Jeudi, l’ancien chef d’État a été condamné à une peine de cinq années d’emprisonnement, avec une incarcération qui devrait être effective prochainement, dans l’affaire relative au financement libyen de sa campagne présidentielle de 2007.
« Il y a un déficit d’éthique et de responsabilité chez les acteurs politiques qui est particulièrement inquiétant », constate le spécialiste de droit constitutionnel Thibaud Mulier, à l’issue des nombreuses réactions suscitées par la condamnation de Nicolas Sarkozy, jeudi 25 septembre. « L’inquiétude tient à l’État de droit. Il n’est pas question de remettre en cause le verdict, ce qui est légitime; ce qui inquiète, c’est que certaines forces politiques assimilent l’interprétation du juge à une dérive et remettent en cause l’indépendance des magistrats », précise cet enseignant-chercheur en droit public à l’université Paris-Nanterre.
Le lendemain, deux enquêtes « distinctes » ont été ouvertes suite à des « messages menaçants » visant la présidente du tribunal qui a prononcé la condamnation de l’ancien chef d’État, a indiqué le parquet de Paris. Plus tôt dans l’après-midi, l’Union syndicale des magistrats (USM) avait affirmé avoir signalé ces faits à la justice, évoquant des « menaces de mort ou de violences graves ».
Nicolas Sarkozy a été condamné à cinq années de prison avec un placement sous les verrous prévu prochainement pour avoir « laissé ses proches » démarcher le régime libyen de Mouammar Kadhafi afin de financer sa campagne de 2007. Un séisme dans la vie politique française qui a provoqué une réaction froide et outrée de la part de l’ancien patron de l’UMP. « La haine n’a donc aucune limite », a-t-il lancé à la sortie du palais de justice, voyant dans ce verdict une« décision judiciaire d’une gravité extrême pour l’État de droit ».
« Une nouvelle étape franchie »
La droite, dans son ensemble, s’est solidarisée autour de son ancienne figure. L’eurodéputé François-Xavier Bellamy a dénoncé sur X un « jugement politiquement orienté », tandis que le sénateur LR Stéphane Le Rudulier a déclaré sur 42mag.fr que « le pouvoir des juges l’emporte clairement sur celui des responsables élus ».
Ces propos rappellent ceux utilisés par le Rassemblement national lors de la condamnation en première instance, le 31 mars, de Marine Le Pen, à cinq ans d’inéligibilité avec exécution provisoire, dans l’affaire des assistants parlementaires européens. « Aujourd’hui, ce n’est plus la République des juges, désormais c’est la tyrannie des juges » avait lancé le patron du RN, Jordan Bardella, sur CNews et Europe 1. L’extrême droite a poursuivi ses critiques à l’égard de la justice à l’annonce de la condamnation Sarkozy. « Les Français commencent à s’interroger sur la neutralité de notre justice », a affirmé Marine Le Pen sur LCI jeudi soir, tandis que Marion Maréchal s’en est pris, sur RMC, à ce qu’elle appelle des « juges rouges ».
En réaction, le Syndicat de la magistrature a tiré la sonnette d’alarme sur ce qu’il décrit comme des « coups » portés « contre l’autorité judiciaire ». Dans un communiqué, il s’inquiète que la justice risque de ne plus pouvoir juger, demain, la délinquance en col blanc. Ce syndicat est dans le collimateur de la droite depuis l’affaire, révélée en 2013, du « mur des cons », où figuraient des responsables politiques.
« Je sais que chez certains, cette affaire n’est toujours pas digérée », glisse le vice-président LR de la commission des lois, Philippe Gosselin. « Et soyons clairs : ce n’étaient pas les politiques qui attaquaient » !
« C’est un défouloir qui a été infligé sous les années Sarkozy, lorsque les magistrats étaient attaqués de tous côtés », avait réagi à l’époque Françoise Martres, alors présidente de ce syndicat. Aujourd’hui, « ce qui a été jugé, ce sont des faits commis par un homme. À aucun moment le tribunal n’a jugé les idées de Nicolas Sarkozy », souligne auprès de 42mag.fr Ludovic Friat, président de l’Union syndicale de la magistrature (USM). Le premier vice-président du tribunal de Paris affirme que le déluge de critiques est « insultant pour les collègues qui ont conduit les débats pendant des semaines. L’audience était de qualité, le jugement compte 400 pages, et il était correctement motivé ». Il rappelle par ailleurs que ces attaques contre le monde politique ne constituent pas une nouveauté.
« La ritournelle sur le « gouvernement des juges » n’est pas nouvelle, elle revient régulièrement lors de tous les procès impliquant des personnalités publiques. Mais elle s’amplifie progressivement. »
Ludovic Friat, président de l’Union syndicale de la magistratureà 42mag.fr
« C’est une étape nouvelle qui est franchie », assure le constitutionnaliste Benjamin Morel, qui rappelle que, autrefois, les affaires Fillon et Mélenchon avaient aussi déclenché une avalanche de critiques contre l’impartialité du système judiciaire émanant des deux camps politiques. Le candidat de la droite, alors empêtré dans l’affaire des emplois fictifs de son épouse pendant la présidentielle de 2017, avait dénoncé « une enquête à charge » et « un assassinat politique ».
« Que le bruit de la ville n’entre pas dans les tribunaux »
Cette friction croissante entre l’autorité politique et l’autorité judiciaire provoquerait « l’affaiblissement » des deux instances, prévient Benjamin Morel. « Ces deux piliers de la démocratie deviennent très fragiles, et cela peut être dangereux à l’approche de 2027 si une personnalité à la Trump venait à se présenter. Les responsables politiques portent une responsabilité lorsqu’ils critiquent la justice », ajoute-t-il.
« Certaines décisions de justice peuvent être discutables. En revanche, il n’est pas acceptable de dénigrer l’institution judiciaire ou d’imputer la corruption à l’ensemble de la magistrature, ni de remettre en cause l’autorité de la chose jugée »
Benjamin Morel, constitutionnalisteà 42mag.fr
Or c’est bien ce que certains responsables politiques font, ce qui pousse d’anciens ministres de la Justice à tirer la sonnette d’alarme. « En France, la tension monte, on a rarement vu une telle furie et des accusations dirigées contre les juges », affirme l’ancienne ministre socialiste Marylise Lebranchu. « Il existe un vrai doute sur l’État de droit et c’est un danger pour notre pays. Il y a une forme de désinhibition associée à un mouvement qui s’en prend aux juges (…). Les hommes ont créé la justice pour éviter la barbarie. Seul un juge serein peut rendre la justice », rappelle l’ancien garde des Sceaux du PS Jean-Jacques Urvoas. « Pourquoi nos palais de justice sont-ils entourés par d’immenses places publiques ? Pour que le bruit de la ville n’y entre pas ».
« Les magistrats sont des êtres humains, ils portent des sensibilités politiques et on ne peut pas leur en vouloir de les avoir », réagit aussi Eric Dupond-Moretti, ancien Garde des Sceaux sous Emmanuel Macron, au micro d’ICI Nord. « Aujourd’hui, le bon magistrat est celui qui parvient à faire abstraction de ses opinions politiques pour rendre un jugement éclairé. Et je suis convaincu que la grande majorité des magistrats agit ainsi », poursuit l’avocat, regrettant que l’on fasse « en permanence à la justice un certain nombre de procès ». « La façon de contester une décision judiciaire passe par les recours », ajoute-t-il, remarquant que Nicolas Sarkozy a recours à l’appel.
« Une révolution culturelle à faire »
Face à ces conditions, comment rétablir une certaine quiétude entre les autorités politiques et le système judiciaire ? Doit-on repenser l’exécution provisoire des peines, au cœur des condamnations de Sarkozy et de Marine Le Pen ? C’est ce que réclament les soutiens des deux anciens candidats. Gérard Larcher, président du Sénat pour le parti LR, affirme sur X qu’« il y a un questionnement croissant dans la société sur l’exécution provisoire alors que les voies de recours ne sont pas épuisées, et je partage ce point de vue ». « En tant que juriste, je me demande, sur ce point précis, quelle est l’efficacité de l’appel. À quoi sert-il si la peine est en partie exécutée avant même le dénouement du recours ? », renchérit Philippe Gosselin, qui ne reprend pas toutefois l’ensemble des critiques parfois excessives visant la justice. « C’est un vrai débat. L’absence de recours, contrairement au droit civil, sur l’exécution provisoire au pénal est un problème », ajoute Morel.
Plusieurs élus appelent à ouvrir un « véritable débat national sur ce que les Français attendent de leur justice », lance le député macroniste Ludovic Mendes. « On ne peut pas se contenter de fustiger ceux qui remettent en cause la justice, ni se résigner à la remise en cause systématique des magistrats. L’enjeu est plus profond : comprendre pourquoi une part du public doute de son impartialité, de son efficacité ou de sa proximité avec les citoyens », poursuit le parlementaire chargé de la commission des lois. « Le pays n’est pas prêt à engager un vrai débat en ce moment », répond Jean-Jacques Urvoas, qui plaide pour une meilleure écoute de la part de l’institution judiciaire.
« Le juge doit aussi expliquer sa fonction. Lors de l’annonce du verdict contre Sarkozy, les plateaux étaient saturés d’avocats, mais où est le président du tribunal judiciaire de Paris ? »
Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceauxà 42mag.fr
« On est face à une révolution culturelle à accomplir », remarque aussi Ludovic Friat, qui appelle à davantage de communication de la justice. Cette évolution suffira-t-elle à atténuer les critiques des responsables politiques ?
« Fondamentalement, ce serait insuffisant. On continuerait à vivre dans la sphère des convictions, avec ceux qui croient toujours à une ‘exécution judiciaire’»