Pour se prémunir contre une éventuelle sanction du Parti socialiste, le chef du gouvernement s’est engagé à mettre en pause la réforme de 2023, fortement contestée, jusqu’à la prochaine élection présidentielle. Toutefois, rien n’indique avec certitude que le Parlement se prononcera en faveur de cette promesse.
« Je vous le dis avec gravité, (…) il n’y aura ni tromperie ni ruse procédurale. » À l’Assemblée nationale, le député socialiste Laurent Baumel, porte-voix de son groupe lors de l’examen des motions de censure, s’est exprimé jeudi 16 octobre pour avertir le Premier ministre. Fixant son regard sur Sébastien Lecornu, assis dans les rangs du gouvernement, l’élu d’Indre-et-Loire poursuit : « Vous êtes le garant que, au terme de la procédure, la suspension [de la réforme des retraites] devienne une réalité juridique. » Deux heures plus tard, le Premier ministre souffle : à une majorité où les voix socialistes ont été déterminantes, le gouvernement est sauvé et se maintient après avoir largement écarté la censure activée par l’opposition.
Le Parti socialiste a pris cette position après la prise de parole du chef du gouvernement sur sa déclaration de politique générale, prononcée deux jours plus tôt. Le maître des lieux a lâché les mots attendus par les fédérations d’Olivier Faure. « Je proposerai au Parlement, dès cet automne, que nous suspendions la réforme de 2023 sur les retraites, jusqu’à l’élection présidentielle, avait annoncé Sébastien Lecornu. Aucun relèvement de l’âge ne sera mis en œuvre entre à présent et janvier 2028, comme l’avait explicitement demandé la CFDT. Par ailleurs, la durée d’assurance sera elle aussi suspendue et restera fixée à 170 trimestres jusqu’en janvier 2028, avait précisé le Premier ministre, chiffrant cette suspension à « 400 millions d’euros en 2026 et 1,8 milliard en 2027 ».
Un amendement pour piéger le PS ?
Dans les couloirs du Palais Bourbon, après la déclaration de politique générale, parlementaires et observateurs s’interrogent sur la voie choisie par l’exécutif. Le gouvernement va-t-il opter pour une suspension via un texte unique ou par le biais d’un amendement au Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) ? Bien que l’apparence soit technique, la décision revêt une forte dimension politique, compte tenu des effets potentiels.
Le point n’est pas encore tranché, assure l’entourage du Premier ministre contacté par 42mag.fr, ce qui provoque les foudres des députés de La France insoumise. « Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup », répètent-ils sur X. Mais le suspense va bientôt céder le pas au dénouement. Mercredi, à 14 heures, lors des premières questions au gouvernement, Sébastien Lecornu donne le ton: le gouvernement déposera un amendement au PLFSS « dès le début des discussions », au tout début du mois de novembre, promet-il. « Le gouvernement attend des socialistes qu’ils soutiennent le PLFSS », décrypte le constitutionnaliste Benjamin Morel.
« Les socialistes auront le choix entre renoncer à la suspension ou accepter l’ensemble du budget de la Sécurité sociale, car Sébastien Lecornu a renoncé au 49.3. »
Benjamin Morel, constitutionnalisteà 42mag.fr
Le Premier ministre a effectivement cédé à une autre exigence socialiste : renoncer à l’usage de l’article 49.3, outil constitutionnel souvent décrié par l’opposition, qui permet d’adopter un texte sans vote. Mais, paradoxalement, en acceptant cette demande, le gouvernement prive – et prive aussi les socialistes – de préserver la version budgétaire telle qu’il l’entendrait avec ses propres amendements. Ce choix provoque un sourire chez les macronistes.
« Demander la suspension et renoncer au 49.3, c’est un peu incohérent. Les socialistes ne pensaient pas avoir les deux à la fois, et les voilà à se tâter les pouces. »
Un député macroniste influentà 42mag.fr
« En renonçant au 49.3, le PS sera tout de même confronté à l’obligation de voter un texte s’ils veulent la suspension dans le PLFSS », observe un ancien conseiller de Bercy. Le souci, c’est que la version gouvernementale du PLFSS intègre un ensemble de mesures inacceptables pour les socialistes. Le budget, visant à ramener le déficit de la Sécurité sociale à 17,5 milliards d’euros en 2026, prévoit notamment un « gel de l’ensemble des retraites de base » en 2026 et un gel des « prestations sociales », comme les allocations familiales. Le PLFSS prévoit aussi un sous-indexage des pensions de 0,4 point à partir de 2027.
Une majorité pour le PLFSS ? « Ça n’arrivera jamais »
« Il y a dans ce texte des éléments extrêmement lourds », confie ainsi le président du groupe socialiste au Sénat, Patrick Kanner, en lisant le document gouvernemental. Toutefois, ce dernier reporte la responsabilité sur Sébastien Lecornu. « J’ai pour boussole l’engagement du Premier ministre de mettre en œuvre la suspension de la réforme des retraites », affirme-t-il.
« Si nous nous sentons menés en bateau d’une manière ou d’une autre, nous jeterons le bébé avec l’eau du bain. Il n’y aura plus de gouvernement, et Sébastien Lecornu redeviendra sénateur. »
Patrick Kanner, président du groupe PS au Sénatà 42mag.fr
En clair, le PS menace de revenir à l’arme de la censure si sa promesse n’est pas honorée. « Nous avons, à chaque étape, la capacité d’émettre une censure. Même au moment du PLFSS, si les engagements ne sont pas tenus », affirme un cadre du parti.
Un député socialiste rappelle aussi à France Télévisions que le PS n’est pas seul dans ce marché: « Qui tient réellement qui dans cet amendement au PLFSS ? Si le gouvernement veut un budget, il va devoir encore lâcher beaucoup. » Un raisonnement partagé, dans une moindre mesure, par un parlementaire macroniste important: « Je constate que le gouvernement s’est beaucoup engagé sur la suspension. Il sait que, si cela échoue, la menace de censure réapparaîtra. Donc, objectivement, je pense que cela finira par arriver. »
Mais comment le PLFSS pourrait-il être adopté par une Assemblée aussi fragmentée, alors que les trois blocs qui se partagent le terrain refusent en grande partie de suspendre la réforme emblématique d’Emmanuel Macron ? « Pour que la suspension de la réforme des retraites soit adoptée, il faut que le PLFSS emporte une majorité, car il n’y aura pas de 49.3. Ce qui n’arrivera jamais », prédit un député du parti Horizons. « Cela finira par une ordonnance et la censure sera donc votée. Là aussi, ce sera une marche dans l’inconnu. »
Un long chemin avant une éventuelle adoption
L’article 47.1 de la Constitution dispose en effet que le gouvernement peut mettre en œuvre le PLFSS par ordonnance « si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours ». Cette fenêtre commencerait à se compter à partir du lundi 20 octobre, lorsque l’Assemblée recevra le texte complet du PLFSS, et elle devrait se refermer au tout début du mois de décembre.
Les socialistes veulent éviter ce scénario et espèrent que le débat parlementaire leur sera favorable. Si l’Assemblée adopte, en première lecture, le PLFSS avec l’amendement sur la suspension, le texte sera transmis au Sénat. Or, la Chambre haute est dominée par la droite et votera probablement une version sensiblement différente, vraisemblablement sans la suspension. Il reviendra alors à la Commission mixte paritaire (CMP), composée de sept sénateurs et sept députés, qui penche plutôt à droite et au centre droit, de trancher.
« Il peut y avoir un accord global PSC-LR en CMP, avec la droite acceptant la suspension et la gauche acceptant des économies – et alors, les conclusions seront adoptées par les deux chambres », confie un ancien conseiller de Matignon. Cette hypothèse demeure incertaine.
« Si la CMP aboutit, Olivier Faure devra accepter un texte très complexe pour le PS. »
Benjamin Morel, constitutionnalisteà 42mag.fr
« C’est un chemin semé d’obstacles pour que le PS et LR approuvent ce PLFSS », résume encore le constitutionnaliste Benjamin Morel. « Si le Sénat joue les caïds et pousse pour un texte résolument à droite, on aura l’échec de la CMP », ajoute-t-il. « Le texte reviendra alors à l’Assemblée nationale, mais Les Républicains subiront la pression des sénateurs. » L’Assemblée nationale ayant le dernier mot, il faudra voir si elle réadoptera le PLFSS incluant l’amendement sur la suspension, et ce, dans les délais imposés par la Constitution.
En cas d’échec, il ne restera plus qu’un recours à une loi spéciale, dispositif qui permet à l’exécutif de prélever les impôts et d’emprunter pour financer l’État et la Sécurité sociale. C’est ce scénario qui s’était produit après la censure de Michel Barnier. Or, une loi spéciale ne pourra pas intégrer la suspension de la réforme des retraites. « Les chances de suspension restent très faibles », prévient Benjamin Morel. À n’importe quel moment du débat parlementaire, la machine peut déraper et le gouvernement Lecornu peut être censuré. La perspective d’une dissolution plane alors encore davantage.







