Le ministre de la Justice envisage de mettre en place un nouveau système de détention pour plusieurs centaines de prisonniers, en s’inspirant des méthodes utilisées en Italie contre la mafia. Cependant, une telle approche comporte des dangers bien connus pour le bien-être psychologique des détenus.
« Ce fut la période la plus éprouvante de ma vie. » Yannick*, âgé de 55 ans, a connu trois mois de l’isolement au cours de ses vingt-deux années de détention. « Il fallait une volonté de fer pour ne pas perdre espoir », partage-t-il avec 42mag.fr. Son témoignage résonne avec les préoccupations exprimées par l’Observatoire international des prisons (OIP) le mardi 4 mars, à propos d’un possible renforcement de cette mesure dans le cadre d’une proposition de loi visant à lutter contre le narcotrafic en France. Le garde des Sceaux a dévoilé, jeudi, les deux établissements de haut sécurité choisis pour accueillir les 200 trafiquants de drogue les plus dangereux: Vendin-le-Vieil (situé dans le Pas-de-Calais) et Condé-sur-Sarthe (dans l’Orne).
L’amendement proposé par Gérald Darmanin sera examiné à l’Assemblée nationale à partir du 17 mars. Son objectif est de rendre impossible pour les trafiquants de gérer leurs activités criminelles depuis leur cellule en les empêchant de « menacer, corrompre, diriger leurs points de vente, commander des meurtres ou s’évader dans des conditions aussi dramatiques que celles de monsieur Amra », a précisé le ministre face à la commission des lois, évoquant un délinquant multirécidiviste arrêté en Roumanie après une évasion de presque un an.
Si ce projet de loi est accepté, le ministre de la Justice aura le pouvoir de transférer un détenu, qu’il soit en jugement ou condamné, dans un « secteur dédié à la lutte contre le crime organisé » pour une période de quatre ans renouvelable. Ces secteurs s’inspirent de la méthode italienne contre la mafia, où les visites se feront derrière une vitre, les unités de vie pour famille seront supprimées, des fouilles complètes auront lieu après chaque rencontre et les appels téléphoniques seront restreints à deux heures, deux fois par semaine. Ce renforcement des conditions carcérales est jugé par l’OIP comme « portant atteinte aux droits fondamentaux » dans un communiqué diffusé lundi. L’organisation y note une similitude « dangereuse » avec les quartiers de haute sécurité, considérés comme inhumains et abolis en 1982 par le ministre de la Justice Robert Badinter.
Une « torture blanche »
Actuellement, un juge peut ordonner l’isolement durant une enquête, ou l’administration pénitentiaire peut l’imposer pour des raisons de sécurité, pour trois mois renouvelables, sans dépasser deux ans, sauf exception. Les experts soulignent une augmentation du nombre de placements et de la durée de ceux-ci. Fin 2023, 20 % des 814 détenus concernés y étaient depuis plus de deux ans et 3 % depuis plus de cinq ans, selon les statistiques pénitentiaires. Parmi ces détenus, Rédoine Faïd, un braqueur multirécidiviste, est isolé depuis plus de onze ans à cause de ses deux évasions. Cet homme étant sous surveillance renforcée, « il n’a pas accès aux unités familiales ni à des visites sans séparation », précise son avocat, Benoît David.
Cependant, théoriquement, l’isolement n’impose pas d’autres privations que celle du contact avec d’autres détenus. Contrairement au placement en quartier disciplinaire, l’isolement n’est ni une punition ni une privation de droits, d’après une directive de 2011. En pratique, les frontières entre ces mesures s’amenuisent, l’isolement étant souvent accompagné de diverses restrictions. Dominique Simonnot, contrôleuse générale des lieux de détention, décrivait à 42mag.fr un portrait glaçant : des cellules « exiguës et obscures », des fenêtres « enfermant de nombreux barreaux », des « petites cours déplorables » pour la promenade, des détenus réduits à crier par les fenêtres pour communiquer. « C’est de la torture blanche », affirme-t-elle. Ce terme est utilisé, notamment par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, pour décrire la privation de stimulation sensorielle et de contact humain pendant l’isolement, qui laisse des séquelles psychologiques profondes.
Atteindre jusqu’à ses rêves
Mis en isolement en 2008, Yannick s’est discipliné à écrire à ses proches, bien que ses lettres ne soient jamais parties. Cette correspondance à sens unique lui a permis « de garder la tête hors de l’eau » et de ne pas être submergé par la « rage et la haine ». Cette pratique lui a aussi donné un repère temporel dans une période floue et étirée. « Le mitard [quartier disciplinaire] est plus dur physiquement car on est face à soi-même, mais au moins, dans cet endroit le temps est mesurable », décrit-il. Pour Yannick, l’aspect le plus pénible reste la surveillance intrusivement constante.
« Ils frappaient la nuit à la porte pour s’assurer que j’étais bien là, sous les draps, encore en vie. »
Yannick, 55 ans, ancien détenuà 42mag.fr
Quinze ans après, il continue de se réveiller en sursaut. « En sortant, c’était vingt fois par nuit. Aujourd’hui, c’est encore trois ou quatre », poursuit-il. L’avocat de Rédoine Faïd relate un quotidien similaire pour son client. Outre les réveils nocturnes, la petite cour de la prison de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais), où il « tourne constamment dans un même sens, a endommagé ses genoux. Il ressent son corps se rigidifier, tout comme son esprit ». Ce qui est le plus dur pour lui, c’est l’absence complète de contact physique avec ses proches. À tel point que le détenu de 52 ans « se dit atteint jusque dans ses rêves, où il ne parvient pas à toucher les gens », comme le soulignait une juge d’application des peines dans un arrêt de novembre 2024, accessible par 42mag.fr, et qui ordonnait de lever l’isolement, sans succès.
Stress post-traumatique et suicide
Les effets de l’isolement sur la santé mentale des prisonniers sont bien documentés. Thomas Fovet, psychiatre et co-auteur de La prison pour asile ? Enquête sur la santé mentale en milieu carcéral, énumère divers symptômes : « l’anxiété, la dépression, des troubles du sommeil, des troubles cognitifs, une hypersensibilité aux stimuli, voire des hallucinations et des comportements autodestructeurs. » Des études internationales montrent aussi une association avec le stress post-traumatique et une surmortalité, même après la libération uniforme, explique-t-il.
Une étude menée entre 2017 et 2020 dans les prisons françaises note, selon Thomas Fovet, que le risque de suicide est multiplié par six dans les deux semaines suivant un placement en isolement, et reste quatre fois plus élevé durant toute sa durée.
Un ancien directeur pénitentiaire renforce cette perspective. « Si on instille une souffrance inutile dans leur emprisonnement, comment espérer un changement suite à leur captivité avec effet ameliorant ? », questionne-t-il.
Ce haut fonctionnaire, qui inspecte encore de nombreux établissements pénitentiaires, observe « une dégradation flagrante » des conditions depuis deux ans concernant les quartiers d’isolement : « Je vois des hommes qui tournent sans fin, qui ont perdu l’usage de la parole et ressemblent à des zombies.map; », ajoute-t-il.
L’homme qui n’a « aucun remord » à utiliser l’isolement pour « protéger l’établissement et le personnel pénitentiaire » lorsqu’il dirigeait l’unité de Fleury-Mérogis, s’inquiète que cet isolement devienne un outil disciplinaire perdant de son efficacité.
Négation de tout espoir de réhabilitation
Selon le service statistique du ministère de la Justice (PDF), « les troubles psychologiques ou psychiatriques observés en détention sont associés à un risque accru de récidive. Par contraste, le travail en prison diminue légèrement le risque de récidive ». Dans le cas de l’isolement, « l’impossibilité de travailler, d’être auxiliaire ou d’avoir un rôle en détention supprime toute vie sociale interne », explique Charly Salkazanov, un avocat spécialiste du droit pénitentiaire. « Or, l’homme est un être social. Forcément, ils perdent pied », commente-t-il.
Jean-François Coulomme, député La France Insoumise (LFI) et responsable du groupe d’étude sur l’incarcération à l’Assemblée nationale, critique le régime carcéral prévu par le gouvernement. Son groupe a prévu de voter contre cet amendement, estimant qu’il « nie toute opportunité de réhabilitation », avec des « personnes qui sortiront plus abîmées qu’à leur arrivée ».
« Nous tendons vers une prison réduite seulement au bras vengeur de la justice et non plus vers sa dimension réparatrice. »
Jean-François Coulomme, député LFI spécialiste des questions de détentionà 42mag.fr
Le nombre de détenus concernés par ce nouveau régime n’est pas encore décidé. Si Gérald Darmanin a évoqué le chiffre de « 600 à 800 » à l’Assemblée mercredi, l’OIP souligne « que tout le domaine du crime organisé et certains crimes en série pourraient être concernés ». « Même si personne ne s’apitoie sur leur sort, la majorité des détenus finissent par sortir, prévient Dominique Simonnot, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté. Et si ces personnes reviennent dans un état lamentable, cela ne profitera pas à la société. »
