En France, près de 12 500 individus travaillent dans ce domaine qui risque d’être fortement touché par le déploiement des programmes d’interprétation développés grâce à l’intelligence artificielle.
Les voix françaises des stars du cinéma et du dessin animé, comme Brad Pitt ou Homer Simpson, s’élèvent contre une menace qui plane sur leur profession : l’intelligence artificielle (IA). Bien que discrète, cette industrie est de plus en plus sous les projecteurs du fait de sa mise en péril.
Des outils innovants tels que HeyGen, Eleven Dubs ou Deepdub, qui ont pour fonction de reproduire fidèlement des voix et de traduire des vidéos en différentes langues tout en sincronisant les mouvements de la bouche, menacent directement leur métier. L’IA générative, en progression rapide, est la force motrice derrière ces outils.
La profession compte environ 12 500 professionnels (acteurs, traducteurs, techniciens) répartis au sein de 110 entreprises et c’est toute cette branche qui est, selon l’Association Les Voix et le Syndicat français des artistes-interprètes CGT, en « danger potentiel » en France. Ils s’appuient sur une étude menée par le groupe de protection sociale Audiens pour étayer leur position.
Un désastre imminent
Selon leur déclaration, si le doublage est automatisé ou délocalisé, il pourrait y avoir une « baisse drastique et rapide de l’activité » dans ce secteur qui génère presque 700 millions d’euros de revenus. Ces organismes appellent à un encadrement de l’IA. Jean-Pierre Michaël, la voix française de Brad Pitt et Keanu Reeves, exprime son inquiétude envers cette situation alarmante : « C’est un désastre en devenir… Tout le monde doit prendre conscience de ce qui se passe ».
Une vidéo est en cours de préparation, réunissant 40 personnalités de l’industrie du doublage, dont Brigitte Lecordier, la voix française de Son Goku dans Dragon Ball. Cette vidéo, qui sera diffusée sur les réseaux sociaux, a pour but d’interpeller le public et la ministre de la Culture, Rachida Dati. Elle viendra compléter une pétition intitulée « Touche pas à ma VF », qui a déjà recueilli près de 30 000 signatures depuis le début de l’année.
L’année dernière, suite à une grève historique à Hollywood, les enjeux liés à l’IA, de la collecte de données personnelles (comme la voix) pour l’alimentation de logiciels à la substitution totale de l’humain, ont été mis en lumière.
Patrick Kuban, co-fondateur des Voix et voix-off sur Canal+ entre autres, regrette le fait que les acteurs (via leur syndicat SAG-AFTRA) aient « cédé sur un certain nombre de points cruciaux » pendant leurs négociations avec les studios. Ils ont notamment renoncé à leur droit de donner leur accord pour être doublés par une IA à l’étranger, déplore Kuban, également co-président de la coalition globale United Voice Artists
« Exception culturelle »
Philippe Peythieu, voix d’Homer dans Les Simpson, se préoccupe du fait que si les voix de Matt Damon ou Julia Roberts étaient « utilisées pour le doublage dans toutes les langues et dialectes à travers le monde, notre industrie n’aurait plus de raison d’exister ». Il s’inquiète d’autant plus que les entreprises d’IA « commencent à conclure des contrats directement avec Hollywood », comme l’indique Patrick Kuban, rappelant qu’Eleven Labs a rejoint l’incubateur de start-up de Disney cette année. D’après Kuban, « les studios pourront directement produire des versions doublées par des machines pour le marché européen ». Il souligne que cette situation est une question de souveraineté nationale et d’accès à la culture, étant donné que les films, séries et dessins animés étrangers sont principalement consommés en version française.
Il existe plusieurs solutions pour préserver « l’exception culturelle française », selon M. Kuban, comme la conditionnalité des aides publiques, l’instauration de quotas d’humains à l’écran et au micro pour obtenir des visas d’exploitation… Toutefois, il précise qu’il n’est « pas question » de se passer complètement de l’IA, qui « va apporter énormément de choses », selon Jean-Pierre Michaël.
Elle est particulièrement « très utile » pour certaines tâches, telles que la synchronisation des voix avec les mouvements de la bouche, comme le souligne l’actrice Adeline Chetail, qui a prêté sa voix au jeu vidéo basé sur Harry Potter, Hogwarts Legacy. Cependant, l’interprète d’Ellie dans The Last of Us, un jeu vidéo à succès, « n’imagine pas un seul instant » que ce dernier, « dont le scénario est si fort », sera doublé en IA, « même dans le futur ».
Richard Darbois, comédien de doublage chevronné (Harrison Ford, Buzz l’Éclair…), « ne croit pas vraiment » à la capacité de l’IA à restituer « les émotions » et à « bien jouer ». Pour faire passer leur message, les professionnels du doublage peuvent compter sur la notoriété grandissante de leurs acteurs, appréciés sur les réseaux sociaux et lors des conventions de fans. « Beaucoup de personnes sont émotionnellement touchées lorsqu’elles nous rencontrent… Nous faisons partie de leur vie d’une certaine manière », confirme Jean-Pierre Michaël.