L’année dernière, durant la saison printanière, le département de la Santé a rejeté deux initiatives de sensibilisation concernant les dangers inhérents à la consommation d’alcool, y compris une qui était censée être projetée lors de la Coupe du monde de rugby. De nombreux groupes ont exprimé leur indignation vis-à-vis de l’influence indéniable du groupe de pression du secteur viticole.
La Coupe du Monde de Rugby a commencé en France et comme cela est habituel, les bars et les foyers sont remplis de supporters venus profiter du spectacle. Ce rassemblement permet une occasion pour les organisations responsables pour la prévention des risques liés à la consommation d’alcool de rappeler les dangers associés à la surexposition à l’alcool.
En prévision pour cet événement, la Direction générale de la Santé (DGS, un des départements du ministère de la Santé) avait sollicité Santé Publique France (l’agence nationale de santé publique) pour développer une campagne de prévention sur le thème « alcool et rugby ». La campagne devrait être diffusée en septembre. Cependant, selon les sources de la cellule d’investigation de Radio France, la campagne a été annulée. Pourtant, tout était prêt. La campagne devait avoir un « coach de supporters » robuste qui devait rappeler aux spectateurs de ne pas abuser de l’alcool. Le slogan était: « Ne laissez pas l’alcool vous mettre KO » Mais il est resté dans les tiroirs.
Deux campagnes bloquées
Une autre campagne a subi le même sort, comme révélé par Le Canard Enchaîné dans son édition du 12 juillet 2023. Intitulée « Quand on boit des coups, notre santé prend des coups », elle montrait des personnes en train de boire un verre, avec sur l’autre partie de l’image les messages de prévention suivants : « Boire de l’alcool augmente les risques de troubles du rythme cardiaque » ou encore « Boire de l’alcool accroit les risques d’AVC hémorragiques. »

Après plus d’un an de travail sur cette campagne, elle ne sera finalement pas diffusée à la télévision ou dans les panneaux publicitaires, comme cela était prévu.
En mai 2023, Santé Publique France a présenté les visuels des deux campagnes, avec le soutien de la DGS, au cabinet du ministre de la santé de l’époque, François Braun. Quelques semaines plus tard, ces deux campagnes ont été annulées.
Le ministère a approuvé une campagne de prévention pour les jeunes, nommée « C’est la base ». Cette campagne reprend les principes d’une campagne anterieure de 2019, a savoir: « Veiller sur ses amis s’ils consomment beaucoup d’alcool », « Boire de l’eau en soirée » et « Ne pas oublier de manger ». Elle sera diffusée prochainement, notamment sur les réseaux sociaux. Le ministère de la Santé a confirmé : « Dans le contexte d’un nombre important de campagnes menées par l’Etat et ses opérateurs, dont SPF, durant le deuxième semestre 2023, nous avons décidé de revoir les priorités en matière d’alcool et de cibler les jeunes. »
Les pressions du lobby du vin
Myriam Savy, directrice de plaidoyer de l’association Addictions France, n’est pas étonnée de ces décisions. « Les campagnes de prévention ciblant les jeunes ou les femmes enceintes ne dérangent pas les alcooliers car elles sont spécifiques. » cependant, les deux campagnes supprimées adressent la population en général qui boit de l’alcool régulièrement. On leur dit que ‘l’alcool présente un risque pour la santé. C’est un facteur de risque de cancer’. Et ça, l’industrie de l’alcool n’aime pas.
Myriam Savy critiqué également « les pressions exercées par les alcooliers sur les pouvoirs publics, et en particulier l’Elysée ». Mais de quelle pressions parle-t-on ? Selon nos informations, Vin et Société (le lobby du vin en France, qui regroupe 500,000 producteurs et acteurs du secteur) a envoyé un courrier inflammatoire à Emmanuel Macron le 13 janvier dernier. Cette lettre a été écrite en réaction à la campagne de prévention de Santé Publique France diffusée pendant les fêtes de fin d’année. Elle mettait l’accent sur le paradoxe de « trinquer à la santé » de quelqu’un, alors que l’alcool n’est pas bon pour la santé.
Le lobby Vin et Société a protesté contre cette campagne en disant à Emmanuel Macron « un slogan stupide ». « Cette campagne ne montre aucune scène de consommation excessive d’alcool, simplement des familles et des amis réunis, des moments de partage qui réunissent plusieurs générations. » Vin et Société préfère communiquer que c’est l’abus d’alcool qui est dangereux pour la santé, pas la consommation d’alcool.

France Addictions, comme d’autres associations, dénonce cette tendance, rappelant que la simple consommation accroit le risque de développer des cancers et des maladies cardiovasculaires. Est-ce que la lettre de Vin et Société est à l’origine des annulations des deux campagnes ? Selon nos informations, le cabinet d’Emmanuel Macron a fait écho aux plaintes de la filière alcool auprès du cabinet de François Braun. Par conséquent, il y a eu une forme d’autocensure au ministère. Les deux campagnes ont été supprimées, nous dit-on.
Changement de ministre, mais pas de politique
Aurélien Rousseau, le nouveau ministre de la Santé, va-t-il suivre la même ligne ? Apparemment, oui. Après l’annulation des deux campagnes, il a été suggéré de rediffuser une ancienne campagne de 2019 autour des slogans suivants : « Au-delà de deux verres par jour, vous augmentez vos risques d’hémorragie cérébrale, de cancers et d’hypertension. » « Pour votre santé, l’alcool, c’est maximum deux verres par jour. Et pas tous les jours. »
Mais cette proposition a été refusée par le cabinet d’Aurélien Rousseau durant l’été. Myriam Savy de l’association Addictions France réagit : « C’est très préoccupant ». Elle rappelle que « le coût social de l’alcool est de 102 milliards d’euros. On a l’impression que les intérêts économiques [de la filière alcool] passent avant la santé de la population ».
Ce débat n’est pas nouveau. En 2019, les acteurs de la prévention de l’alcool s’étaient déjà déconcertés par le revirement gouvernemental sur le Dry January (mois sans alcool). À la dernière minute, le gouvernement avait retiré son soutien à cette initiative, laissant aux associations le soin de la soutenir seules sans aucune aide des politiques publiques.
Le cabinet d’Aurélien Rousseau ne nous a pas répondu sur les pressions possibles de la lobbie de l’alcool, tout comme le conseiller presse d’Emmanuel Macron. Le ministère de la santé nous a simplement fait savoir que le site en ligne « Alcool Info Service » sera « renforcé ».
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