C’est désormais une coutume attendue par de nombreuses revues culturelles : établir un classement des 10 œuvres qui ont marqué leur année, concernant divers domaines comme la musique, la lecture, le cinéma ou encore les séries télévisées, entre autres aspects culturels. Comment sont conçus ces classements ? Se vendent-ils mieux que le reste du contenu ? Pour le comprendre, prenons l’exemple de deux magazines célèbres : Les Inrocks et Les Cahiers du Cinéma.
L’artiste américaine Caroline Polachek, 38 ans, et son album Desire, I want to turn into you règnent en tête des albums de l’année 2023, plébiscités par le magazine Les Inrocks. La rédactrice en chef du magazine, Carole Boinet, admet que la préparation de ce numéro spécial qui célébre le meilleur de l’année est à la fois excitante et ardue : « De manière fréquente, des albums sortent sans prévenir au moment où on élabore le classement annuel, ce qui peut bouleverser l’ordre établi, rapporte-t-elle à 42mag.fr. Cependant, en général, on essaye d’établir un classement avant le début du mois de décembre, et tout le monde participe avec enthousiasme, quels que soient la catégorie ou la rubrique. »
Carole Boinet assure que chez Les Inrocks, tout le monde participe à cet exercice avec allégresse, excitation et une certaine appréhension, en s’efforçant de trouver un juste milieu. « C’est une tradition bien ancrée dans notre magazine à l’approche de la fin de chaque année. Par exemple, indépendamment de mon rôle de rédactrice en chef, je rédige mon propre top 10 musical, et je m’efforce toujours de le faire aussi sincèrement que possible, en incluant mes coups de cœur sans pour autant me conformer à une quelconque tendance », soutient-elle.
Un guide pour les cadeaux des fêtes
Un exemplaire des Inrocks est d’autant plus précieux qu’il rassemble en une seule couverture quatre artistes aux hauts faits marquants de l’année : Justin Triet, Damon Albarn, Etienne Daho et Charlotte Gainsbourg. Tous ces artistes, leurs interviews, leurs rencontres, ainsi tous les articles compilant le meilleur de 2023 donnent une richesse et une variété au magazine que Carole Boinet espère utilisables en tant que guide pour les cadeaux des fêtes.
« Ce numéro se veut être un panorama, un bilan, une synthèse de l’année. C’est un peu délicat à réaliser, mais on a aussi cette mission de mettre en évidence des choses qui auraient été négligées ou sous-estimées, ou qui seraient passées inaperçues. »
à 42mag.fr
« Il est d’autant plus important de le faire à un moment où les œuvres – musicales ou d’autres formes – sortent si rapidement et sont souvent reléguées au second plan. On a le sentiment d’avoir un rôle à jouer dans cette masse d’informations et d’aider à faire une pause pour mieux comprendre l’essence de l’année 2023. Qu’est-ce que j’ai retenu et qu’est-ce que j’aimerais découvrir parmi toutes les œuvres de cette année? Je pourrais donner comme exemples les artistes
Bar Italia et Clara Jackson, ou encore Grian Chatten de Fontaines D.C. aux côtés des grandes stars comme Lana Del Rey. Nous sommes des passeurs, et c’est comme cela que je conçois notre travail », continue Carole Boinet
Les réseaux sociaux offrent un bel aperçu de l’engouement pour ce « Top 10 », le plus souvent musical ou cinématographique, qui est devenu une véritable habitude pour les journalistes du domaine culturel. Les Cahiers du Cinéma respectent cette tradition en sachant bien que leur rétrospective de l’année est particulièrement attendue par leurs lecteurs et adhérents. L’élaboration de ce classement se fait dans une ambiance conviviale et par le biais d’un vote démocratique, qui est ensuite « modéré » par les rédacteurs en chef, qui décident de ce que le magazine souhaite mettre en avant.
Faire revivre
Ainsi, pour 2023, c’est le film argentin Trenque Lauquen de Laura Ciratella qui a obtenu la première place. Ce film, qui est produit en deux parties, avu le jour au mois de mai et n’a attiré que 20 000 spectateurs dans les cinémas français.
Il s’agit d’un choix judicieux et délibéré, qui vise à la fois à valoriser ses qualités et à le remettre sur le devant de la scène. Yal Sadat, journaliste aux Cahiers, l’explique : « Ce qui fait l’intérêt d’un top 10 et le différencie d’une simple passion enfantine ou adolescente, et parfois aussi autocentrée, c’est qu’il peut orienter les gens vers des films qu’ils auraient manqués. C’est le fruit d’un processus collectif et démocratique, mais aussi une volonté de ne pas exprimer des choix conformes à ceux du reste de la presse ou de la communauté des cinéphiles. »
« On a hérité aux Cahiers cette mission de défendre ce qu’on appelle la politique des auteurs, de défricher. Même un film qui serait malheureusement diffusé seulement dans une ou trois salles. Nous défendons, et si l’on peut le dire, vengeons des destins de films presque oubliés. C’est ce qui donne du sens à cette tradition. »
Yal Sadat, journaliste aux Cahiers du cinémaà 42mag.fr
Le magazine, fondé en 1951 et qui a vu passer des plumes prodigieuses comme Serge Daney et Serge Toubiana, ainsi que les jeunes talents Godard, Rohmer, Truffaut, Rivette et Chabrol, a plusieurs fois fait parler de lui avec ses classements annuels. Par exemple, la fameuse émission de téléréalité Loft Story et la troisième saison de la série Twin Peaks ont fait leur apparition parmi les œuvres sélectionnées. Ces choix osés, revendiqués et explicités dans le texte accompagnant la liste, sont également un moyen de créer la discussion, un véritable acte quasi politique. Comme le rappelle Yal Sadat, une autre tradition existe aux Cahiers : après le vote de la rédaction en décembre, c’est au tour des lecteurs de voter en janvier.
Enfin, il est important de noter que ces numéros spéciaux « bilans » de décembre ont l’avantage de stimuler les ventes par rapport aux autres mois. Ils permettent une augmentation des ventes jusqu’à 25 à 30% pour Les Inrocks, par exemple.