Bientôt, nous dit-on mi-alarmé mi-rassuré, les Terminators parcourront les frontières sanglantes de l’Occident. Il n’est pas loin ce jour où des machines à forme humaine écraseront l’infâme sous leurs pieds métalliques. Demain, peut-être, verrons-nous la fraternité instaurée par des gardiens de la démocratie dont les casques bleus d’acier abriteront des cerveaux de silicone capables de secréter les droits de l’Homme “comme le foie la bile”.
Cependant, cet espoir placé dans un futur radieux, où les robots protégeront, au moindre coût moral, notre liberté à l’inconséquence, pourrait ne pas avoir le temps de se réaliser. Si nous attendons tant des machines, c’est que nous savons qu’elles ne connaissent ni la peur ni le remord, ni la lassitude ni la souffrance. En vérité, de tels robots peuvent déjà être réalisés. Non dans les usines les plus modernes à partir de matériaux de haute technologie, mais partout dans le monde à partir de la matière la moins coûteuse : l’âme et la chair humaine.
Falloujah, novembre-décembre 2004
David Bellavia a durement combattu lors de la seconde bataille de Falloujah. De cette expérience, il a fait, en collaboration avec John Bruning, un récit : House to House : An Epic Memoir of War paru en 2007. Là, il est possible de lire un extrait terrible et fascinant. Un passage qui laisse s’entrouvrir la porte aux Terminators humains dont ceux d’en face disposent déjà (pp. 49-50) :
« Les mauvaises nouvelles continuent quand le capitaine Sims ferme son laptop et se tourne vers nous. “Nous devons nous attendre à ce que les insurgés aient des drogues en réserve. Nous allons encore devoir faire face à des combattants dopés.”
Je regarde vers [le sergent Colin] Fitts, et je sais ce qu’il pense. Si c’est vrai, ces gars seront durs à tuer. A Moqdadiyah, mon peloton a vu un milicien du Mahdi défoncé charger le Bradley de Cory Brown. Le canonnier l’a balayé, en lui broyant les jambes, avec la mitrailleuse coaxiale. Il est tombé au large du Bradley, de dos sur le sol. Comme nous approchions de lui, il a commencé à rire. Le rire est devenu une sorte de caquètement hystérique nous glaçant jusqu’aux os. Nous regardant avec des yeux sauvages, il a pris une bouteille de pilules de sa poche pleine de sang et a versé le contenu dans sa bouche. Puis il a commencé à chercher quelque chose sous sa veste. Pensant que c’était pour déclencher une bombe, trois d’entre nous ont ouvert le feu et l’ont criblé de balles. Nous avons tiré et tiré jusqu’à ce que, finalement, il cesse de bouger. Laissant mes hommes derrière moi, je suis allé voir le corps. Son bras droit avait été arraché. Ses jambes n’étaient rien d’autre que de la viande perforée. Presque tout son visage avait disparu et de son nez il ne restait qu’un bloc sanglant. Les deux yeux avaient été crevés. J’ai posé mon pied dans son torse. Le milicien du Mahdi n’a pas bougé. Je lui ai donné un coup de pied. Pas de mouvement. Etant donné le nombre de fois qu’il avait été touché, je n’attendais rien d’autre, mais juste pour être sûr, j’ai tiré deux fois dans son estomac. Ensuite, j’ai marqué l’emplacement par un signal lumineux pour que l’équipe de récupération des corps puisse le trouver plus tard cette nuit. Quelques minutes plus tard, un Blackhawk a atterri et nous avons commencé à charger les insurgés blessés. Tandis que nous y travaillions, deux hommes ont transporté la bouillie de milicien à l’hélicoptère. A notre stupéfaction, il était encore en vie. Des bulles de sang sortaient par son nez et sa bouche mutilés. Aveugle, agonisant, il a encore réussi à crier à travers ses dents brisées et ses poumons perforés. Nous l’avons chargé dans l’hélicoptère et nous ne l’avons jamais revu. Nous avons découvert plus tard que la milice du Mahdi avait accès à l’épinéphrine, américaine — de la pure adrénaline qui maintient le battement du cœur même après une exposition à un gaz neurotoxique ou à des armes chimiques. Un type avec ça dans son corps est presque un surhomme. A moins d’être éparpillé en morceaux par nos plus grosses armes, il continuera à se battre jusqu’à ce que ses membres soient rompus ou qu’il se soit vidé de son sang. »
The Walking Dead
L’épinéphrine évite de se poser la fascinante question du “choc hydrostatique” ou, plus généralement, celle de la nature de la létalité des balles, seule compte ici la destruction brutale et directe des organes vitaux. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner de la scène décrite. Après tout, même présente naturellement en situation de stress, l’adrénaline donne une résistance de zombie !
C’est en effet l’image du zombie qui vient immédiatement à l’esprit. Il y a dans la scène décrite quelque chose qui n’est pas sans évoquer ce que montre The Walking Dead. Il y a chez ce milicien du Mahdi, comme chez les créatures odieuses de la série d’AMC, les mêmes traits. De la fiction à la réalité la différence n’est que de degré. Mais dans l’un et l’autre cas sont présentes la neutralisation de la
nociception et une capacité à rester en vie qui excède ce que peut subir en temps normal un corps humain.
Néanmoins, le zombie en question est celui du cinéma moderne, pas celui de la tradition haïtienne. Ce dernier n’était pas caractérisé par cette faculté à dépasser la souffrance ou à outrepasser les effets physiques des blessures. Il était, tout simplement, un véritable robot, au sens premier du terme ; être tout entier voué à la corvée, ne pouvant y échapper et pouvant l’accomplir quelle que soit la fatigue.
Nouvelle pharmacopée zombifère
Avant même la peur ou la souffrance, la fatigue est le premier ennemi des hommes qui se battent. Cela, les chefs d’armées le savent depuis longtemps. La chimie a permis d’apporter à ce problème une solution aussi partielle que dangereuse, mais aussi peu coûteuse qu’efficace.
Ainsi, les succès de la Wehrmacht et de la Luftwaffe lors du blitzkrieg doivent beaucoup au Pervitin que ce soit sous la forme du Panzerschokolade, des Hermann-Göring-Pillen ou des Stuka-Tabletten. La résistance de la RAF pendant la Bataille d’Angleterre n’est pas sans lien avec son usage immodéré de la méthédrine — Pierre Clostermann s’en souvient dans Le grand cirque.
Plus tard, en Irak, la dextroamphetamine sera abondamment consommée par les pilotes américains et le Modafinil sera prescrit aux soldats français, de même que la benzédrine aux membres du RAID assiégeant le domicile toulousain de Mohamed Merah.
Bombay, 6-29 novembre 2008
Concernant cet événement, justement, certains soupçonnent le djihadiste d’avoir recouru, lui aussi, à des substances analogues. Sa résistance à la fatigue, puis, à ce que l’on devine, aux impacts laisse perplexes, même si ce n’est pas la seule explication.
Cependant cet usage par un acteur non-étatique n’aurait rien ni de nouveau, ni d’étonnant. Lors des attaques de Bombay en novembre 2008, les djihadistes n’ont pu tenir le rythme des massacres et des fusillades que grâce aux stéroïdes et aux amphétamines.
Los Angeles, 28 février 1997
Toutefois, lorsque l’engagement est court et nécessite plus de sang froid que d’endurance, comme lors d’actes criminels par exemple, il faut se tourner vers d’autres substances que celles qui augmentent le taux d’adrénaline. Un matin d’hiver, deux petits criminels amateurs de bodybuilding se lancent dans un gros coup : l’attaque d’une banque de North Hollywood. Ils sont bien armés, mais, surtout, équipés de protections personnelles et sous l’effet du Phénobarbital. Aussi solides que des robots, aussi froids que des machines.
Ils sont calmes, en effet. Trop calmes : alors même que la police arrive massivement sur les lieux, ils semblent incapables de paniquer ou simplement de ressentir le besoin de fuir. Après 44 minutes de rock and roll et près de 2000 balles tirées de part et d’autres, ils gisent sur le sol. Un s’est suicidé, l’autre, immobilisé par une blessure à la jambe, se vide de son sang ; tous deux ont été touchés plusieurs fois lors de la fusillades, en vain.
Come with me if you want to live !
Zombies ignorant la fatigue, les blessures et la peur, ces hommes sont, par le fanatisme — qui n’est rien d’autre que le nom donné aux idées des ennemis de la société ouverte — les protections personnelles et la chimie, les prédécesseurs des robots à venir. Dans une certaines mesure, ils concrétisent le rêve de tous les Ts’in Chi Houang ou des Frédérick II qu’a connus l’Histoire humaine : ils sont des automates humains.Pour autant, il n’est nul besoin des lourds moyens dont seuls les Etats organisés disposent pour les produire. Une pharmacie de quartier, un magasin de bricolage et une connexion internet suffisent pour forger chimiquement, techniquement et intellectuellement la plus efficace des armes : le tueur. Qui seront les meilleurs tueurs ? Les zombies d’aujourd’hui ou les robots de demain ? Cette question ne sera peut-être jamais posée car les zombies, eux, sont déjà là et nul robot ne viendra du futur pour nous tendre la main.