Voilà des années que League of Legends (LoL pour les intimes) enchante l’amateur de jeux d’action teintés de stratégie à joueurs multiples. La recette de son succès : de la grosse baston mâtinée d’une bonne dose de rigolade et de camaraderie. Mais ça, c’était avant que les créateurs du jeu n’instaurent une étrange variable incitant les participants à dénoncer les brebis galeuses… tout en récompensant les cafteurs qui les ont balancés.
Faire juger les joueurs par les autres joueurs : une dynamique individualiste en totale contradiction avec la priorité au collectif initialement prêchée par son géniteur Riot Games. Entre distribution de bons points, clashs verbaux et coups de pute à gogo, plongée dans l’arène virtuelle de LoL où justiciers et judas ne sont pas forcément ceux qu’on croit…
Trois heures du matin. Un homme pénètre dans un petit deux pièces attenant à la butte Montmartre. ClashTaRace – le pseudo a été modifié par souci de confidentialité – rentre essoré d’une journée de taf augmentée d’un apéro plus qu’arrosé. À peine arrivé chez lui, il retire sa veste, éclate un paquet de Monster Munch avant d’allumer son PC avec frénésie : pour la 5e fois de la semaine, le voilà qui s’apprête à se connecter au serveur de League of Legends. Jeu vidéo aussi convivial que jouissif, où deux équipes de 5 joueurs se liguent l’une contre l’autre pour se latter la gueule à grands renforts de coups d’épée et de maléfices en tous genres. De fait, l’escouade qui a le plus déglingué l’autre est déclarée gagnante.
La partie commence. ClashTaRace décoche un rire sardonique. Cette fois, c’est sûr, il va tous les niquer – faut dire que ça urge : avec trente défaites consécutives au compteur, ses stats commencent à grave sentir le moisi.
Lâche, imprévisible, opportuniste, égoïste : le feeder est honni par toute la communauté.
Roublard, ClashTaRace sait qu’il n’existe qu’une seule tactique pour poutrer ceux d’en face : ne penser qu’au collectif, rien qu’au collectif, élaborer un plan d’attaque via le chat prévu à cet effet, toujours combattre côte à côte avec ses frères d’arme. Enfin, « côte à côte », c’est vite dit, vu que League of Legends se pratique exclusivement en ligne, en compagnie d’inconnus dont on ignore tout, à l’exception notable de leur pseudonyme tout pourri.
Avantage : c’est l’occasion de s’exercer à ce drôle de patois indigène qu’on appelle l’anglais. Inconvénient : parmi ces anonymes se cache parfois un gros boulet dont la curieuse philosophie consiste à torpiller l’effort de la cause commune qu’il est supposé servir. Cet énergumène, les joueurs de LoL l’ont affublé d’un sobriquet mignon tout plein : le feeder. Littéralement, celui qui nourrit l’adversaire, au lieu de lui défoncer la gueule. Lâche, imprévisible, opportuniste, égoïste : les épithètes ne manquent pas pour qualifier ce maillon faible honni par toute la communauté. À tel point qu’en sa présence, le joueur lambda préférera souvent laisser filer la partie plutôt que d’endurer son sinistre manège, ou – pire ! – d’offrir la victoire à un type qui refuse de se plier à la sacro-sainte règle de l’entraide.
« Qu’est-ce que tu branles, bordel ? »
Le sang de ClashTaRace ne fait qu’un tour : la bataille vient à peine de débuter qu’un membre de sa bande, un certain Fist666 – pseudo modifié pour la sécurité de l’intéressé –, s’aventure seul tout en territoire hostile. Sa pitoyable tentative se brise sur la ligne de défense adverse, tel un poux lancé à 100 à l’heure sur une Doc Martens : « L2P bordel, mais qu’est-ce que tu branles ? Tu veux te suicider ou quoi ? » ; « OMFG t’es malade ou quoi ? Reste tranquille putain de merde !!! » ClashTaRace et ses trois compagnons d’infortune s’égosillent dans la lucarne de chat, en vain : malgré les cris et les invectives, Fist666 se mure dans un silence assourdissant, enchaîne les raids en solo pour s’empaler invariablement sur un ennemi qui n’en demandait pas tant.
On a comme l’étrange sensation d’avoir affaire à un Code Pénal appliqué au jeu vidéo.
Alors que le chrono s’égraine, ceux d’en face engrangent toujours plus de points gratos. ClashTaRace, d’ordinaire si calme et si poli dans la vie, pète son câble comme si on venait de crucifier sa mère sur la place publique. « Enculé de ta race ! Salope de pute ! Je vais te défoncer ta gueule de merde ! » Le choc des mots, la violence des potos. Fatalement, ClashTaRace et les siens se font piétiner. Chambreur pendant toute la partie, l’adversaire la joue profil bas lorsqu’apparaît l’écran récapitulatif de fin de partie. Ils savent que leur victoire écrasante n’est due qu’à la présence du feeder, que ClashTaRace continue d’affubler de noms d’oiseaux de toute sorte de plumes.
ClashTaRace est dépité. Mais soudain, un rictus malicieux vient illuminer son visage : il sait qu’il va pouvoir se venger grâce à cette fameuse option que les créateurs du jeu ont ajouté. Eh oui : depuis quelques mois, les joueurs peuvent en effet reporter les comportements suspects via une sorte de questionnaire à choix multiples décliné à l’issue de chaque échauffourée. Quelle est l’identité du trouble-fête ? La nature de son (ses) infraction(s) ? Entre « langage offensant », « antijeu », « feeding intentionnel » et autres « refus de communiquer », on a comme l’étrange sensation d’avoir affaire à un Code Pénal appliqué au jeu vidéo. À ceci près que l’autorité qui l’a édité – c’est-à-dire le fondateur du jeu – se contente d’observer l’affaire de loin, les doigts de pied en éventail, pendant que les joueurs se chargent d’exécuter le sale boulot. Moche.
Vous avez dit « manichéen » ?
Et le mimétisme ne se limite pas qu’à la sémantique, puisque les développeurs de LoL ont créé un « tribunal spécial » pour parer « aux comportements toxiques (sic) des joueurs », géré à 100 % par la communauté. Un moyen pour les développeurs d’externaliser les dossiers chauds vers des LoLeurs trop heureux de s’improviser juge et partie. Pas de cour d’appel, ni de pourvoi en cassation. La sanction, immédiate, peut aller du bannissement temporaire à l’éradication pure et simple dans certains cas, exceptionnels (injures à caractère raciste, menaces de mort à répétition…). Justice est faite ? À y regarder de plus près, tout porte à croire que non !
Pas besoin de se gargariser de stats à la con pour constater que cette histoire de tribunal ne solutionne rien du tout, constituant dans le meilleur des cas une vaste hypocrisie : au vrai, les pétages de câbles et les échanges d’amabilités sauce aigre-douce font partie intégrante du système, et les anarchistes du calibre de Fist666 sévissent encore et toujours dans le monde merveilleux de LoL. On parle quand même d’un blockbuster qui rassemble plusieurs dizaines de millions de joueurs ! Un truc intrinsèquement bordélique comme League of Legends peut-il composer avec ce simulacre de justice participative ? La réponse est dans la question…
À quoi ressemblerait votre LoL sans ses anarchistes sans foi ni loi ?
Alors ? Alors, les mecs de chez Riot ont vaguement tenté de brouiller les pistes en homologuant à la rentrée un truc intitulé « Initiative Honneur ». Une sorte de « négatif » du dit tribunal qui invite, on l’aura compris, à recommander un joueur pour son attitude exemplaire (sport, dévoué, bon perdant…) au cours d’une partie. Où l’on comprend que dans LoL, la classe absolue consiste à clasher le désobéissant et à encenser le suce-boule. Le traître, le héros. Le méchant, le gentil. Entre les deux, le vide. Vous avez dit « manichéen » ?
Pourquoi vouloir lisser les apparences à tout prix ? Pourquoi distribuer des bons points aux gentils, des bonnets d’âne aux récalcitrants ? Pourquoi détourner LoL de sa fonction première (divertir !) ? Pourquoi l’alourdir de cette éthique bipolaire totalement arbitraire ? À quoi bon blacklister tous les Fist666 de la Terre qui, de toute façon, ne courberont jamais l’échine devant une quelconque mesure de répression ? À vous, vierges effarouchées de Riot qui voudraient purifier ce merveilleux foutoir qu’est League of Legends, on pose la question : à quoi ressemblerait votre LoL sans ses bras cassés, ses têtes brûlées, ses anarchistes sans foi ni loi ? N’est-ce pas justement dans la transgression de l’interdit, le non-respect de la norme établie, qu’il trouve son terrain d’expression le plus fertile ? À méditer, avant de se hasarder à une énième mise à jour risquant de souiller pour de bon la quintessence de ce grand espace virtuel de liberté.