Quiconque s’est un jour intéressé à l’histoire du cyberespace, à sa genèse, son âge d’or et ses héros quasi-légendaires, a nécessairement entendu parler de Steven Levy. Aujourd’hui rédacteur chez Wired, ce journaliste est l’auteur de nombreux livres sur les hackers, leur(s) histoire(s), leurs combats, leur philosophie. Son livre le plus connu, Hackers : Heroes of the Computer Revolution, véritable best-seller outre-Atlantique, débarque enfin dans sa traduction française. Steven Levy y conte l’histoire du hacking, à travers une série de portraits. Surtout, il permet au public de se familiariser avec une éthique très particulière, en général mal comprise des médias et (donc) de l’opinion publique : celle des hackers.
Pourquoi votre livre est-il seulement traduit en français maintenant, 20 ans après sa première publication ?
J’avais espéré que cela se fasse plus tôt, mais je suis ravi que finalement le livre soit disponible en français. C’est gratifiant de constater que le livre suscite de l’intérêt si longtemps après sa première publication !
Pourquoi une histoire du hacking américano-centrée ?
Je voulais raconter une histoire et c’est ainsi qu’elle m’est venue. Je suis sûr que si quelqu’un avait défriché le terrain en France ou dans un autre pays technologiquement avancé il aurait pu y avoir quelque chose de significatif à écrire. Cela dit, je suis convaincu que le MIT a été le lieu de naissance du hacking, et que le Homebrew Computer Club a été d’une importance extrême dans le développement de l’industrie informatique.
« Une grande partie des technologies actuelles ont été créées ou inspirées par des hackers. »
Au début de l’aventure des hackers, une grande partie du job résidait dans le fait de savoir coder, d’être familier du hardware, de comprendre comment interagir avec les éléments les plus fondamentaux de la machine. Comment percevez-vous cet attrait croissant pour les questions logicielles ?
Au départ, le logiciel était étroitement lié à la machine. Les hackers passaient beaucoup de temps à créer ou perfectionner les outils qui les aidaient à programmer — des choses telles que des aides à compiler ou à déboguer. Ces genres d’outils sont aujourd’hui devenus standards et les hackers peuvent désormais dépenser tout leur temps en pure programmation, ce qui a des répercussions non seulement pour eux, mais potentiellement pour des millions de personnes qui vont utiliser les programmes qu’ils créent.
Quelle partie de L‘Éthique des hackers est la plus utile de nos jours ? Envisagez-vous d’écrire une suite ?
J’ai le sentiment que la première partie du livre est la plus originale et importante, mais la véritable force de ce livre est tout ce qui concerne les pionniers du MIT, ainsi que l’évolution de la mentalité hacker qui a créé l’industrie de l’informatique et les règles du jeu mondial telles que nous les connaissons.
Chaque fois que l’on me demande si je vais écrire une suite, je réponds que presque tout ce que j’ai écrit depuis est une suite. Deux livres plus tard, je suis retourné à Tech Place au MIT (dans Vie Artificielle je suis retourné au laboratoire d’IA, qui faisait de la robotique évolutive, puis dans Crypto, j’ai découvert que l’algorithme RSA était né dans ce bâtiment). Une grande partie des technologies actuelles ont été créées ou inspirées par des hackers, et c’est cette problématique qui est centrale dans mon travail d’auteur.
« Comme utilisateurs quotidiens d’ordinateurs et d’Internet, nous sommes tous exposés à la beauté et l’efficacité des idées des hackers. Il est donc naturel de s’appuyer ensuite sur ces idées comme des outils de libération sociale. »
Vous présentez l’éthique des hackers comme très pragmatique : ce n’est pas un ensemble de règles que tous les hackers doivent suivre, c’est un terrain commun qu’ils partagent. Cela signifie que s’ils évoluent, leur éthique aussi. Les hackers sont-ils différents aujourd’hui de ceux dont vous nous contez l’histoire, d’un point de vue éthique ?
Je pense que les actuels véritables hackers, les core hackers, sont tout à fait semblables à leurs prédécesseurs. Vous parlez à l’un d’entre d’eux, et tout comme je l’ai découvert avec ceux qui hackaient dans les années 1950, il s’avère que lorsqu’ils étaient enfants ils ouvraient déjà les machines pour voir ce qu’il y avait dedans. Bien sûr, il y a des différences. Il va toujours de soi que l’on peut créer art et beauté à l’aide d’un ordinateur et que ceux-ci peuvent changer votre vie. Cependant le nouveau hacker ne voit pas de problème éthique à se lancer dans des projets qui peuvent apporter de grosses récompenses financières.
En principe, l’éthique des hackers est neutre. Après l’enthousiasme presque naïf des débuts, ont émergé des phénomènes mal compris, qualifiés d’amoraux (voire immoraux), tels Anonymous et Lulzsec. Parallèlement, les États semblent avoir pris le tournant du cyber et se lancent dans de grandes politiques de recrutement de hackers. Quel sont vos sentiments par rapport à ces évolutions ?
Il y a une forme de justice à l’éthique hacker, et la logique est l’instrument de cette justice. Si l’on étudie les postulats de départ de cette éthique, tels que « toute information doit être libre » ou « quiconque doit avoir le droit de bricoler sans autorisation », on se rend compte que le mouvement Anonymous peut revendiquer une partie de l’éthique hacker. C’est un peu moins le cas en ce qui concerne les hackers d’État, qui sont peut-être très doués techniquement mais ne partagent pas forcément le même état d’esprit que les hackers que j’ai pu rencontrer.
« L’éthique hacker est descriptive et non prescriptive. Elle décrit l’état d’esprit des vrais hackers. »
Les hackers qui travaillent pour les États choisissent souvent de le faire non par conviction ou par avidité mais pour le plaisir, pour le défi intellectuel. Les États peuvent leur offrir beaucoup d’informations, de logistique et un immense terrain de jeu. Et ils ont compris comment attirer, manager les hackers… Dans une certaine mesure, ne suivent-ils pas eux-aussi l’éthique des hackers ?
L’éthique hacker est descriptive et non prescriptive. Elle décrit l’état d’esprit des vrais hackers. J’imagine que de vrais hackers peuvent être enrôlés au service d’États malicieux qui leur fourniraient de super jouets avec lesquels s’amuser. Mais cela ne veut pas dire que leur côté hacker peut être défini par les actes malveillants qu’ils pourraient perpétrer dans ce cadre.
Pourquoi et comment un hacker peut-il s’éloigner de son éthique première (voir l’évolution de compagnies intrusives telles que Google ou Facebook qui toutes deux prétendent suivre la voie des hackers) ?
Même les dirigeants bien intentionnés peuvent perdre de vue the right thing quand ils sont aux manettes de compagnies puissantes et en situation de concurrence. Ce n’est pas un problème lié aux hackers mais plus basiquement au maintien de la morale quand on est sous pression. Dans ce cas-là, disposer de personnes n’ayant pas peur de défier de tels chefs d’entreprise est très important.
L’éthique hacker est-elle une source d’inspiration pour les nouveaux mouvements sociaux ? Et les politiques ?
Oui, dans les deux cas. La prolifération de la technologie a propulsé les idées (des hackers, NDLR) au-delà de leur petit monde. Comme utilisateurs quotidiens d’ordinateurs et d’internet, nous sommes tous exposés à la beauté et à l’efficacité des idées des hackers. Il est donc naturel de s’appuyer ensuite sur ces idées comme des outils de libération sociale.
« Oui, il faut punir les criminels. Mais les vrais hackers devraient être célébrés. Nous leur devons bien cela. »
Comment expliquez-vous la confusion qui existe entre hackers et pirates (ou crackers) ? Pourquoi leur éthique est-elle si peu connue et médiatisée ?
Les médias ont clairement généré cette peur des hackers. C’est compréhensible, une crainte réelle de l’abus de la technologie est justifiée. Il est cependant très regrettable de corréler cette peur avec le monde des hackers. Pour le meilleur et pour le pire, le mot a un double sens : il désigne tout autant les hackers dont j’ai parlé que les gens qui commettent des crimes en abusant de leur maîtrise de la technologie. C’est beaucoup demander aux médias que de résister à l’utilisation de ce mot en ce qui concerne ce dernier genre d’individus. Le point positif c’est que l’acception positive du terme hacker fait son retour. Nous avons franchi une étape importante quand Mark Zuckerberg, le P-DG de Facebook, a indiqué que l’éthique de la compagnie était The Hacker Way.
Il est dommage que les gens interprètent mal cette éthique, mais tout ce que je peux faire, moi, c’est expliquer. Peut-être que L’Éthique des hackers devrait être une lecture obligatoire, toutes les confusions seraient ainsi résolues !
Que peut faire une personne face aux intérêts croissants exprimés par les pouvoirs classiques (comme les États ou les multinationales) envers le cyber-espace ? Au-delà de la tragédie du suicide d’Aaron Swartz, ne peut-on pas dire que l’éthique hacker représente désormais un danger pour eux-mêmes ?
La vie d’Aaron Swartz nous a montré comment l’état d’esprit d’un hacker pouvait être politiquement utile. Certes, Aaron fut influencé par les honteuses réactions excessives dont il a été victime de la part des procureurs. On pourrait dire que tout cela n’est pas venu de la nature dangereuse du hacking, mais bien de la peur irrationnelle que ressentent les pouvoirs publics face à cette nature. Oui, il faut punir les criminels. Mais les vrais hackers devraient être célébrés. Nous leur devons bien cela.
Les hackers les plus fameux, dont Stephen Greenblatt, disent que la culture du hacking est morte. Êtes-vous d’accord, ou pensez-vous qu’elle est plus vivante que jamais ?
Clairement qu’elle est bien vivante.