Plus que jamais d’actualité, l’ouvrage Tueurs de masse, qui sort aujourd’hui aux éditions Eyrolles, délivre une étude sociologique, psychologique et criminologique d’une phénomène apparu dans les années 80 : la tuerie de masse.
Le 6 décembre 1989, un jeune homme âgé de 25 ans entre à l’Ecole de Polytechnique de Montréal. En l’espace de vingt minutes, il tue 14 personnes, toutes des femmes, et finit par se suicider. Le nom du tueur, Marc Lépine, est désormais gravé dans les mémoires des Canadiens. Mais il n’est pas le seul à avoir pris pour cible des innocents: les deux adolescents de Columbine, Anders Behring Breivik, ou plus récemment, James Holmes. Les tueurs de masse marquent les esprits et leurs médiatisation accentue l’aspect spectaculaire de leur massacre.
Cette forme de crime, la tuerie de masse, pourtant quasi inexistante avant les années 70, se multiplie depuis les années 80. Ces 30 dernières années, on dénombre 120 tueurs de masse, dans le monde, et 800 morts. Le massacre de masse est-il propre aux sociétés contemporaines ? Il soulève, en tout cas, d’innombrables questions. Le livre « Tueurs de masse », écrit par deux experts en sécurité et criminologie, tente d’y répondre. L’un de ces auteurs, Julien Marcel, délivre quelques pistes pour comprendre ce crime contemporain; et américain. Sur la vingtaine de tueries de masse les plus connus en 20 ans, plus de la moitié ont eu lieu sur le sol américain…
Qu’est-ce qui a déclenché l’idée de faire ce livre ?
C’est peu après les événements qui ont frappé l’université de Virginia Tech aux États-Unis (Blacksburg, Virginie), le 16 avril 2007, que nous avons décidé de nous pencher sur ce sujet. Cho Seung Hui, un étudiant en dernière année de maîtrise de littérature âgé de 23 ans, a tué froidement 32 de ses camarades et en a blessé plus d’une vingtaine. Il mettra lui-même fin à la fusillade en se tirant une balle dans la tête. Dans une note trouvée près de son corps, il dit vouloir s’en prendre « aux gosses de riches débauchés ».
Cette tuerie de masse reste celle qui fut la plus meurtrière sur le sol américain et elle fut l’objet d’un déchainement médiatique sans précédent. Quelles sont les raisons d’un tel massacre ? Quelle est la responsabilité des parents et du personnel de l’établissement ? Pourquoi a-t-il eu accès aussi facilement à des armes ? Était-il sataniste ? Allait-il régulièrement à l’église ? Que regardait-il à la télévision ? Jouait-il à des jeux vidéo ? Le traumatisme fut profond, les interrogations furent nombreuses et, très vite, la société américaine s’est mise en quête d’un responsable, aussi fantaisiste soit-il… Nous avons essayé de comprendre les mécanismes qui ont poussé Cho à passer l’acte. Nous avons constaté que, depuis une cinquantaine d’années, ce genre de crimes se comptent en centaines. Pourtant, il n’est pas ou peu étudié : la plupart des ouvrages sur le sujet ont été réalisés par des américains pour analyser la situation américaine. Nous voulions observer ce phénomène dans sa globalité.
Comment définir l’assassinat de masse ?
Le tueur de masse est l’individu qui ouvre le feu non pas sur une personne désignée, mais sur une masse ou sur un collectif aux contours parfois bien flous (les hommes politiques, les féministes, ou tout simplement la société). Il s’agit d’électrons libres qui n’agissent ni pour une idéologie ni pour un mobile crapuleux et qui ne cherchent pas à abattre une victime en particulier. Ce ne sont ni des terroristes, ni des voleurs à main armée, ni des auteurs de crimes passionnels. Ils agissent souvent sans raison clairement identifiée ou pour des motifs très vagues : « la société des gosses de riches », « ce monde de merde », « la race humaine », « des marxistes et des immigrés »…
Une tuerie de masse (mass shooting) résulte d’une personne qui tue trois personnes ou plus dans un espace temporel court et dans un lieu ou plusieurs lieux à proximité, à l’inverse le meurtre sériel (serial murder) s’inscrit dans la durée (cela s’étale sur plusieurs années) et dans des endroits différents. Ce que les Anglo-Saxons appellent le spree killing (meurtres à la chaîne) correspond à des meurtres qui ont plusieurs jours d’intervalle.
Le tueur de masse, tout comme le spree killer ne porte que peu d’intérêt aux cadavres de ses victimes, contrairement aux tueurs en série. Notons également que le tueur de masse, contrairement au spree killer et au meurtrier en série, construit son acte criminel en y intégrant sa propre disparition. Ainsi, dans la grande majorité des cas observés, le tueur de masse retourne son arme contre lui ou fait en sorte d’être abattu par les forces de police (suicide by cops – suicide par police interposée). Dernière distinction : le meurtrier de masse sélectionne une catégorie d’individus dans la foule (des femmes, une « élite »…) ou tire au hasard.
Les massacres de masse sont-ils des crimes qui sont propres à notre époque ?
Ce phénomène était presque inexistant jusqu’au début des années 70. Il s’est fortement développé au cours des années 80. Les mass shootings sont, selon nous, une manifestation de ce que certains sociologues appellent l’hyper modernité. L’individualisation, la dislocation de la communauté sont autant de facteurs qui peuvent pousser une personne à commettre ce type de crime.
L’évolution des tueries de masse est aussi fonction de la précarité de l’emploi sur un territoire donné. De nombreux cas de mass shootings font suite à des licenciements, des tensions sur le lieu du travail entre collègues ou des démissions provoquées par un contexte difficile en entreprise. La survenance de meurtres de masse est plus probable dans un espace géographique dans lequel l’« ascenseur social » est en panne. Le sentiment d’injustice ressenti vécu par une population pourrait bien être un ciment pouvant expliquer la survenance de cette nouvelle forme de violence. Le phénomène des tueries de masse oblige toutes nos sociétés à se réinterroger sur leur mode de fonctionnement (valorisation de la performance individuelle, de la mobilité, de la compétitivité…), confrontées à la difficile équation consistant à favoriser la liberté individuelle tout en réduisant le risque de désinsertion sociale.
Eprouve-t-il un besoin fort de “reconnaissance” ?
Il a un penchant naturel à laisser des messages : écrits, vidéos postées sur l’Internet ou de simples journaux intimes. Ces écrits, parfois assez violents, souvent emplis de désespoir, sont des mines d’informations. Oscillant entre narcissisme exacerbé, pulsion vengeresse et discours haineux, ces documents révèlent le souci que ces meurtriers portent à ce qui sera dit sur eux. Il démontre un besoin de se mettre en scène et en condition avant de passer à l’acte. Le tueur de masse inscrit son projet dans une forme de rationalité. Il se persuade ainsi lui-même du bien-fondé de sa démarche. Ces documents sont construits comme de véritables opérations de communication dont le but est clairement la recherche de notoriété.
“Il sait parfaitement ce qui se passe dans la tête d’un looser qui, poussé à bout, prend une arme et tire dans le tas mais, parce qu’il est capable de l’écrire, il n’est pas ce looser.” Emmanuel Carrère, Limonov.
Dans ses écrits, le meurtrier est lucide quant au traitement médiatique dont il bénéficiera. Dans la grande majorité des cas, il semble l’anticiper. Ainsi, tente-t-il de décrire le plus précisément possible les caractéristiques de son geste et d’influencer l’éclairage qui sera donné au massacre en distillant des éléments de langage. Anders Breivik termine son manuscrit par ces mots écrits le jour du massacre : « Imaginez que les forces de l’ordre viennent chez moi les jours prochains. Ils se tromperont sûrement et penseront que j’étais un terroriste ».
Les tueurs de masse « modernes » n’hésitent pas aujourd’hui à faire partager leurs missives en utilisant l’ensemble des moyens de communication existants. Par des blogs, des réseaux sociaux ou encore des sites de partage de vidéos, ils veulent laisser leur empreinte. S’ils cherchent leur « quart d’heure de gloire » pour reprendre une maxime célèbre d’Andy Warhol, ils aimeraient avant tout marquer l’histoire et devenir des icônes.
« Dans le futur, chacun aura droit à quinze minutes de célébrité mondiale. » Andy Warhol, 1968.
Vous dites dans votre ouvrage que l’utilisation d’un déguisement par le tueur de masse a une fonction importante, pouvez-vous nous en dire plus ?
Il choisit avec soin la tenue qu’il portera au moment du massacre. Ces vêtements s’inscrivent également dans une forme de cérémonial au moment du passage à l’acte. En enfilant son costume, le tueur de masse enfile son masque et entre dans la peau d’un personnage. Ce travestissement semble opérer comme une mise en condition. Le vêtement, qui ici a presque le rôle d’un déguisement, permet aux tueurs de masse de prendre une distance avec le réel. En enfilant la tenue d’un guerrier fantasmé, l’individu s’inscrit dans un jeu, une fiction dans laquelle, pour une fois, il sera le héros.
En effet, ces individus, qui ont la sensation d’être rejetés par le monde environnant et qui n’ont qu’une piètre opinion d’eux-mêmes, deviennent en un instant des combattants possédant des pouvoirs divins. Ils peuvent décider du droit de vie ou de mort. Le travestissement du tueur de masse, dans sa quête du guerrier absolu, ne se limite pas à simplement singer des références militaires. Ces criminels empruntent bien souvent des codes à la culture populaire. De manière consciente ou inconsciente, ces individus prennent des postures qui s’inspirent de l’imagerie du jeu vidéo ou du film d’action. Loin de considérer que ces univers de jeux vidéo ou cinématographique ont une influence directe sur le comportement des individus auteurs de meurtres de masse, il semble évident que ceux-ci en utilisent au moins les codes vestimentaires. La thèse du jeu vidéo hypnotique qui pousse l’adolescent à prendre une arme à feu est à la fois rassurante et facilement admissible. Pourtant, il semble que le mimétisme des tueurs de masse avec ces héros populaires se limite à une réinterprétation des codes vestimentaires voire à une réutilisation de la posture de ces héros. En faisant corps avec ces symboles, le tueur de masse cherche à affirmer une forme de supériorité admise par le plus grand nombre.
Que sait-on sur la psychologie de ces tueurs ?
Le tueur de masse connaît bien souvent dans son parcours divers traumatismes empêchant un processus de socialisation complet. Ces individus ont, par exemple, dans un grand nombre de cas, eu une éducation très sévère, voire violente. Ils ont souffert d’un sentiment d’abandon en ayant à vivre la séparation difficile de leurs parents et le placement en foyer ou en famille d’accueil. Les tueurs de masse n’ont pas tous grandi dans une forme de « misère sociale ». Néanmoins, certains d’entre eux ont eu à pâtir de l’origine modeste ou d’une addiction (alcool, drogue…) de leurs parents. L’image de soi de ces individus ne s’est pas construite au travers d’expériences gratifiantes. Celle-ci oscille souvent entre une forme de narcissisme infantile associée à un sentiment de toute-puissance et à une frustration du vide.
« L’acte surréaliste le plus simple consiste à descendre revolvers aux poings dans la rue et à tirer au hasard tant qu’on peut dans la foule. » André Breton.
L’analyse du parcours des auteurs de tueries de masse laisse apparaître que, dans près des trois quarts des massacres étudiés, le tueur avait été victime de brimades et d’humiliations. Ces agressions qui interviennent dans la vie des futurs tueurs de masse s’inscrivent dans la durée et sont en général commises par une ou des personnes de leur entourage proche (famille, collègues, camarades de classe, voisins…). Ces « attaques » quotidiennes sont prises très au sérieux dans les sociétés anglo-saxonnes.
Les autorités policières sont-elles suffisamment préparées à ce type de massacre ?
Le tueur de masse n’agit pas de façon structurée avec l’aide de complices, il n’est pas organisé en réseau. Contrairement à un terroriste, il n’échange pas sur la Toile ou par téléphone sur la concrétisation de son projet. Il ne participe pas à des regroupements extrémistes (ou dans de rares occasions), il ne recherche pas des fonds pour perpétrer son crime. Il n’est ni traçable ni repérable. Les tueurs de masse agissent généralement seuls voire à deux (comme cela a été le cas de la tuerie de Columbine). Ainsi, les autorités ne sont a priori pas en mesure de les surveiller pour contrôler leurs agissements. Les services de renseignements ne peuvent ni les suivre ni les interpeller.
« Une arme en soi ne tue jamais personne. » Mikhaïl Kalachnikov.
Les forces de police ont tendance à calquer leur intervention en cas de tuerie de masse sur celle de la prise d’otage. L’objectif est alors triple : contenir l’incident (endiguer, contrôler et limiter les déplacements possibles de l’auteur des coups de feu), comprendre la motivation et la personnalité du forcené et gagner du temps. Dans le cadre d’une tuerie de masse, il nous semble que les mesures d’intervention policières doivent être sensiblement différentes. Il s’agit de réagir le plus rapidement possible et ne pas hésiter à neutraliser le forcené. Ce dernier ne cherche pas à négocier, il veut simplement faire le plus de morts possible.
Des dispositifs d’alerte, dans les lieux publics, ont été mis en place pour limiter le nombre de victimes. Il peut s’agir d’alarmes ou de systèmes de code véhiculé, via un système de microphone ou via un réseau social interne. Cette alerte doit être couplée à un système d’évacuation spécifique. L’objectif est d’organiser une évacuation discrète et la mise en sécurisation des vies humaines sans pour autant créer la panique du forcené. À cet égard, depuis la tuerie d’Erfurt en Allemagne le 26 avril 2002, les établissements scolaires allemands ont mis en place des codes. Ainsi, au moment de la fusillade le 11 mars 2009, le responsable de l’établissement de Winneden (Allemagne) a prévenu les autorités rapidement et lancé un code via le système de microphone de l’établissement. Le code « Mrs Koma is coming » était connu des seuls professeurs.
Pourquoi qualifie-t-on dans les médias Mohamed Merah plutôt de terroriste que de tueur de masse ?
Nous considérons en l’état actuel des éléments dont nous disposons, Mohammed Merah comme un tueur à la chaîne. Ce post-adolescent de banlieue aux traits séduisants a tué sur une courte période (moins de trente jours) sept personnes en trois lieux différents. Au moment des faits, Mohammed Merah est isolé. Au chômage, il développe une colère et une haine de son environnement qui trouvent un écho dans le fondamentalisme religieux. Un fondamentalisme qu’il peine à suivre à la lettre, lui qui aime sortir en boîte de nuit et qui participe à des rodéos de voitures. Pourtant, il s’imagine « Ben Laden des quartiers ». Il se veut le leader d’une guerre des civilisations fantasmée. « Tuer des enfants juifs pour venger la mort d’enfants palestiniens », « Tuer des militaires pour venger la mort de ses frères afghans », c’est ainsi que Mohammed Merah souhaite voir définis ses crimes. En choisissant de s’attaquer à des symboles, c’est en intégriste fanatique qu’il se rêvait et qu’il voulait être perçu… Il semble avoir gagné son pari. Traumatisés par les attentats islamistes et la montée du fondamentalisme, les médias et la société dans son ensemble ont peut-être un peu vite analysé la situation.