En se pendant dans son appartement de Brooklyn le 11 janvier 2013, Aaron Swartz a plongé la communauté des hackers dans le deuil. Figure symbolique de l’hacktivisme s’il en est, génie de l’informatique et militant chevronné de la libre circulation de l’information, Swartz incarnait cette communauté dans ce qu’elle a de plus génial mais aussi contradictoire. L’État américain aura fini par le faire taire. Une génération de hackers bien décidée à bâtir le monde qu’Aaron Swartz et d’autres à ses côtés avaient imaginé, est entrée en résistance.
D’Aaron Swartz, on dira qu’il était précoce ; pas tellement pour avoir appris à lire à la maternelle, mais plutôt pour avoir contribué à la création du format RSS à l’âge de 14 ans, à celle des Creative Commons à l’âge de 15 ans et à celle de Reddit à 18.
« Depuis l’âge de douze ans, Aaron se consacrait entièrement à rendre le monde meilleur selon ses idées. Il voulait faire de l’Internet un endroit plus propice au partage de l’information. C’est ce qui l’a conduit à créer le format RSS, et avec les Creative Commons c’était le désir de proposer une protection légale à la liberté de partage », explique Lawrence Lessig, le créateur des Creative Commons, ému aux larmes sur la chaîne Democracy Now!.
Son combat était celui de toute une communauté d’hacktivistes qui comme lui ont battu le pavé contre PIPA, puis SOPA. Une communauté aux combats divers mais unie derrière la conviction qu’un Internet neutre et libre contribuera à terme à l’avènement de gouvernements plus transparents, où la connaissance se partagera librement.
Emblématique de cette utilisation de l’Internet pour « tous les combats », Aaron Swartz avait fondé l’organisation Demand Progress – qui organisait des campagnes en ligne et venait les défendre à Washington. L’idée était alors de permettre au citoyen lambda de parler des sujets qui le concernaient.
Swartz représentait les contradictions d’une communauté hésitant entre lobbying et désobéissance civile. À l’échelle de la communauté toute entière, on retrouve des actions aussi variées que celles de La Quadrature du Net, qui défend les droits des internautes, notamment au parlement européen, et celles du collectif Anonymous, connu pour ses attaques par déni de service, des actions souvent décousues, parfois contre-productives et à la ligne idéologique floue.
« Je ne perçois pas ce qu’Aaron a fait comme de la désobéissance civile. Il voulait simplement s’amuser » Quinn Norton
À l’échelle d’Aaron Swartz, ces contradictions étaient tout aussi évidentes. D’un côté le lobbying, son travail sur les Creative Commons avec Lawrence Lessig, professeur de loi à Harvard, de l’autre l’ « affaire JSTOR. » Swartz avait téléchargé 4 millions de documents de la base de données JSTOR, qui archive les articles universitaires, à partir de l’université MIT. Compréhensif des engagements politiques du jeune hacker, JSTOR avait simplement demandé à ce que les articles fussent rendus – chose fut faite – et avait refusé toute poursuite judiciaire. L’université de MIT, pourtant connue pour ses positions progressives quant à la libre circulation de l’information et la neutralité du net, ne lui pardonna pas d’avoir utilisé son réseaux à des fins illégales.
Interviewée par 42mag.fr, Quinn Norton, journaliste et ancienne compagne d’Aaron Swartz dont elle est restée proche jusqu’à ses derniers jours, avoue demeurer perplexe quant à la réaction de MIT : « Je ne perçois pas ce qu’Aaron a fait comme de la désobéissance civile. Il voulait simplement s’amuser et a décidé de télécharger tout le catalogue. Je crois qu’il pensait qu’il pouvait faire ce genre de choses. Ce n’est pas la première fois qu’il jouait au chat et à la souris avec MIT. Il n’avait pas la moindre idée que ça se terminerait comme ça. MIT n’avait jamais rien fait de semblable. »
Justice américaine : la persécution légalisée
De là s’ensuit une véritable persécution judiciaire de la part de l’État américain. Carmen Ortiz, district attorney (l’équivalent de nos procureurs de la République), estime ainsi que « voler c’est voler » et lui fait encourir une peine de… 35 ans de prison et un million d’euros d’amende. Une peine qui aurait pu être réduite à 6 mois de prison si Swartz acceptait de plaider coupable pour toutes les accusations, une alternative peu attrayante pour l’activiste qui s’était d’emblée déclaré non coupable de tous les chefs d’accusations. La situation reflète d’ailleurs une tendance inquiétante aux États-Unis où, compte tenu des frais d’avocat, les personnes accusées ayant peu de moyens n’ont d’autres alternatives que de plaider coupable, qu’elles le soient ou non.
« La justice américaine a atteint un niveau de violation des droits de l’Homme qui est de l’ordre de l’horreur. On m’a impliqué dans cette affaire, on m’a assigné à comparaître. C’était un enfer », raconte Quinn Norton. « Peu de choses dans ma vie ont été aussi pénibles. Aux États-Unis, les procureurs gagnent quand ils obtiennent de longues condamnations. C’est comme un jeu. Et Heyman [le procureur en charge du dossier, ndlr] n’a pas apprécié qu’Aaron ripostât en ne plaidant pas coupable. Il était revanchard et mauvais. »
« La justice américaine a atteint un niveau de violation des droits de l’Homme qui est de l’ordre de l’horreur. » Quinn Norton
Aaron Swartz savait ce qui l’attendait. Un procès à l’issue incertaine et au bas mot 1,5 million de dollars en frais. Pourtant, plaider coupable n’était pas non plus sans conséquences : « Se balader en Amérique avec un statut de criminel, ça veut dire la quasi impossibilité de trouver un travail, le retrait du droit de vote et obtenir de l’aide devient de même impossible, » rappelle Quinn Norton.
Certes, Aaron Swartz était dépressif. Mais c’est tout de même dans ce contexte bien spécifique qu’il choisit de se donner la mort. Pour sa famille et ses proches, son suicide ne fait aucun doute, il est la conséquence directe de l’acharnement judiciaire à son égard.
Une riposte par la lutte
Swartz n’est pas le premier « hacker d’élite » à se donner la mort. En novembre 2011, Ilya Zhitomirskiy – le fondateur du réseau social Diaspora – et en juillet 2011 Len Sassaman avaient avant lui mis fin à leurs jours. Les hackers ont peut être l’espérance de vie des poètes romantiques, mais la mort d’Aaron Swartz a déclenché une réaction sans précédent au sein de la communauté.
Le créateur de l’Internet Tim Berners-Lee y est allé de son propre tweet.
Aaron dead.World wanderers, we have lost a wise elder.Hackers for right, we are one down.Parents all, we have lost a child. Let us weep.
— Tim Berners-Lee (@timberners_lee) January 12, 2013
MIT a, de son côté, lancé une enquête interne pour déterminer sa part de responsabilité dans cette procédure judiciaire qui – il l’admet – a bel et bien dérapé. Lawrence Lessig a d’ailleurs salué cette initiative.
Au sein de la communauté, les témoignages ont afflué. Les hackerspaces partout dans le monde ont organisé des « hackatons » en son honneur. Anonymous a piraté les sites de MIT. La communauté des hackers sait qu’en attaquant Aaron, en brandissant ces treize chefs d’accusation, c’était elle que le gouvernement américain voulait viser. Cette communauté est d’ailleurs proche de Julian Assange, proche de Bradley Manning, proche du mouvement Occupy. Une communauté qu’on aimerait pouvoir apprivoiser pour pirater les réseaux du gouvernement iranien. Une communauté qui, en attendant, fait peur.
Aaron avait des juristes de son côté. Une député du parti Démocrate a d’ores et déjà proposé de voter la loi Aaron stipulant que les violations des conditions d’utilisations ne pourront plus être considérées comme un « crime. » D’autres propositions de loi devraient émerger dans les semaines à venir. Entre désobéissance civile et transformation des lois, la communauté hacker a repris son combat, méfiante et plus que jamais décidée à protéger les siens.