Grand reporter, correspondante de guerre et écrivain, Anne Nivat nous plonge depuis plus de vingt ans au cœur des populations civiles des zones de conflits en Tchétchénie, en Irak et en Afghanistan. En 2012, c’est accompagnée d’un cameraman qu’elle a décidé de fouler le sol irakien et de nous emmener à la rencontre de ceux qui sont devenus ses amis au fil des reportages et des soubresauts du conflit. Et de s’interroger avec nous sur la couverture médiatique des guerres.
Être journaliste reporter de guerre en 2013, ça veut dire quoi ?
J’ai commencé à travailler d’une certaine façon et j’ai poursuivi dans cette voie jusqu’à maintenant. Et je poursuivrai jusqu’à ce que j’ai envie de poursuivre. Le monde peut s’écrouler, changer, on peut me dire qu’il ne faut pas faire comme ça : je trace mon chemin et je continue. Si j’avais écouté tous ceux qui m’ont dit de ne rien faire, je n’aurais effectivement rien fait ! Donc mon conseil à tous ceux qui souhaitent se lancer dans ce métier – ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit – c’est d’avoir de la persévérance, du caractère, de la volonté et surtout du désir. Avec ça, on peut faire ce que l’on veut, où l’on veut.
Depuis quelques années, on assiste à une explosion des supports et des formats journalistiques. Comment appréhendez-vous ces évolutions ?
Depuis 20 ans, les supports changent effectivement. Il y a aujourd’hui de nouveaux médias, une explosion des blogs, tout le monde prend des photos. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que mon job est mis en danger à cause de cela. Je n’y vois que des côtés positifs. Plus on est nombreux à montrer et à partager des choses, mieux c’est. Je ne vois pas ça comme de la concurrence mais comme de l’addition d’informations. Au final, c’est au public de faire la différence. Et en 2013 comme en 1902, ce qui fait la différence, c’est le talent ! C’est réussir à trouver un ton, une histoire à raconter de manière accessible et compréhensible. Il ne faut pas que ça rentre par une oreille et que ça sorte par l’autre, comme souvent.
Vous arpentez ces terrains depuis 20 ans. Vous devez aujourd’hui entretenir un rapport personnel avec les populations sur place.
Je continue à aller sur ces terrains pour une raison très simple : aucune de ces guerres n’est terminée. Ni en Tchétchénie, ni en Irak ni en Afghanistan. Ce qui veut dire que, dans aucun de ces trois pays, sur aucun de ces trois terrains, on ne trouve une situation pacifiée avec des jeunes qui peuvent envisager l’avenir de façon sereine, avoir une vie normale, comme en France. Ça serait indécent de ma part de cesser d’aller regarder ce qui se passe dans ces pays. Je continuerai à m’intéresser à ces pays tant qu’il y a aura ces guerres. Et j’espère qu’elles se termineront un jour, même si je n’en suis pas certaine. Ça fait longtemps que j’espère voir ces pays sans guerre et que je ne les vois pas. En retournant sempiternellement sur les mêmes terrains, on développe forcément un rapport personnel avec les gens qui y vivent.
« Je n’ai pas débarqué dans les rues de Bagdad pour faire un micro-trottoir de cinq minutes et repartir avec mes images. »
J’entretiens ce rapport depuis plus de dix ans. C’est uniquement grâce à cela que j’ai pu arriver avec une caméra. Quand je suis arrivée avec ma caméra, auprès de ces gens qui me connaissent depuis dix ans, j’ai été bien accueillie. Mais la logique du reportage reste la même, le rapport à l’interviewé reste le même. Je n’ai pas débarqué dans les rues de Bagdad pour faire un micro-trottoir de cinq minutes et repartir avec mes images. Ce qui change, c’est l’aspect technique. On arrive chez eux avec une caméra, et donc avec une tierce personne. Cela change les choses, ça alourdit l’atmosphère, au sens propre comme au sens figuré.
Ce documentaire justement – diffusé lundi 18 mars sur France 3 – donne à voir l’Irak sous un angle nouveau, celui de ses habitants, des conditions dans lesquelles ils vivent au quotidien…
C’est l’unique raison pour laquelle j’ai fait un film. Le but était de montrer ce rapport personnel avec des personnes qui sont dans un pays en guerre et que l’on n’a jamais vues, ni entendues. Après dix ans de guerre en Irak, les Français n’ont aucune autre image en tête de ce pays, exceptées celles des colonnes de blindés et des actes terroristes. Je veux que le téléspectateur se prenne les Irakiens en pleine gueule et qu’il les entende !
« Après dix ans de guerre en Irak, les Français n’ont aucune autre image en tête de ce pays, exceptées celles des colonnes de blindés et des actes terroristes. »
Quand une guerre démarre – comme c’est le cas aujourd’hui avec l’engagement de la France au Mali – on parle systématiquement de guerre sans image. Vous prouvez justement avec votre documentaire que les guerres sans image n’existent pas.
À chaque guerre qui commence, on a le droit au même refrain. La guerre en Tchétchénie, c’était la guerre sans image. La guerre en Afghanistan, c’était la guerre sans image. La guerre en Irak, c’est la guerre sans image. Mais pour d’autres raisons, car les journalistes présents sur place estimaient qu’il n’y avait rien à filmer. Une fois de plus, ils se trompaient ! Aujourd’hui avec la guerre au Mali, les journalistes n’y sont pas, les télévisions estiment que ce n’est pas important, pas vendeur, etc. C’est un discours que l’on entend à chaque fois. Par la suite, on dit le contraire : on dit qu’il y a trop d’images. On dit tout et n’importe quoi sur les couvertures des conflits parce que l’on passe trop vite sur ce sujet, et que l’on veut avoir des informations trop rapidement. Il y a quelques semaines, j’étais invitée sur le plateau de l’émission « Votre télé et vous » sur France 3, où l’on évoquait la guerre au Mali. Face à Franck Berruyer (chef-adjoint du service «enquête et reportage» de la rédaction nationale de France 3, ndlr), j’ai dit que ce n’était pas la peine de demander aux journalistes, immédiatement après leur arrivée sur place, de nourrir le journal télévisé trois fois par jour. Les journalistes n’ont alors rien à dire car ils ne connaissent rien au Mali, n’y comprennent pour l’instant rien et n’ont pas pris leurs marques. Laissons les journalistes travailler. Et ce n’est pas possible avec cette impatience médiatique permanente. Impatience nourrie par le fait que les journalistes se croient en concurrence les uns avec les autres, au travers des chaînes d’info en continu et ce dégueulis d’informations permanentes.
Évidemment, il y a alors des redites, des erreurs et la couverture médiatique reste très superficielle. La télévision publique devrait essayer d’apporter autre chose. Ce qui signifie : ne pas se précipiter. Quand je travaille sur un conflit, je ne me précipite nulle part. Ni en Syrie, ni en Égypte, ni au Yémen, ni en Tunisie, parce que tous ces mouvements vont continuer. Une opération militaire ne s’arrête pas en un clin d’œil, c’est un mythe.
« Les journalistes se croient en concurrence les uns avec les autres, au travers des chaînes d’info en continu et ce dégueulis d’informations permanentes. »
Quand vous partez pour l’Irak ou la Tchétchénie, comment se déroule votre séjour sur place ?
Je reste entre deux à trois mois d’affilée dans ces pays. Pour me déplacer, je voyage en taxis collectifs ou à pied. Il est hors de question d’arriver en avion privé et de se trimbaler avec une armada de chauffeurs ou de gens qui me protègent. Je ne vis pas éloignée de ceux qui sont l’objet de mon enquête, je suis parmi la population et grâce à ça, on développe un rapport différent. Mais il faut aussi avoir l’envie de travailler comme ça et qu’on vous permette de le faire. C’est plus facile pour quelqu’un qui travaille en indépendant. Pour la communication, je n’ai pas de traducteur avec moi: je parle sept langues et il y a toujours quelqu’un qui parle une de mes langues où que je sois. Je n’ai ni traducteur ni fixeur, j’ai des amis en Irak, en Afghanistan et en Tchétchénie. Ce ne sont pas des gens avec lesquels j’instaure un rapport d’argent: il y a entre nous une confiance mutuelle et de vraies relations humaines.
Le journalisme, ce sont des relations humaines avant tout ?
C’est exact, le journalisme c’est raconter des histoires d’êtres humains. C’est trouver les bons mots, de bonnes images, pour que ce que je vis, ce que je vois, soit compréhensible par le plus grand nombre. La seule raison de mes voyages sur place, c’est ce partage.
Comment le public reçoit les informations que vous partagez ?
Quand on dit que l’Irak ou l’Afghanistan n’intéressent pas les gens, c’est faux. Ce sont des réflexions de rédacteurs en chef qui n’ont jamais mis les pieds sur le terrain et qui ne sont pas journalistes. Ces conflits-là intéressent tout le monde dès lors que l’on trouve la bonne histoire, le bon ton et le bon rapport au lecteur. Et quand les journalistes respectent le public. Je constate aujourd’hui que le public n’est pas respecté, on le prend pour un idiot, on parle à sa place. Ces rédacteurs en chef se trompent en voyant le public uniquement par le prisme de l’audience. Je parcours la France, la Suisse, la Belgique, les États-Unis, la Russie pour parler des mes écrits. J’y ai toujours rencontré des publics intéressés et qui voulaient en savoir plus. Cet intérêt du public demande de l’implication. Dès lors que les journalistes sont impliqués, le public répond présent. Sinon, c’est l’indifférence comme aujourd’hui. D’où la terrible relation entre le public et les médias: une relation décrédibilisée, de délégitimation qui m’attriste beaucoup.
« Ces conflits-là intéressent tout le monde dès lors que l’on trouve la bonne histoire, le bon ton et le bon rapport au lecteur. »
Au début de l’année, vous êtes retournée dans l’école primaire de votre enfance près d’Annemasse, en Haute-Savoie, dans le cadre de l’opération « Un artiste à l’école ». Comment parler de guerre à des enfants de 6 ans ?
Tout simplement. Comme je vous en parle à vous. En utilisant des mots différents, en s’adaptant à leur âge. Ils posent des questions et ont envie qu’on y réponde. J’ai eu cinquante-six enfants face à moi pendant plus d’une heure et demie et j’ai répondu à toutes leurs questions. Ils avaient énormément de choses à dire, ils en savent sur la guerre et sur le monde extérieur, beaucoup plus qu’on ne le croit. Ils m’ont, par exemple, demandé si je me battais, ce qui est une très bonne question. Je leur ai alors expliqué que je ne participe pas aux guerres, que je les regarde de côté. Je leur ai dit que ce n’est pas le rôle du journaliste de porter des armes. Ils comprennent parfaitement le rôle des militaires, des djihadistes, des rebelles. Ils comprennent également qu’il y a toute une population qui est prise entre deux feux et qui subit la guerre. Et que c’est auprès de cette population que je vis, que je partage leur quotidien. La guerre, c’est tout cela à la fois. C’est une situation exceptionnelle que je ne leur souhaite de ne jamais vivre. Et on entendait les mouches voler. Ils étaient vraiment magnifiques.
En parlant d’enfants, comment grandissent les enfants que vous avez rencontrés en Irak ?
Tout ce que subissent les parents déteint sur leurs enfants. Ces enfants qui ont grandi dans la guerre ne seront pas les mêmes adultes que des enfants qui ont grandi dans un pays en paix. Ce sont de jeunes adultes plus mûrs, plus cyniques, plus réalistes. Des adultes qui vivent mal, qui vivent dans l’angoisse, dans le besoin matériel. Ils sont très loin de la bulle de confort dans laquelle nous vivons. Mon but, en tant que reporter de guerre, est de montrer à ceux qui sont dans cette bulle de confort ce qui se passe en dehors de la bulle.
« Mon but, en tant que reporter de guerre, est de montrer à ceux qui sont dans cette bulle de confort ce qui se passe en dehors de la bulle. »
Vous donnez à voir. Tout simplement.
Je donne à voir, à lire, à regarder ou à écouter. Le but est qu’on y pense après, qu’on ne l’oublie pas et qu’on se pose des questions. C’est tout simplement être conscient les uns des autres. Ne pas vivre fermé dans son monde et dans sa bulle. C’est la tentation du monde occidental de ne pas se rendre compte qu’ailleurs le monde est en ébullition. Ce qui s’est passé le 11 septembre 2001 a réveillé le monde occidental. Mais l’ébullition était déjà présente et a conduit aux actes terroristes. Tout cela est le fruit des relations des pays les uns avec les autres. C’est la perception du monde occidental sur le monde non-occidental, et vice-versa. Ces visions sont extrêmement stéréotypées, loin des nuances et des détails. Mon travail est justement d’apporter ces nuances et ces détails. Si on se pose des questions et qu’on peut dialoguer, c’est un premier pas vers une cohabitation plus sereine entre ces deux mondes. J’apporte des informations pour qu’on ne puisse pas dire « je ne sais pas ». On peut toujours savoir. Il suffit de saisir ces informations et d’instaurer un débat sur la place publique. Or, les hommes et femmes politiques ne le font pas. L’implication de la France en Afghanistan n’a pas été mise sur la place publique, on n’en a jamais parlé. C’est LE sujet tabou par excellence. Aucun politique n’ose en parler car les politiques ne savent pas quoi dire. Plus grave, ils n’ont rien à dire parce qu’ils n’ont pas réfléchi à la question. Parce que c’est une situation trop compliquée, que ça leur demanderait trop d’efforts. Et cette attitude des politiques n’est pas propre à la France, on retrouve le même positionnement aux États-Unis. Lors de leur entrée en guerre en Irak puis en Afghanistan, il n’y a eu que très peu de remise en question. Pire, on a au contraire assisté à un mouvement patriotique abominable qui a amené des journalistes du NewYork Times à écrire des choses fausses, à désinformer les lecteurs.
En tant que reporter de guerre, votre vie est faite de transitions multiples.
Absolument, mais je n’ai pas une vie en France et une vie en reportage. J’ai une seule vie et c’est ma vie de femme qui oscille entre plusieurs mondes. C’est la vie que j’ai choisie et celle que j’aime. Quand je rentre de reportage, je partage ce que j’ai vu. Pour moi, le plus dur, ce n’est jamais de partir, c’est toujours de revenir, car je sais qu’il va falloir que je trouve les mots pour partager. C’est toujours la phase la plus difficile mais elle est essentielle. Elle est l’essence première du départ, elle est la raison.
Propos initialement receuillis en 2012.