Le texte soumis en séance mercredi au Conseil des ministres n’intègre pas les rectifications proposées par le Conseil d’État, lequel critique la définition même de la « communauté » corse. François Bayrou a pris la décision de maintenir la version originale du projet de loi, en amont d’un débat potentiellement délicat au sein du Parlement.
En plein milieu de la saison estivale, lors du dernier Conseil des ministres avant la pause estivale de l’exécutif, un texte déterminant pour l’avenir de la Corse a été présenté le mercredi 30 juillet. François Rebsamen, ministre chargé de l’Aménagement du territoire, a exposé devant ses pairs les grandes lignes du projet de réforme constitutionnelle intitulé « pour une Corse autonome intégrée à la République », un texte très attendu par la population insulaire. Toutefois, les décisions prises par l’équipe gouvernementale dirigée par François Bayrou suscitent de vives controverses, parfois même de fortes oppositions dans certains milieux, malgré la défense par le ministre d’un « texte issu d’un compromis » à l’issue de la réunion à l’Élysée.
« Le projet de loi présenté demain [mercredi] reprend la rédaction constitutionnelle définie selon l’accord politique établi en mars 2024. Il n’a pas été modifié depuis l’avis consultatif du Conseil d’État », a expliqué le cabinet du ministre mardi soir à l’AFP. « Le Conseil d’État valide le principe d’autonomie, mais emploie des termes divergents de ceux retenus dans l’accord politique. »
Un texte conforme à la conclusion du processus de Beauvau
Pour comprendre pourquoi le gouvernement a choisi de ne pas suivre certaines recommandations de la plus haute juridiction administrative française, qui doit être systématiquement sollicitée avant l’examen d’un projet législatif, il faut revenir au premier trimestre 2024, soit il y a environ un an et demi. Plus précisément, cela renvoie à la fin de ce qu’on a appelé le « processus de Beauvau ».
Le 11 mars, au ministère de l’Intérieur, le gouvernement et une délégation d’élus corses parviennent à un accord sur la rédaction du projet de réforme constitutionnelle concernant la Corse, six mois après l’annonce faite par Emmanuel Macron depuis Ajaccio. « Cette rédaction prévoit la reconnaissance d’un statut d’autonomie pour la Corse au sein de la République, prenant en compte ses intérêts propres liés à… sa communauté historique, linguistique et culturelle, qui a développé un lien particulier avec sa terre », mentionne le premier paragraphe du texte commun. Les partenaires ont également accepté que « les lois et règlements puissent être adaptés » spécifiquement pour l’île, selon les termes du ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin.
Très critiqué par les adversaires de l’autonomie, ce projet s’est retrouvé interrompu avec la dissolution de l’Assemblée nationale en juin 2024. En octobre, avant que le gouvernement mené par Michel Barnier ne soit censuré, l’exécutif réaffirme sa volonté d’adopter un « projet de loi constitutionnelle » et de le soumettre au vote « avant la fin de l’année 2025 ». Trois mois plus tard, lors de sa déclaration de politique générale, le Premier ministre fraîchement nommé, François Bayrou, s’engage à « respecter » ce calendrier. Début février, depuis la Corse, François Rebsamen annonce son intention de « reprendre le processus » et de « boucler ce dossier dans l’année ».
Une opposition véhémente de la droite
Après plusieurs mois d’avancement, le processus marque un tournant mardi 22 juillet grâce à la tenue d’un « comité stratégique » rassemblant le ministre, des élus corses et les préfets des îles, au ministère de l’Aménagement du territoire. C’est à cette occasion que les participants ont pris connaissance de l’avis du Conseil d’État concernant le texte validé en mars. Même consulté uniquement à titre consultatif, le Conseil d’État a modifié certaines formulations : il supprime notamment la notion de « communauté » corse, élimine la référence à un « lien particulier » de cette communauté « à sa terre », et rejette l’idée d’accorder à la collectivité de Corse un pouvoir législatif autonome. « J’ai tenté d’intégrer une ou deux suggestions du Conseil d’État », confie François Rebsamen cinq jours plus tard, mais en vain, car les élus nationalistes corses déclinent catégoriquement ces propositions.
Le gouvernement choisit de soutenir ces élus et d’écarter les recommandations du Conseil d’État. « Je tiens à respecter l’accord de sortie de crise, déclare François Bayrou à l’AFP vendredi dernier. Je suis donc prêt à soumettre au Parlement le texte adopté. Les deux chambres auront toutes les prérogatives pour délibérer sur celui-ci. »
« En principe, je défends que l’État honore la parole donnée. »
François Bayrouà l’AFP
« Je reconnais l’avis du Conseil d’État, mais ce projet de loi repose avant tout sur un accord politique, et mon devoir était de respecter cet engagement de l’État », réaffirme François Rebsamen auprès du Monde mardi. Ainsi, c’est la version issue du compromis signé en mars 2024 qui a été présentée en Conseil des ministres mercredi.
Une trajectoire délicate au Parlement
Cependant, cette volonté du gouvernement de tenir la « parole donnée » à la population corse ne fait pas l’unanimité, notamment chez Gérard Larcher. Dans une lettre adressée à François Bayrou et révélée vendredi par Le Figaro, le président du Sénat et figure des Républicains exige que le projet de réforme intègre « toutes les recommandations » émises par le Conseil d’État. « Je refuse que l’on mette en cause l’unité et l’indivisibilité de la République ! Je rejette l’idée de constitutionnaliser ce qui pourrait apparaître comme du communautarisme », avait-il déjà averti lors d’une intervention sur France 2 en mars 2024, juste après l’accord conclu au ministère de l’Intérieur.
En Corse même, plusieurs voix s’élèvent contre ce texte. « Il serait irresponsable et dangereux de permettre aux Corses de légiférer sans le contrôle du Parlement. Face aux pressions mafieuses, un contrôle parlementaire est indispensable », dénonce François-Xavier Ceccoli, député LR de Haute-Corse, dans un entretien au Figaro. Jean-Martin Mondoloni, chef du groupe d’opposition de droite à l’Assemblée de Corse, partage cette critique. Selon ses propos rapportés par le Monde, il privilégierait un simple pouvoir d’adaptation législative et réclamerait surtout un référendum pour consulter directement les Corses sur l’autonomie. En revanche, les militants favorables à la version gouvernementale du texte considèrent que cette question a déjà été tranchée par un vote massif lors de l’accord de sortie de crise de l’hiver 2024.
Des tensions perceptibles jusque dans l’exécutif
Le parcours de cette réforme constitutionnelle, déjà très contestée, est encore loin d’être terminé. Pour qu’elle soit adoptée, elle doit être votée à l’identique par le Sénat et l’Assemblée nationale, puis approuvée à la majorité des trois cinquièmes lors de la séance réunissant les deux chambres en Congrès. Cette majorité qualifiée sera très difficile à atteindre, dans un contexte où l’extrême droite rejette le texte et où la droite montre un scepticisme marqué, comme en témoigne Gérard Larcher.
Bruno Retailleau, président des Républicains, avait lui aussi dénoncé en mars 2024 une possible « constitutionnalisation du communautarisme ». Pourtant, un an et demi plus tard, le ministre de l’Intérieur n’a pas changé d’avis. François Rebsamen a rappelé à la sortie du Conseil des ministres mercredi : « Il ne s’est pas opposé au texte, il a simplement exprimé sa position. » Ce double langage souligne les dissensions même au sein du gouvernement, alors que l’examen du texte au Sénat est programmé pour « le mois d’octobre », selon les indications du ministre dijonnais.