Bien que le Parlement ait adopté à l’unanimité une mesure destinée à lutter contre une fraude fiscale d’ampleur, le Sénat reproche à Bercy d’avoir, sous l’influence des établissements bancaires, permis une faille dans le dispositif.
« Nous appliquerons une politique inflexible contre la fraude fiscale », avait assuré Emmanuel Macron en 2018.
Peu après les divulgations d’une fraude complexe à l’échelle nationale, qui aurait privé la France de 33 milliards d’euros de recettes fiscales sur deux décennies, l’État affichait une attitude ferme.
Sept ans plus tard, le Parlement croyait avoir mis un terme à cette pratique connue sous le nom de « CumCum ». Un terme issu du latin « avec », suggérant une situation “gagnant-gagnant”.
Cependant, cela ne prenait pas en compte « des réglementations d’application de la loi, élaborées par le gouvernement, qui créent une faille que les banques peuvent exploiter pour poursuivre la fraude« , déplore Jean-François Husson, sénateur (LR) de Meurthe-et-Moselle et Rapporteur général de la commission des finances.
Un mécanisme de fraude particulièrement élaboré
Lorsqu’un investisseur étranger détient des parts dans une société française, il perçoit des dividendes. La législation impose alors le paiement d’un impôt sur ces dividendes, allant de 15 à 30 %.
Or, un stratagème permet d’échapper à ce prélèvement, avec la coopération des établissements bancaires : juste avant la distribution des dividendes, l’investisseur prête temporairement ses actions à une banque française, laquelle perçoit les dividendes à sa place – la banque échappant à l’impôt. Elle restitue ensuite les actions à l’investisseur initial, moyennant une commission modique. Au final, l’investisseur évite de s’acquitter de l’impôt, alors que l’État subit une perte de plusieurs milliards d’euros en recettes fiscales.
En France, le prêt d’actions est légal. Mais effectuer ce prêt au moment du versement des dividendes dans le but de contourner l’impôt est illégal.
Nous avons contacté un courtier spécialisé dans ce montage financier, qui agit comme intermédiaire entre banques et investisseurs : « Tout le monde prend sa part. Le gâteau est assez gros pour que chacun puisse en profiter« , explique-t-il. À ses yeux, « il s’agit bien de fraudes.«
Une loi adoptée unanimement… puis amendée par Bercy
À la fin de l’année 2024, malgré l’opposition des banques, le Sénat a voté une loi pour éradiquer cette pratique. Désormais, même lorsque des actions sont prêtées temporairement, le bénéficiaire final des dividendes doit déclarer et payer l’impôt. La mesure a été approuvée à l’unanimité.
Cependant, dans un courrier adressé à la DGFiP le 17 février 2025, la Fédération bancaire française (FBF) a demandé à Bercy d’introduire des exceptions à cette règle.
D’après plusieurs notes internes auxquelles nous avons eu accès, les services du ministère de l’Économie avaient suggéré à son ministre, Eric Lombard, de rejeter cette demande “pour éviter toute impression que l’administration ou le gouvernement reviendrait sur la décision du législateur.” Ils soulignaient qu’il « existe un fort risque de polémique. »
Malgré ces avertissements, Eric Lombard a néanmoins publié en avril 2025 une mise à jour du BOFiP (Bulletin Officiel des Finances Publiques) qui modifie radicalement l’application de la loi.
Lorsque les titres sont négociés sur un marché réglementé, la banque n’a pas l’obligation d’identifier le bénéficiaire effectif.
Ministère de l’ÉconomieBulletin officiel des finances publiques (Bofip)
En d’autres termes : les banques peuvent désormais choisir de ne pas savoir qui se cache derrière les actions et, par conséquent, ne pas prélever l’impôt correspondant.
Un « sabotage » pointé du doigt par le sénateur LR Jean-François Husson
“Le gouvernement a une fois de plus contourné la volonté du Parlement, ce qui est inadmissible. Le parlement est souverain lorsqu’il vote les lois, en particulier celles relatives au budget”, fustige Jean-François Husson qui, le 19 juin dernier, a effectué une visite surprise au ministère de l’Économie en utilisant son « droit de contrôle sur place et sur pièces« .
Mais pourquoi le ministre de l’Économie n’a-t-il pas respecté la décision du législateur ? Selon plusieurs sources proches du dossier, Bercy serait intervenu pour « clarifier la loi » et éviter d’imposer des contraintes excessives aux banques dans leurs opérations en bourse.
Lors de son intervention devant les députés mardi dernier, le Premier Ministre a semblé ignorer jusqu’alors cette controverse : « Je n’étais pas informé, je dois le reconnaître, du texte que M. le rapporteur général Husson a mis en lumière. » Pour sa part, François Bayrou a qualifié les pratiques CumCum d’inacceptables, rappelant que les décisions du Parlement doivent impérativement être respectées.
NOS PRINCIPALES SOURCES :
“CumCum” : une explication claire du scandale des dividendes
Fraude « CumCum » : le Sénat vote fin 2024 pour condamner cette manipulation des dividendes
Informations complémentaires fournies par le ministère de l’Économie dans le Bulletin officiel des finances publiques (Bofip)
Fraudes « CumCum » : le rapporteur général du Sénat interpelle Bercy pour obtenir des explications