Mémé n’en peut plus : elle attend impatiemment Noël pour qu’une de ses gentilles petites-filles lui offre l’air de rien cette œuvre révolutionnaire aux cinquante nuances qu’elle convoite depuis sa traduction au pays de Balzac. Mémé a envie de lire un bouquin de cul, mais un truc soft, pas trop trash, mais surtout le-truc-que-tout-le-monde-lit-mais-que-personne-n’avoue. Et Mémé ne veut pas se balader avec du Sade dans le bus, c’est trop flag’ !
Comme ça, Mémé pourra faire des petits clins d’œil complices aux autres ménagères dans les transports en commun en parcourant avec un regard voyeur les pages du « mommy porn » de E. L. James. Mémé pourra également évoquer ses lectures avides de scènes pornos passées à la moulinette « ménagère de plus de 45 ans adepte de La Roue de la fortune » lors de ses traditionnelles réunions du club avec les autres vieilles (et pourquoi pas les vieux, point de sexisme !) du tier-quar. Mémé se rebelle, Mémé est punk, Mémé lit du porno gentillet parce que c’est in.
Je le confesse, je n’ai pas lu ce que je me permets pourtant de qualifier de merde littéraire, et encore, cet adjectif est une belle hyperbole. J’essaie simplement d’imaginer, mais surtout de comprendre, pourquoi cette petite saynète sera sans doute chose courante en cette période de fêtes de famille (sache d’ores et déjà que je compatis avec toi, lecteur qui sera confronté à cela). Pourquoi adule-t-on ainsi la piètre littérature moderne d’outre-atlantique chez nous ?
Mondialisation économique, mondialisation littéraire ?
50 Nuances of Grey est apparemment le livre le plus couru de l’année (vivement 2013 !) avec près de cinquante millions d’exemplaires vendus en l’espace de quelques mois seulement. D’autant plus qu’il est désormais disponible en français pour nos bonnes vieilles ménagères ! Mondialisation heureuse qu’ils disaient, ce bouquin est l’archétype de la piètre littérature du XXIe siècle : du cul, parce que c’est vendeur, et aucune recherche de style donnent un best-seller. Inutile pourtant de s’étendre sur le contenu lui-même, si on veut une analyse de la dialectique hégelienne maître-esclave en amour, comme certains l’interprétaient (ce qu’il ne faut pas faire de nos jours…) on préférera L’Être et le Néant de Sartre ; si on veut lire quelques scène érotiques, il suffit de philosopher dans le boudoir avec Sade (au moins il y a une réflexion politique et philosophique sur le libertinage en sus).
« Eugénie… sublime Eugénie, que j’accable ce cul des plus douces caresses ! » Sade, La Philosophie dans le boudoir.
Oui mesdames ! La littérature française regorge d’œuvres hautement plus intéressantes à tous points de vue que cette littérature américaine de gare (et encore, on peut très bien lire Proust dans une gare) sur laquelle vous vous jetez. Allez-y mesdames ! Préférez donc la platitude d’une fausse romance pseudo-sexuelle américaine à La Comédie humaine, qui elle, au moins, avait vocation à représenter la société toute entière. Ainsi, après Harry Potter qui a (re)façonné l’imagination de gosses en manque de littérature française, après Twilight, dont les cinq tomes ont bousillé le peu de jugeote qui restait dans le cerveau de nos ados pré-pubères, la page à peine tournée, voilà qu’on nous balance ce porno tout gentillet où une jeune femme découvre les joies du sexe avec un homme plus âgé.
L’impérialisme US à la rescousse de l’esprit critique
Diantre ! En voilà un scénario ! Digne d’une série B. Ça tombe bien, ça nous vient tout droit d’outre-Atlantique. Marc Lévy ne suffisait plus à la gent féminine, cet engouement si soudain pour ce genre d’écrits montre à quel point l’impérialisme américain a progressivement envahi toute notre société. D’aucuns se réjouissent de voir revenir Burger King en France alors qu’il faudrait se lamenter de voir des individus manger en 5 minutes, debout à une table, des sandwichs dégueulasses. Le libéralisme américain est chez nous, et c’est sans doute sous sa forme littéraire qu’il fait le plus de ravages dans les esprits : 50 Shades of Grey se lira chez soi dans son lit après une journée de travail, quand l’esprit critique est annihilé, après avoir regardé la dernière émission de TF1, au moment où il est prêt à accepter n’importe quoi tant qu’on lui fout la paix (on me rétorquera qu’on ne va pas lui demander trop d’efforts devant une page de semblable qualité, c’est un fait).
« Diantre ! En voilà un scénario ! Digne d’une série B. Ca tombe bien, ça nous vient tout droit d’outre-Atlantique. Marc Lévy ne suffisait plus à la gent féminine »
Par le truchement de la mondialisation heureuse, ou de l’américanisation heureuse, au choix, nous sommes donc arrivés à bouffer de la sous-littérature traduite à coup de burin, voire seulement francisée avec des termes anglais dedans pour garder un côté fashion (question existentielle : 50 nuances de Grey ou de gris ?), à longueur de journée, achetée compulsivement dans des supermarchés les après-midis de RTT. Qu’on ne vienne cependant pas me faire croire qu’un gosse qui se coltine 400 pages contenant en tout et pour tout 200 mots de vocabulaire, donc d’un ennui digne de la lecture d’un Glamour en salle d’attente, n’est pas capable d’essayer de comprendre un peu de Balzac !
C’est ainsi que nous en arrivons à faire des JT en direct des USA lors de l’élection présidentielle, c’est ainsi que des abrutis appellent les jeunes à se barrer, c’est ainsi que PS et UMP clament de concert la « barrackitude trop cool », c’est ainsi qu’on oublie nos grands auteurs. C’est ainsi qu’on efface d’un trait tracé à l’aide d’une cravache, à défaut de règle, toute une culture.