Hasardeux d’évoquer le cas de la Chine sans s’abandonner à l’hystérie collective ou aux clichés surannés sur le « péril jaune ». Leadership, corruption, domination, Obama… Une évidence : la Chine avance en mode fast and furious.
Le renouvellement de l’élite à l’occasion du XVIIIe congrès du Parti Communiste Chinois est une manifestation éclatante d’audace. Là où feu le parti soviétique remplaçait le grabataire par le sclérosé, on a installé du « jeune » timonier fringuant, directement issu de l’aristocratie maoïste, mais bien briefé concernant la marche de la nouvelle hyperpuissance. La subtilité réside dans un cérémonial inchangé, la liturgie du parti est préservée pour ne pas heurter l’abondant peuple qui commence à taper doucement des pieds. Ce pays est pourtant en plein dilemme : tentation de faire perdurer la fiesta avec une croissance cocaïnée (supposément 10% en moyenne par an, mais « La Chine est en récession beaucoup plus qu’on ne le dit ») et les réalités d’une société écartelée entre la réussite insolente des villes nouvelles et le désarroi moyenâgeux des campagnes.
En attendant que la Chine accède au top du Hip Hop mondial en 2016 (OCDE), la régénération des sphères du pouvoir est vue comme une nécessité hautement concertée et comportant au moins trois objectifs :
- Pérenniser la mainmise du parti sur le lucratif outil de production national (quitte à maintenir une corruption endémique parmi les élites) ;
- Juguler la hausse du taux d’inflation et les inégalités afin d’assurer la cohésion sociale, équilibres spatial et socioprofessionnel ;
- Piloter des changements progressifs dans la société civile sans pour autant favoriser un big-bang démocratique qui ferait voler la structure en éclats.
« L’autoritarisme courtois est un compagnon fidèle du capitalisme forcené. »
L’autoritarisme courtois est un compagnon fidèle du capitalisme forcené. La Chine est une sorte de nouvelle Amérique triomphante, sans le côté blockbuster libertaire. Elle n’a pas inventé le capitalisme hardcore qu’elle érige en principe, elle l’a simplement importé de l’autre côté du pacifique puis accommodé à sa sauce. Au point que l’enjeu actuel se situe dans le clash qui se joue au cœur même du PCC. Il apparait presque impossible de dégager deux tendances majeures dans la conduite des affaires, tant les courants sont nombreux et versatiles dans leurs alliances. C’est un véritable mah-jong qui se joue dans la redistribution des rôles dans l’immensité de l’appareil d’État et les mises sont colossales : leaders de « cinquième génération », « ex-Messieurs-Propre », « Clan des Shanghaïens », « néo-maos », Ligue des Jeunes Communistes… ce qui ressemble à une sage prorogation du pouvoir représente une plongée dans un bassin de squales où les rumeurs de coup d’État se succèdent aux procès politiques.
Xi Jingping, fraîchement propulsé secrétaire général du PCC, sera le premier du « parti des princes » (« les héritiers ») à accéder à ce niveau de responsabilités. Même s’il est bien né (il est le fils d’un compagnon de Mao, Xi Zhongxun. NDLR), il n’a aucune garantie de pouvoir nettoyer les larges écuries du Parti où l’argent sale est un lubrifiant permanent. L’oncle Xi jouit d’une réputation de discrétion et d’habileté politique mais il est encore tôt pour juger de son talent au poste de N°1. Il sait pourtant que son pays va au devant de défis extraordinaires qui devraient révéler un grand potentiel et des failles profondes.
Everybody was Kung-Fu fighting
Il ne faut pas oublier que cette civilisation de quatre mille ans a pris le temps pour revenir d’entre les fantômes : la calcification du système impérial et la rivalité entre Mao et les nationalistes au début du XXe siècle avaient laissé le champ libre au rival nippon pour envahir et malmener salement population et ressources lors des deux guerres sino-japonaises (épisodes I et II). L’actuel come-back des Chinois sur le premier plan est d’ailleurs un sacré bras d’honneur à Tokyo, qui est paradoxalement le véritable inspirateur du modèle économique chinois : le Japon avait le premier bâti sa richesse en inondant le monde industrialisé de produits manufacturés bon marché.
Pourtant, parier sur l’ambition hégémonique mondiale de la Chine n’est pas chose aisée, car l’empire du milieu a toujours préféré dominer son pré carré régional, pour des raisons de confort. Les récentes manœuvres militaires aux larges des îlots disputés de Diaoyu-Senkaku ont beau ressembler à un bombage du torse pour impressionner la galerie, l’augmentation constante du budget de la défense officiel chinois depuis les années 1990 le classe désormais au deuxième rang mondial derrière celui des États-Unis (soit environ 400 milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat avec le budget américain). D’un coup, il fait bien chaud au fond des pantalons des gouvernants asiatiques.
C’est une question d’équilibre stratégique après tout. Pékin sent que le moment est propice pour infléchir cet équilibre régional en sa faveur, durablement :
« Quand vous êtes capable, feignez l’incapacité. Quand vous agissez, feignez l’inactivité. Quand vous êtes proche, feignez l’éloignement. Quand vous êtes loin, feignez la proximité. » Sun Tzu
- Le Japon connait quelques sursauts nationalistes mais semble incapable de se passer de l’alliance stratégique avec les États-Unis. La dispute sur les îlots Diaoyu-Senkaku est une tactique pour tester les limites de cet assemblage et aménager la vision chinoise en conséquence.
- Le « soutien » tacite et a priori désintéressé à la Corée du Nord ne repose sur aucune base idéologique. La Chine utilise les délires de Pyongyang comme on agite les histoires de croquemitaine au nez des enfants. Encore une fois, c’est Tokyo qu’on veut faire baliser.
- Taïwan la dissidente est à portée de fusil, mais aucun coup ne sera tiré. La « politique d’une seule Chine » considère l’île comme sa 23e province et les Taïwanais sont divisés sur la question de l’indépendance. Si bien que Pékin mise patiemment sur une diplomatie d’usure pour faire accepter l’idée de réunification sur le modèle hongkongais.
- La chine pratique un habile jeu de go « qui consiste à éviter les affrontements directs, soit en les contournant, soit en changeant de terrain de jeu », comme le conseillait Sun-Tzu dans l’Art de la guerre. D’autres questions?
Pour une poignée de Yuans
Le relationnel avec les américains est autrement plus curieux : l’association quasi symbiotique entre les économies des deux pays est un phénomène spectaculaire. La Chine détient actuellement 1132,6 Mds$ de bons du trésor US ! C’est pourtant le chiffre le plus bas depuis un an. Les Chinois, dans le même mouvement que leurs camarades russes, se débarrassent progressivement de leurs avoirs en bons de la FED mais restent les premiers créanciers du gouvernement américain.
« Il est jouissif de retenir l’Oncle Sam par les burnes mais sa défaillance serait un cataclysme. »
Toutefois il s’agit moins de se désengager d’avoirs douteux que récupérer du cash auprès des marchés afin de fluidifier une économie chinoise en surchauffe. Grosso merdo, Pékin est contraint de maintenir une Amérique surendettée sous assistance artificielle car cette dernière est son premier client commercial. Il est certes jouissif de retenir l’Oncle Sam par les burnes mais sa défaillance serait un cataclysme pour la République Populaire. Si bien que la réélection d’Obama promet au moins la continuité dans une relation compliquée.
Il n’y a pas que le volet économique ou financier qui structure le partenariat stratégique entre la Chine et les États-Unis : le poids diplomatique de Pékin s’est fortement densifié à la faveur de son rayonnement commercial et son influence grandit dans les débats sur l’environnement, le nucléaire et le Proche-Orient. Les américains ne sont pas naïfs et comptent exploiter autant que possible l’énergie que l’administration chinoise investit dans ces questions. Plus les chinois s’engagent sur des terrains autrefois tenus par les États-Unis, plus ces derniers se concentrent sur leurs intérêts immédiats : domination géopolitique, sécurisation des gisements d’énergie, leadership culturel. Ce qui leur évitera de courser trop de lièvres à la fois et de partager le gâteau de la globalisation avec leurs associés du moment.
La Chine est pour ainsi dire l’exact inverse de la défunte URSS : les dirigeants du PCC aiment ouvertement l’Amérique car ils y entretiennent réseaux d’influence et portefeuilles de clients. Par ailleurs, ils y éduquent leurs héritiers dans les meilleures universités et adorent profiter des virées à New York ou Las Vegas. Après tout, ce sont bien les ouvriers chinois qui ont construit le chemins de fer dans le Far West! On est très loin des discours vindicatifs sur « l’ennemi impérialiste » et de la Révolution Culturelle.

Little China girl
À contre-pied des légendes urbaines, les Chinois ne semblent pas suffisamment arrogants pour penser hégémonie et domination mondiale. Leur économie est certes florissante mais effroyablement inégalitaire. La middle-class culmine pour le moment à 20% de la population (260 millions, quand même) et le reste des âmes de ce gros pays lutte surtout pour se nourrir convenablement. Si bien que l’hostilité à peine feutrée des chroniqueurs occidentaux est mal digérée et le nouveau leader n’hésite pas à monter au créneau :
« Certains étrangers aux ventres repus et qui n’ont rien de mieux à faire nous montrent du doigt. Premièrement, la Chine n’exporte pas la révolution ; deuxièmement, elle n’exporte pas la famine et la pauvreté ; et troisièmement, elle ne vous embête pas. Que dire de plus ? » Prends ça, Oncle Sam.
« La Chine n’exporte pas la révolution, n’exporte pas la famine et la pauvreté, elle ne vous embête pas. Que dire de plus ? » Xi Jinping
Le nouveau boss chinois, Xi Jinping (prononcez « syi tsyin-p’hing »), est un personnage attachant. En plus d’être marié à une chanteuse plus célèbre que lui, il a comme pote l’ancien secrétaire américain au Trésor Henry Paulson. L’ancien CEO de Goldman Sachs voit d’ailleurs en lui « le genre de types qui sait comment atteindre un objectif ». Rassurant. D’autant plus que son challenge principal est de gérer une société en forte mutation, quelque peu à l’image de l’Europe romantique du XIXe siècle, découvrant l’industrialisation et rêvant certainement d’une vie plus douce.
La Chine constitue pour sa part une collection de peuples aux destins parallèles qui ne paraissent pas grandir au même rythme. Les superstructures du pouvoir, même globalement corrompues, sont conscientes par ailleurs des carences graves qui menacent l’avenir de leur pays. Pékin a beau propulser des Taïkonautes dans l’espace, il n’est pas en mesure d’assurer un quotidien digne à tous ses citoyens. Ce sera une « masse critique » d’une classe suffisamment éduquée et ouverte sur le monde qui finira par provoquer la mutation vers un modèle de société plus acceptable humainement.
Pour cela, la Chine doit réapprendre la modération et adopter un rythme plus soutenable afin de dégager les véritables potentialités de progrès. Entre-temps, c’est la bombe démographique qui menace : non pas l’augmentation de la population mais le vieillissement prématuré de celle-ci qui pèsera sur les futures finances publiques et la croissance. La politique de l’enfant unique a fait des ravages dans les milieux urbains et les déséquilibres tant dans la pyramide des âges que dans la répartition hommes/femmes promettent des belles frayeurs. Sans évoquer le dumping social qui impacte de plus en plus les travailleurs chinois dans la mesure où leurs collègues en Asie du Sud-Est se révèlent moins chers pour produire les mêmes biens.
D’un certain point de vue, « le péril jaune » est une vaste farce qui sert d’alibi en occident pour masquer les déficiences de sociétés vieillissantes en manque de courage politique. Entre un Parti malade de ses rivalités et la corruption, une misère rurale quasi incompressible et une dépendance opioïde au reste du monde, la Chine a des défis lourds à relever avant de prétendre à une suprématie effective sur la planète.
En attendant d’installer la démocratie (ou toute autre chose qui fonctionne), on commande un casse-dalle. Et fissa.