L’objectif du chef du département de l’Intérieur au travers de cette initiative est de combattre l’immigration clandestine dans l’archipel. Cependant, des scientifiques s’interrogent sur la portée réelle de cette action, suscitant des inquiétudes quant à une potentielle « violation excessive de l’unité de la République ».
L’administration a préparé le terrain pour un possible abandon du « droit du sol » à Mayotte, dans le but de combattre l’immigration clandestine. « La nationalité française ne sera plus obtenue si on n’a pas comme parents des Français », a indiqué Gérald Darmanin le dimanche 11 février. Lors d’un voyage dans ce département de la France il a annoncé un projet de modification de la constitution pour y arriver, ce qui remettrait en question un principe pratiqué en France depuis des siècles.
Le droit du sol est la possibilité d’acquérir la nationalité d’un pays par la simple naissance sur son territoire. En France, c’est une des manières pour obtenir la nationalité, avec le droit du sang, la naturalisation ou encore le mariage. Cependant, il y a déjà des critères à remplir pour user de ce droit. « Aux USA, la naissance sur le territoire suffit à faire de vous un citoyen américain. En France, c’est différent, ça prend beaucoup de temps », confirme Jules Lepoutre, professeur de droit public à l’université de la Côte d’Azur.
Dans la pratique, un enfant né en France avec au moins un parent né en France aussi est français (c’est le principe du double droit du sol). De même pour un enfant né sur le sol français de deux parents apatrides. Si ses deux parents sont de nationalité étrangère et nés à l’étranger alors un enfant né en France peut devenir français à partir de 13 ans s’il vit en France depuis au moins cinq ans, ou à 18 ans, s’il a vécu au moins cinq ans en France depuis ses 11 ans et qu’il y réside toujours.
À Mayotte, depuis la loi asile et immigration de 2018, il est également nécessaire de prouver qu’au moins un des deux parents avait une situation régulière depuis plus de trois mois lors de la naissance de l’enfant. « Plus on augmente les critères, plus on réduit le nombre de personnes concernées », résume Jules Lepoutre. Selon les déclarations de Gérald Darmanin, c’est le droit du sol dans son entier (y compris le double droit du sol) qui serait supprimé à Mayotte.
Un droit avec une longue histoire
Le droit du sol « est présent dans le droit français depuis 1515 », rappelle l’historien Patrick Weil, spécialiste des sujets d’immigration et de citoyenneté. Cette année-là, une décision du Parlement de Paris accordait la qualité de « sujet du roi » aux enfants nés en France de parents étrangers. Ce droit est aussi inscrit dans la première Constitution de 1791, puis dans le Code Civil de Napoléon en 1804, avec quelques conditions comme celle d’« établir son domicile » en France. » Par la suite, c’est un principe qui a toujours persisté dans tous nos textes, soit en étant réaffirmé, soit en étant préservé », ajoute Jules Lepoutre, auteur de Nationalité et souveraineté (éditions Dalloz).
L’application automatique du principe du double droit du sol se généralise en 1851 puis en 1889, pour augmenter le nombre de personnes concernées par le service militaire. « Avant, vous deviez demander explicitement l’application du droit du sol, à partir de 1889, il s’applique automatiquement », précise Jules Lepoutre. La droite enlève cette automaticité en 1993 via la loi dite « Pasqua-Méhaignerie ». Un jeune né en France de parents étrangers doit désormais faire une demande explicite de nationalité française entre ses 16 et ses 21 ans. Le gouvernement de Lionel Jospin abolira cette loi, mais une première faille a été créée. D’autres décisionnaires ont ensuite envisagé la fin du droit du sol dans certains territoires ultra-marins, comme François Baroin, ministre de l’Outre-mer en 2005 du gouvernement Chirac.
Cependant, jamais une administration n’a finalement supprimé ce droit sur un segment du territoire. « Depuis 1889, le principe du double droit du sol n’a pas une seule fois été touché, même par le régime de Vichy », ajoute, indigné, Patrick Weil.
Une révision de la Constitution nécessaire pour éviter une possible censure
Cependant, peut-on considérer le droit du sol comme un principe fondamental de la République ? « Oui, il est inclus parmi les principes reconnus par des lois républicaines qui datent d’avant 1946 et qui sont considérés comme fondamentaux », répond Jules Lepoutre. « Ce sont les fondations de la première Constitution nationale de 1791, et puis de toutes les autres Constitutions républicaines qui l’ont ancré dans notre histoire, construisant une citoyenneté comme un projet républicain », complète dans L’Humanité l’historien Pierre Serna.
Jusqu’à présent, le Conseil constitutionnel n’a pas eu à décider sur la valeur constitutionnelle du droit du sol de manière explicite. Ayant à examiner de près la loi Pasqua-Méhaignerie, les Sages, présidés alors par Robert Badinter, avaient estimé dans leur décision que « l’automaticité du droit du sol n’était pas un principe fondamental reconnu par les lois de la République », précise Jules Lepoutre, sans toutefois décider sur le cas du droit du sol lui-même. À part cela, lors de loi asile-immigration de 2018, le renforcement des critères d’application du droit du sol à Mayotte n’a pas non plus été jugé anti-constitutionnel.
Pour appliquer sa réforme, le gouvernement peut faire voter une loi ordinaire, mais il court alors le risque d’une possible censure du Conseil constitutionnel. Les Sages pourraient voir dans l’abolition du droit du sol une « Atteinte disproportionnée à l’indivisibilité de la République », suppose Jules Lepoutre. De manière alternative, ils pourraient « voir dans le droit du sol un principe constitutionnel, et donc le législateur n’y pourrait plus toucher sans une révision constitutionnelle ». C’est la raison pour laquelle l’exécutif opte plutôt pour une révision constitutionnelle.
La « pompe aspirante » mise en question
Le gouvernement est en tout cas motivé pour agir vite sous la pression des représentants mahorais, loin de ces débats constitutionnels. Pour ces représentants, abolir le droit du sol dans l’archipel permettrait de viser directement certains réseaux d’immigration illégale. « Les migrants de la région des Grands Lacs en Afrique, ça ne les concerne pas, car ils visent la France et l’Europe. Mais ceux provenant de Madagascar et des Comores ont un intérêt à obtenir la nationalité française », affirme le député Les Républicains Mansour Kamardine.
« Le droit du sol est un aimant qui attire vers Mayotte, pour qu’on ait un enfant qui, à terme, aura la nationalité française. »
Le député LR Mansour Kamardineà 42mag.fr
La fin du droit du sol mettra fin à une véritable « pompe aspirante » en matière d’immigration illégale, anticipe auprès de BFMTV Estelle Youssouffa, députée du groupe Liot. Cependant, l’efficacité de cette mesure sur les mouvements d’immigration est mise en doute par l’opposition de gauche et par des experts. « Ça n’aura aucun impact », balaie l’historien Patrick Weil. « Ce qui fait une différence, c’est le décalage de ressources entre Mayotte et les Comores », pays voisin faisant partie du même archipel, avec un produit intérieur brut (PIB) huit fois inférieur. « Il n’a jamais été prouvé un effet d’attraction créé par le droit du sol », prolonge Jules Lepoutre.
Quand le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, affirme que « les Comores envoient des femmes accoucher à Mayotte », les chiffres ne valident pas ses propos. Selon les statistiques de l’agence régionale de santé (ARS) et de Santé publique France, en 2021, la majeure partie des femmes étrangères qui ont accouché à Mayotte résidaient déjà sur l’île au moins deux ans avant leur accouchement. « Elles sont une minorité à arriver à Mayotte pendant leur grossesse (11%) », explique l’ARS dans une note de 2023.