedbacks permanents et l’entrelacement des interfaces et des médias (web, tchat, texto, mail, caméra, smartphone, manette…) tisse une trame dense autour de nous et nous rassure, beaucoup. On n’a jamais été aussi relié — mais à la façon de billes fermées disposées sur une grappe, pas à la façon partageuse et parfois épuisante d’un vrai groupe soudé, animal, entremêlé.
La finalité de la Horde, c’est d’affronter les éléments contraires pour gagner l’Êxtrême-Amont… ce bout du monde où sont peut-être tapies toutes les réponses à nos questions… Alors, quelle est votre philosophie damasienne, votre Êxtrême-Amont à vous ?
C’est le vif, ou ce que j’appelle dans mon prochain roman, Les Furtifs, le Rouge Ouvert : une manière de vivre debout, à l’écoute et aux aguets, sensitif et présent, en devenant capable d’éprouver l’intensité du vivant dans toutes ses nuances, sa violence et sa tendresse. Se tenir sans cesse dans l’ouvert, apte à recevoir ce qui émerge neuf et nu, ce qui met en mouvement nos façons de voir, de sentir, de penser et d’agir parce qu’une rencontre (avec un livre, un film, un jeu, une femme, un ami, un paysage…) nous sort du familier, du déjà su et du déjà vu, et nous jette au dehors, là où l’on peut apprendre encore et devenir un peu plus grand, un peu plus vaste. Se porter juste à la hauteur de cette dignité magnifique d’être un humain dans ce qu’il aurait de plus vivant, de plus mobile et vibrant. C’est ça mon Êxtrême-Amont. Et j’en suis foutrement loin encore !