Les Mexicains ont du mal à accepter le film de Jacques Audiard, malgré le fait qu’il ait remporté un prix à Cannes, reçu des récompenses aux Golden Globes et obtenu treize nominations aux Oscars.
Acclamé à Hollywood mais controversé au Mexique. Emilia Pérez, œuvre cinématographique de Jacques Audiard centrée sur un narcotrafiquant mexicain ayant changé de sexe, fascine les amateurs de cinéma à travers le monde. Cependant, le pays qui a inspiré le film le rejette, l’accusant de traiter avec trop de légèreté les tragédies liées à la violence des cartels.
Le jeudi 23 janvier, cette comédie musicale a marqué l’histoire en recevant 13 nominations aux Oscars, un record pour un film non anglophone. Cependant, elle doit encore faire face à l’opinion du public mexicain suite à sa sortie en salles, après avoir essuyé de violentes critiques pendant plusieurs mois.
« Emilia Pérez incarne tout ce qu’un film ne devrait pas être : clichés, ignorance, manque de respect, et exploitation d’une des graves crises humanitaires au monde, à savoir les disparitions massives au Mexique. C’est à la fois offensant et frivole », a exprimé sur X la journaliste mexicaine basée en Argentine, Cecilia Gonzalez (suivie par 47 000 abonnés).
« Une authenticité peu convaincante »
Le parcours difficile d’Emilia Pérez dans son pays d’origine a débuté fin octobre, au Festival de Morelia, dans le nord-ouest, où le film a été projeté en présence d’Audiard et de ses actrices primées à Cannes pour leur interprétation : Karla Sofía Gascón, Zoe Saldaña, Selena Gomez, et Adriana Paz. Cependant, le public n’a guère manifesté d’enthousiasme, n’offrant qu’un maigre applaudissement pour l’histoire de ce narcotrafiquant redoutable qui, après être devenu femme, vient en aide aux victimes de la violence des cartels.
Le directeur de la photographie Rodrigo Prieto, très prisé à Hollywood pour ses collaborations avec des réalisateurs comme Greta Gerwig (Barbie) et Martin Scorsese (Killers of the Flower Moon), a vivement critiqué le film principalement tourné en studio à Paris, bien que quelques scènes aient été capturées en extérieur la nuit à Mexico. Excepté pour la présence de l’actrice mexicaine Adriana Paz, il a affirmé que « tout semblait manquer d’authenticité » dans le film, comme il l’a confié à la revue spécialisée Deadline. « C’est particulièrement perturbant quand on parle d’un sujet aussi crucial pour nous, les Mexicains », a-t-il ajouté, soulignant les quelque 30 000 homicides annuels et les 100 000 disparitions en grande partie attribuables à la violence des cartels.
« Je n’ai rien contre les étrangers venant réaliser des films au Mexique, mais les détails ont leur importance. Regardez Ang Lee, il est originaire de Taïwan et a réussi à faire Brokeback Mountain, qui dépeint une romance entre deux cow-boys. Son attention aux détails est exemplaire », a conclu Prieto. Il défendait alors son propre travail, Pedro Páramo, avec Netflix, lors de Morelia.
« Un des films les plus insultants et trompeurs du XXIe siècle »
« Ce film banalise le drame des disparus au Mexique », dénonce Artemisa Belmonte, qui a initié une pétition sur change.org pour empêcher sa diffusion dans les salles, récoltant 11 000 signatures depuis le 9 janvier. Emilia Pérez est « parmi les œuvres cinématographiques les plus grossières et duplicitaires du XXIe siècle », a soutenu l’écrivain Jorge Volpi dans les colonnes d’El Pais.
Il invite à inverser les rôles pour mieux comprendre la situation : comment la communauté cinématographique réagirait-elle si un réalisateur mexicain renommé (tel que Cuaron, Inarritu ou Del Toro) produisait un film traitant des problématiques des banlieues en France, mais en studio à Mexico, avec des acteurs hollywoodiens au phrasé argentin ou colombien ? « Ce serait perçu comme une farce, promptement ridiculisée ». Elle incarne tous les préjugés imprudents envers les transitions de genre, ajoute Volpi, tout en reconnaissant « la minutie » du travail accompli par l’actrice transgenre espagnole Karla Sofía Gascón.
Une autre controverse a concerné le niveau d’espagnol de l’Américaine d’origine mexicaine Selena Gomez, dont la prestation a été qualifiée de « sans défense » par l’acteur mexicain Eugenio Derbez. « Je suis désolée, j’ai fait de mon mieux », a réagi Selena Gomez sur TikTok, ce à quoi Derbez a présenté des excuses publiques.
« L’opéra n’est jamais fidèle au réel »
Lors d’une présentation récente à Mexico, Audiard a commencé à présenter ses excuses : « Si certaines choses dans Emilia semblent choquantes, je serais prêt à m’en excuser ». Selon lui, « il s’agit à l’origine d’un opéra, et les opéras, par essence, ne sont pas réalistes ». Il a justifié la présence limitée de Mexicains au casting (qui était un autre point de critique récurrent) en affirmant que « Selena (Gomez) et Zoe (Saldaña) apportaient une dimension commerciale », comme il l’a expliqué lors d’un échange avec l’AFP à Bogota.
En dépit des critiques, Emilia a fini par recevoir quelques soutiens au Mexique. « Je ne pense pas que Gene Kelly se soit réellement rendu à Paris pour son film Un Américain à Paris », a déclaré le cinéaste mexicain Guillermo del Toro au cours d’une conversation avec Audiard.
Selon un chroniqueur de Milenio, Alvaro Cueva, « Si les grands maîtres du cinéma d’auteur comme Federico Fellini ou Luis Buñuel étaient encore parmi nous, c’est le type de film qu’ils réaliseraient ». Il a rappelé que Buñuel avait également subi de vives critiques en 1950 pour Los Olvidados, qui dépeint la pauvreté des quartiers de Mexico.
Interviewée par Milenio, Angie Orozco, membre d’un collectif de proches des disparus, a espéré mercredi que « tout le vacarme » entourant le film aiderait à mieux « comprendre la crise » des disparitions. Un retour à la réalité, aussi difficile soit-il.