« A ma vie, à ma mort », dernier chef-d’œuvre cinématographique de la réalisatrice Sophie Fillières, décédée l’été passé, a inauguré la Quinzaine des cinéastes. Agnès Jaoui, comédienne de talent qui tient le rôle principal dans ce film, évoquant en quelque sorte un alter-ego de la créatrice, a été rencontrée à Cannes par notre équipe.
Ma vie ma gueule est une image captivante, mêlant rires et larmes, de la vie d’une femme de 55 ans confrontée à une série de questionnements existentiels : la vie, la mort, l’amour, la famille, le travail, la psychanalyse, et bien plus encore. Le film suit sa quête d’une nouvelle direction. Sophie Fillières, la réalisatrice qui est décédée en juillet 2023, a réussi à achever l’écriture et le tournage du film, et a confié sa post-production à ses enfants Agathe et Adam Bonitzer.
Ce film a eu l’honneur d’ouvrir la sélection parallèle du Festival de Cannes, la Quinzaine des cinéastes, le mercredi 15 mai au soir. Nous avons eu l’occasion de parler le même jour avec l’actrice principale, Agnès Jaoui, sur une des plages de Cannes.
Franceinfo Culture : Vous jouez dans Ma vie ma gueule un personnage qui fait face à de nombreux défis dans sa vie, et ce personnage est inspiré de la réalisatrice Sophie Fillières. Comment cela s’est-il passé ? Vous a-t-elle demandé de « devenir elle » ?
Agnès Jaoui : Pas du tout, elle ne m’a jamais dit « tu seras moi ». Par contre, elle m’a prêté ses vêtements, ses t-shirts, ses bagues que je lui redonnais chaque soir, ses chaussures, qui ont une façon particulière de marcher… Et nous avons tourné chez elle, en compagnie de ses amis, et même les scènes avec son psychanalyste ont été tournées chez lui, avec lui. Donc, en quelque sorte, j’étais immergée dans son univers.
En même temps, vous avez contribué à la création du personnage. Quelle part de vous est présente là-dedans ?
Probablement ma propre expérience de moments de tristesse, de l’ombre : la connaissance des abysses, pour ainsi dire. Et puis il y a le fait que je sois également réalisatrice, et je pense aussi à Sophie qui s’est déplacée pour m’écouter chanter sur scène. Elle m’a dit qu’elle avait adoré et qu’elle aurait aimé être à ma place. C’est une preuve de combien elle avait aimé. Je pense qu’il y avait aussi une sorte de miroir : je me voyais en elle et elle se voyait en moi.
Et il y a aussi certaines thématiques proches de vous, comme la psychanalyse, dont vous avez une connaissance approfondie. En fait, dans Ma vie ma gueule, cette thématique est aussi abordée.
Tout à fait. Oui, la psychanalyse, mais aussi la psychologie, la psychiatrie, font partie de l’histoire de ce film et de ma propre histoire. J’ai aussi un autre lien avec Sophie Fillières : j’ai dirigé sa fille Agathe Bonitzer dans Au bout du conte, où je jouais aussi son marraine. Un rôle important pour Agathe.
Dans une scène du film, une question est posée : mais vous connaissez ma nature ? C’est une question qu’on entend souvent : ce n’est pas dans ma nature de faire ceci ou cela. C’est une réplique plus profonde qu’elle ne semble…
Je trouve cette réplique très humoristique et intéressante, car souvent on entend des gens se décrire de cette façon : je suis généreux par exemple. On a envie de leur répondre : toi, tu sais qui tu es ? Mon personnage, elle, ne se ment pas à elle-même. Elle s’accepte telle qu’elle est. Et c’est ce qui m’a plus dans le rôle, sans aucun artifice. Elle se regarde en face. C’est l’opposée de ceux qui disent : je suis quelqu’un qui…
Le film mêle constamment les éléments dramatiques et comiques. C’est aussi une de vos marques de fabrique en tant que scénariste. Comment avez-vous géré cela dans le film ? Vous êtes-vous reposée uniquement sur le script de Sophie Fillières ?
Le script était la priorité. Cependant, c’est vrai qu’avec Jean-Pierre Bacri, on avait l’habitude d’écrire de cette façon, et au fil des ans, cela est devenu ma… « nature » (rires). C’est une façon de voir la vie, à la fois tragique et humoristique.
La langue et les mots ont une grande importance dans ce film. Comment avez-vous géré les dialogues qui frisent la littérature, comme les magnifiques poèmes écrites par Sophie Fillières ?
Je les ai assumés autant que possible, en les savourant aussi, car ils sont très beaux et rien n’est laissé au hasard, y compris dans les didascalies. Je le mentionne parce que ce n’est pas toujours le cas : les didascalies du scénario étaient d’une beauté rare, elles étaient poétiques, elles étaient de la littérature.
En reprenant le rôle d’une autre personne, en l’occurrence Sophie Fillières, n’est-ce pas parfois difficile de porter le poids d’une autre personne ?
Jouer le rôle d’une autre personne, c’est le but d’un acteur ou d’une actrice. J’adore être quelqu’un d’autre, c’est ce que je préfère. Je préfère m’oublier autant que possible. Ce n’est pas que je ne m’aime pas, c’est juste que c’est plus léger d’être quelqu’un d’autre, même si c’est une personne qui traverse des moments difficiles.
Un mot sur Cannes et sur la vague #MeToo qui s’est imposée. Vous avez déjà exprimé votre réticence vis-à-vis des mouvements de foule. Est-ce que cela aurait du sens étant donné que la cause, à savoir le #MeToo français, le mérite ?
Avez-vous trois heures pour en discuter ? (Rires) Il y a un paradoxe. D’un côté, Cannes est le plus grand festival de cinéma, présentant des films qui sont généralement moins commerciaux que ceux de l’industrie hollywoodienne, et qui défend des auteurs et des oeuvres singulières. De l’autre, il repose aussi sur le cliché de la starlette à moitié nue sur la plage, entourée de photographes. Je l’ai vécu moi-même, j’ai été là à 14 ans, me montrant sur la plage, et je suis rentrée avec des brûlures au deuxième degré. Ce fut une leçon salutaire. J’étais très fière d’être photographiée topless, car c’était à la mode à l’époque. Il y a donc ce paradoxe qui persiste et nous donne l’impression d’être en retard sur certaines évolutions sociales, pourtant nécessaires. Néanmoins, j’ai du mal avec les chasses aux sorcières. Par conséquent, je ne souscris pas à l’idée que le monde du cinéma est dégradant ou plein d’horreurs. Il n’est pas pire qu’un autre, souvent il est même mieux que d’autres milieux. Donc, je ne me joins pas à tous.