Sartre a régné sur le monde intellectuel d’après-guerre jusqu’à sa mort en 1980. Souvent présenté comme un philosophe de premier plan, son œuvre n’honore pas sa réputation. En revanche, ses deux amis, Paul Nizan et Maurice Merleau-Ponty, possédaient les qualités qui manquaient au maître du Flore : la force romanesque et la créativité philosophique.
L’année dernière, Michel Onfray attaquait la figure de Jean-Paul Sartre dans le but de réhabiliter Albert Camus. En ce début 2013, nous décidons de taper à notre tour sur la « ventouse baveuse » pour reprendre la délicate périphrase célinienne. Cependant, notre objectif diffère de celui du nietzschéen de gauche (sic). A l’apologie de Camus nous substituons celles de Paul Nizan et de Maurice Merleau-Ponty, deux amis du roitelet germanopratin.
« Sartre n’était ni bon philosophe ni bon écrivain et il s’est trompé toute sa vie. » Jacques Derrida
Le premier, mort le 23 mai 1940 après avoir rompu avec le Parti Communiste Français pour casser du doryphore, était un grand romancier marxiste. Le second, mort le 3 mai 1961 (il s’était brouillé avec Sartre en 1950), était un philosophe accompli. Sartre, lui, n’était ni l’un ni l’autre. Jacques Derrida disait de lui : « Il n’était ni bon philosophe ni bon écrivain et il s’est trompé toute sa vie. »
Heidegger, sors de ce corps !
Le premier mythe qu’il s’agit de déconstruire est celui de Sartre « grand philosophe ». L’influence de Sartre sur le monde intellectuel d’après-guerre est inversement proportionnelle à son apport philosophique réel. En effet, son œuvre est, dans les grandes lignes, une redite d’Être et Temps de Martin Heidegger. La phrase célèbre de Sartre « l’existence précède l’essence » formulée dans L’existentialisme est un humanisme n’est pas une invention de notre cher Jean-Paul. Cette idée, censée inaugurer la philosophie existentialiste, se trouve déjà énoncée de manière presque identique dans Être et Temps : « L’essence du Dasein réside dans son existence. »
De même, dans L’Être et le Néant, Sartre reprend à son compte l’idée de différence ontologique chère à Heidegger. Alors que le philosophe nazi distingue « l’être » de « l’étant », Sartre sépare « l’être en-soi » de « l’être pour-soi ». Aux yeux de Heidegger, le Dasein est un étant particulier car toujours déjà ouvert à la question de l’être. Le Dasein, c’est la manière d’être au monde de l’homme. Sartre développe la même idée en affirmant que « l’être pour soi » (l’homme) se distingue de « l’être en soi » (les objets et les autres êtres vivants) dans la mesure où il est le seul à avoir conscience de lui-même. La proximité conceptuelle est telle que cela en devient embarrassant.
De plus, si Heidegger n’est pas toujours très clair : « Le Dasein est ontiquement « au plus près » de lui-même, ontologiquement au plus loin, sans être pour autant préontologiquement étranger à lui même », il ne donne pas l’impression de dire n’importe quoi contrairement à son avatar français : « Le pour-soi est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est. »
La philo fanée de Sartre
La fraîcheur philosophique de Sartre est donc très discutable (certains diront que la théorie sartrienne est le prolongement éthique de l’ontologie heidegerienne). En revanche, celle de Merleau-Ponty est incontestable. Ce père de la phénoménologie française n’est pas un copieur de Husserl mais bien plutôt un continuateur. Ses analyses de la sensation, de la perception et du langage présentées dans son ouvrage majeur La phénoménologie de la perception sont inédites. Sa pensée est féconde : la notion de chair, qui accorde au corps et à l’esprit un destin commun, est décisive et connaîtra une grande postérité. Merleau-Ponty est un créateur de concepts et c’est à cela que l’on reconnaît un grand philosophe.
Si donc Merleau-Ponty est bien supérieur à Sartre d’un point de vue philosophique, sur le plan littéraire et humain, Nizan est beaucoup plus intéressant et cohérent. L’ensemble de son œuvre est traversée par un désenchantement acerbe. L’incipit d’Aden Arabie « J’avais 20 ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie » l’a rendu célèbre. Mais son pessimisme transpire également dans La Conspiration où il dépeint le destin de cinq étudiants désireux de participer au combat révolutionnaire. Cette œuvre en partie autobiographique (le lecteur pourra déceler derrière les noms de Rosenthal, Laforgue et Pluvinage, les figures de Merleau-Ponty, Sartre et Nizan) est une critique du militantisme petit bourgeois de la rue d’Ulm.
Les Chiens de garde, pamphlet austère contre la philosophie universitaire de son époque, est chargé d’une phraséologie toute marxiste. Ironie du sort, Sartre, qui a préfacé Aden Arabie, deviendra plus tard l’un de ces chiens de garde que Nizan dénonçait de son vivant. Le « cestode » (cf. Céline) se servira longtemps du cadavre de son ami pour entretenir le mythe du communiste idéal.
Résistant, mais pas trop
Alors que dès 1940, Nizan, le marxiste authentique, partait crever au front, Sartre, de son côté, faisait semblant d’organiser la résistance du fond de son glorieux café, le Flore. Comment peut-on prendre au sérieux un homme dont le nom orne aujourd’hui la place de Saint-Germain-des-Prés ? Comme le dit Onfray : « Sartre a tout fait pour entretenir sa légende. »
Tout d’abord en taisant le fait qu’il ait écrit pour le journal collaborationniste Comœdia tandis que sa muse Simone de Beauvoir travaillait à Radio Vichy. Ensuite, en faisant croire qu’il s’était échappé d’un camp de prisonniers alors qu’il avait été libéré probablement par Pierre Drieu la Rochelle.
L’attitude de Sartre pendant la Seconde Guerre mondiale n’est donc pas héroïque, ce qui ne l’empêche pas d’attaquer Céline en décembre 1945 dans Les Temps modernes : « Si Céline a pu soutenir les thèses socialistes des Nazis c’est qu’il était payé. » Céline, susceptible, lui règle son compte dans À l’agité du bocal : « Étouffants, haineux, foireux, bien traîtres, demi-sangsues, demi-ténias… » Et plus loin : « Ces yeux d’embryonnaires ? Ces mesquines épaules ?… Ce gros petit bidon ? Ténia bien sûr, ténia d’homme, situé où vous savez… et philosophe ! »
« Ce gros petit bidon ? Ténia bien sûr, ténia d’homme, situé où vous savez… et philosophe ! » Céline
La rancune délirante de Céline est compréhensible. « Jean-Baptiste Sartre », ancien admirateur du génial écrivain (il citait L’Eglise en exergue de son premier roman La Nausée) avait demandé son appui en 1943 pour faire jouer sa pièce Huis Clos. L’auteur du Voyage au bout de la nuit avait alors répliqué dans son pamphlet : « M’avez-vous assez prié et fait prier par Dullin, par Denoël, supplié « sous la botte » de bien vouloir descendre vous applaudir. »