Le poète a rendu les armes il y a maintenant trente ans. Les dates d’anniversaire sont l’occasion du meilleur comme du pire. Du pire lorsque chacun réclame sa part du gâteau à souffler : tel éditeur publiant une biographie pour dévoiler tout ce que l’on sait déjà, tel autre faisant paraître « le livre le plus intime sur Léo Ferré » (bandeau rouge à l’appui), tel label discographique sortant une intégrale titrée, sans racolage aucun, « L’indigné ». Du meilleur lorsqu’elles rallument, pour les nouvelles générations, les cendres de penseurs ou d’artistes de génie. Ferré avouait pourtant conchier la postérité et les honneurs. Rendons-lui hommage sans clairon ni médaille – et, surtout, sans rien avoir à vendre.
Léo Ferré fuyait les foules et les sociétés. Sa vie fut celle des contre-allées et des sentiers obliques. « Jusqu’à l’âge d’homme j’ai porté les fers », écrivit-il dans son roman autobiographique Benoît Misère. Son enfance chez les frères des écoles chrétiennes l’a précipité dans les bras de cette révolte qu’il s’évertua, sa vie durant, de chanter. « Matricule 38 », tel était désormais son nom. Le péché, l’encens, les sermons, les mains des hommes de Bien sur son corps de gamin… L’enfant broie le noir du drapeau qu’il ne connait pas encore, en silence, sans amis, quelques vers de Rimbaud entre deux messes, d’autres de Verlaine, et puis ces rêves d’ailleurs, Trinidad ou la Chine, les ports et ses femmes d’un soir, sûr qu’il s’en ira un jour pour prendre sa revanche… « J’ai la haine tenace », avait-il prévenu.
Solitaire & solidaire
Puis la mistoufle. Ces petites salles où l’on parle quand il chante, ces téléphones aphones et ces bandes à Saint-Germain qu’il n’observe que de loin. Ceux qui croisèrent le jeune Léo, débarqué à Paris au lendemain de cette guerre qui le mobilisa à l’arrière, s’en souvinrent : gauche, timide, dans son coin, revêche… Il trouva enfin son public, qui ne le quittera plus, la quarantaine passée. Chacun connait la suite – « monument de la chanson française », dit-on, non sans raisons ; « après Ferré il nous faudra réécrire un peu différemment l’histoire de la littérature française », dit Aragon, non sans raisons également.
Agoraphobe et volontiers misanthrope (l’homme vénérait les animaux autant qu’il se méfait de ceux de son espèce), les yeux continuellement au bord des larmes et la gueule en biais, Ferré jouait cartes sur table : « J’suis un type à part / Une graine d’ananar ». Il s’identifiait à l’albatros cher à Baudelaire, celui que l’on raille pour sa maladresse lorsque ses ailes, par trop grandes, l’empêchent de marcher comme les autres lorsqu’il descend des cimes. Si Ferré répugnait à se considérer comme un militant, s’il vomissait les partis et leurs cartes que l’on prend comme une âme que l’on vend (il fut toutefois adhérant au Parti communiste français : quelques minutes seulement !), s’il doutait du mot engagement et clamait à qui voulait l’entendre qu’il n’était plus de « chez nous » et qu’il attendait des mutants, il fut pourtant un témoin de son temps. Un témoin critique, les deux pieds dans la Cité et le poing levé vers un ciel sans Dieu ni maître.
« Un témoin critique, les deux pieds dans la Cité et le poing levé vers un ciel sans Dieu ni maître. »
Rappelons, à grands traits, quelques unes des luttes du chanteur : des textes contre la guerre d’Indochine et du Vietnam, la dénonciation de la torture en Algérie (il entama même la rédaction d’un essai sur le sujet), la défense des activistes nord-irlandais (il dédia une chanson à Bobby Sands et, en direct lors d’une émission de radio, s’en pris très violemment à Margaret Thatcher), la mise en accusation de l’impérialisme nord-américain et du pouvoir de la presse (« Le journal est une idée de financier, c’est aussi le bâton de la puissance. »), la défense de la liberté d’expression (il intervint publiquement lorsque la justice saisit La Cause du peuple et lorsque le régime socialiste censura, sous Mitterrand, Radio libertaire) et de l’école publique, la condamnation de la dictature franquiste (avec menace d’attentat après qu’il ait attaqué le Caudillo sur les ondes) et du coup d’État de Pinochet (on lui doit la superbe chanson « Allende »)… En 1972, il chanta pour les ouvriers en grève des usines Pennaroya et, avec quinze années d’avance sur la vague critique, asséna ses coups à l’encontre de l’industrie publicitaire, de la télévision et de la société de consommation. Des militants de la Fédération anarchiste, qui ont côtoyé Ferré, se rappelèrent : « Il avait le courage physique de ses opinions. […] Léo, c’était la solidarité. C’était un homme entier. Sans concession. Il n’aimait pas les « ayatollahs », qu’ils soient catholiques, protestants, communistes, maoïstes, tous les extrémistes. C’était pourtant lui aussi un extrémiste à sa manière. […] Léo Ferré, c’était la solidarité dans tout le sens du terme. »
Le pouvoir est maudit
« Quiconque s’empare de l’appareil d’État, fût-il le plus vertueux des révolutionnaires, devient sans délai le tyran qu’il combattait la veille. »
Lui qui n’aimait guère la fidélité le fut pourtant à sa compagne de toute une vie : l’Anarchie. Avec une majuscule comme cet Amour qu’il n’a cessé d’encenser. De sa rencontre parisienne avec des exilés espagnols, à la fin des années 1940, à ses derniers jours dans les vignes de Castellina in Chianti, en Toscane, la passion ne faiblit pas…
Tout commença par quelques mots, dénichés au hasard des pages d’un Larousse : « Anarchie : négation de toute autorité d’où qu’elle vienne. » Ferré, alors adolescent, ne s’en remit jamais. Son existence entière se plaça ainsi sous le signe du pas de côté : révolutionnaire, oui, mais sans bréviaire. Le poète évolua loin des côtes et tint à écrire les propres chapitres de sa révolte : le marxisme, avançait-il, n’est plus de mise pour penser l’affranchissement. Il puisa donc chez Bakounine et Stirner ses idées combustibles : l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine, car le pouvoir, d’où qu’il provienne, est ontologiquement nocif et délétère ; Max Stirner, auteur du légendaire (mais peu recommandable) L’Unique et sa propriété, car seul l’individu est en mesure de briser les chaînes qui l’entravent.
Ferré distinguait deux types de pouvoir : le pouvoir positif (celui de l’État, organe des classes dirigeantes) et le pouvoir négatif (celui des relations quotidiennes). Sa proposition ? Naviguer, en funambule, vers le point zéro. Le pouvoir corrompt. Les plus belles intentions se dissolvent dans ses acides, les plus nobles desseins se brisent contre les murs qu’il dresse. Le dissident s’accommode des privilèges qu’il décriait hier et prend sans tarder ses aises dans les appartements du roi défait. Quiconque s’empare de l’appareil d’État, fût-il le plus vertueux des révolutionnaires, devient sans délai le tyran qu’il combattait la veille. D’où sa détestation, définitive et martelée, des leaders politiques : Robespierre (avocat « arriviste » et despotique), Lénine (« Dégueulasse, dégueulasse, dégueulasse ! »), Trotsky (sur qui il « crache » dans l’une de ses chansons – très probablement en mémoire des corps écorchés de Cronstadt), Staline, Mao, Castro (« Les tyrans, même avec le cigare-prolo, même avec le treillis, je les dégueule. »)… Régis Debray eut également droit à quelques lignes cinglantes, dans un texte qu’il publia en 1968 dans la revue La Rue (des prises de positions anti-communistes qui ne l’empêchèrent pas d’être proche de Breton ou d’Aragon et d’afficher l’estime intellectuelle qu’il portait à Sartre). Ferré refusait de se rendre dans les pays sous tutelle soviétique comme il refusait de séjourner en Espagne, sous Franco, et en Algérie, sous domination coloniale de l’empire français.
Mai 68 l’érigea en héraut de la contestation. Des drapeaux rouges ou noirs et des portraits de Louise Michel bombaient le torse dans des salles désormais combles… Ferré observait d’un œil comparse les protestations ouvrières et étudiantes qui agitaient le pays. Son dernier disque, posthume, témoigne d’une complicité indéfectible : « Ce mois de Mai présent comme demain matin. » Cette insurrection l’ébranla en ce qu’elle touchait directement le peuple, contrairement à la Révolution bourgeoise de 1789. Mais des groupuscules fanatiques exigèrent rapidement de lui des comptes sur la cohérence et la pureté de son engagement politique : des activistes maoïstes troublèrent ses récitals et L’Idiot international convia ses lecteurs à s’en prendre physiquement au chanteur. Expérience douloureuse pour Ferré, qui se retira en Italie aux côtés de sa nouvelle femme, espagnole et future mère de ses trois enfants.
Ferré n’a jamais voulu manger à la table de la « gauche » – au point de changer les vers de sa chanson « Ils ont voté » après l’élection de François Mitterrand. Hors de question pour lui d’être récupéré par le Parti socialiste triomphant ! Il éconduisit donc les demandes de soutien au nouveau président – comme il déclina le Grand Prix de la chanson française que Jack Lang lui proposa, comme il refusa d’être nommé commandeur des Arts et des Lettres, comme il ne voulut pas être l’invité d’honneur des premières Victoires de la Musique. Axiome inoubliable : « Le seul honneur pour un artiste, c’est de n’en pas avoir. »
Une morale du refus
Ferré percevait dans le refus un facteur d’évolution de l’espèce humaine. Et s’il ne croyait guère au Progrès (il n’a jamais caché son anti-modernisme et sa crainte que l’avenir ne devienne, au rythme où s’exalte l’Histoire, « un univers de matricules » où la culture se distribuerait en pilules), il pensait en revanche que trois lettres étaient à même de faire progresser le bipède maladroit que nous sommes : non. Non ! Quitte à la nausée, quitte à la stérilité, quitte à la mauvaise foi ! Contre les consentements serviles, opposer, toujours, une fin de non-recevoir. Un oui et le genoux se retrouve à terre !
« Le peuple donne de la voix quand ses maîtres l’exigent afin qu’il désigne, dans le secret des urnes, ceux qui ne manqueront pas de le trahir au grand jour. »
Les propositions philosophiques et politiques de la tradition anarchiste/libertaire s’avèrent trop nombreuses pour que l’on puisse les résumer ici ; signalons néanmoins que Ferré se sentait proche de l’un des nombreux courants de cette tradition : l’anarcho-individualisme. De par ses dispositions psychologiques et sa relation au monde extérieur, il ne pouvait bâtir une pensée optimiste et collective : les lendemains chantent faux, tout sourire précède une trahison et le Grand Soir signe des chèques sans provision.
Ferré élevait contre le schéma marxiste-léniniste (le renversement de la bourgeoisie via une avant-garde à même d’incarner le Prolétariat par un parti centralisé) ce qu’il nommait la révolte permanente (ou, c’est selon, l’insurrection permanente). Aucun régime, jamais, n’œuvrera pour ses citoyens. Le suffrage universel ? La démocratie parlementaire ? Foutaises ! Le peuple donne de la voix quand ses maîtres l’exigent afin qu’il désigne, dans le secret des urnes, ceux qui ne manqueront pas de le trahir au grand jour. Querelles de clans, bisbilles de notables, théâtre de l’entre-soi. La pièce vire à la farce : droite et gauche ou cul et chemise.
Il avait, dans l’un de ses articles, confié que « l’anarchie est la formulation politique du désespoir ». Ailleurs, encore : « Je tiens que l’anarchie est une tristesse. Politiquement, c’est un malentendu. » Parce que la société, par essence, tient ses sujets en laisse ; parce que l’humanité s’éviscère pour des éclats de trônes et des recoins de terres, Ferré délaissa la grande route pour bâtir son abri dans les fossés ombragés : « Ma maison à moi se trouve dans une contrée non homologuée, dans une dimension copine, sans Droit, sans Religion, sans Métaphysique, avec, bien entendu, un Antidroit et tout ce qui se fait de mieux dans l’Anti. C’est là que j’y tiens les clefs de ma maison d’Anarchie. » Et s’il tendait la main, c’était à ses frères d’infortune : les réprouvés, les bannis, les maudits, les oubliés et les sans-grades – tous ceux dont on se rit.
On aurait cependant tort de réduire son œuvre à ses seules dimensions politiques : si le poète reste indissociable de ses prises de position radicales, le versant sentimental et érotique de sa production – toutes ces facettes faisaient corps à ses yeux – mérite assurément la même attention. L’essayiste Pascal Boniface a récemment mis en évidence « son apport fantastique » à la culture francophone : Ferré était avant tout un artiste, un écrivain, un chanteur, un musicien et un compositeur – bien plus qu’un théoricien. Un bloc à prendre ou à laisser, c’est ainsi qu’il se décrivait – on peut toutefois l’appréhender avec lucidité (cette vertu qu’il avait à cœur de célébrer) et chérir l’homme sans faire l’impasse sur ses bavures (on sait son sexisme inqualifiable, son affection pour les voitures de luxe et son rapport pour le moins trouble aux impôts), ses fourvoiements et ses paradoxes (on sait sa relation contradictoire à la violence révolutionnaire – tantôt partisan de l’assassinat systématique des chefs d’États, tantôt adepte de soulèvements pacifiques)…
À la veille de son élection, en mai 2012, François Hollande évoquait Léo Ferré sur une station radiophonique, avec un attachement visiblement sincère. Les cris et les protestations, a-t-il déclaré à propos de l’anarchisme du chanteur, ne suffisent pas, « il faut qu’il y ait des actes qui soient faits ». Si l’on serait tenté de le rejoindre sur le premier temps de l’énoncé (et si l’on admet sans peine que l’anarchisme purement réactif et négateur du poète court au cul-de-sac), on serait surtout tenté, un an plus tard, de rappeler Ferré au bon souvenir du président : « Ils ont voté et puis, après ? »