À la barre du tribunal d’Avignon, Anne Martinat Sainte-Beuve a témoigné des dix années de pertes de mémoire soudaines et incompréhensibles, ainsi que de la douleur ressentie par la victime en raison de ces lacunes.
Anne Martinat Sainte-Beuve a croisé le chemin de Gisèle Pélicot en décembre 2020. À cette époque, Gisèle venait d’apprendre que son mari, Dominique Pélicot, l’avait droguée et livrée à des inconnus qui la violaient alors qu’elle était inconsciente. « Malgré l’extrême stress de la situation, elle s’exprime avec une étonnante sérénité et sobriété », a confié l’experte légiste, le jeudi 5 septembre, au quatrième jour du procès des viols de Mazan, au tribunal d’Avignon. C’est à elle qu’a été confiée la délicate tâche de réaliser l’examen gynécologique de la victime sur instruction des magistrats instructeurs.
Après deux années d’enquête, les policiers ont déterminé que Gisèle avait enduré 92 viols perpétrés par 83 assaillants, dont 51 ont été identifiés. L’examen gynécologique était crucial pour évaluer les dommages physiques subis par cette femme alors âgée de 68 ans (71 ans aujourd’hui). Cet examen, aux côtés de l’entretien psychologique intégrant cette procédure, a duré plusieurs heures durant lesquelles Anne Martinat Sainte-Beuve s’est également penchée sur l’état mental de Gisèle Pélicot.
Une soumission chimique la privant de ses repères
Des avocats de la défense l’ont accusée de partialité et d’excès d’empathie. Répliquant, elle a dit : « Comment un médecin pourrait ne pas s’intéresser à l’état psychologique de ses patients ? Nous sommes un tout : une tête et un corps, pas juste des prises de sang ou des prélèvements divers. »
« Si votre esprit va mal, le corps suit. Et lorsque le corps souffre, la tête en pâtit également. »
Anne Martinat Sainte-Beuve, experte légisteau tribunal d’Avignon
Durant un long après-midi, les deux femmes ont reconstruit la mémoire fragmentée de Gisèle Pélicot, brouillée par des années de traitement au Temesta, un anxiolytique administré par son mari sans qu’elle en ait conscience. « Tout au long de notre échange, elle montre un réel désir de contribuer à la vérité, reconstruisant peu à peu les événements », relate la légiste. Ensemble, elles ont essayé de reconstituer les faits. « Il semble que les agressions sexuelles se produisaient environ toutes les trois semaines », précise-t-elle.
« Les premiers épisodes remonteraient au 27 novembre 2010 », note-t-elle. En 2011, alors qu’elle était encore en activité professionnelle, les incidents s’intensifient. « Les troubles se manifestaient principalement les week-ends. Je ne comprenais pas pourquoi je dormais autant », racontait Gisèle Pélicot. À partir de 2013, après son installation à Mazan, un village du Vaucluse où le couple avait déménagé pour sa retraite, les occurrences se multiplient. « Madame Pélicot pouvait dormir deux à trois jours d’affilée, suivis de périodes d’insomnies où elle ne parvenait plus à trouver le sommeil sans son médicament. Elle se sentait souvent désorientée et souffrait de problèmes d’équilibre », dépeint l’experte.
« Elle a lentement perdu son indépendance et toute estime de soi. Imaginez devoir vous demander si vous vous êtes brossé les dents. »
Anne Martinat Sainte-Beuve, légisteau tribunal d’Avignon
Dans son rapport d’expertise, la docteure a souligné que toutes ces années de droguage systématique ont mis en danger la vie de Gisèle Pélicot, ainsi que celle des autres, notamment en conduisant. Pendant près d’une décennie, Gisèle a été plongée dans une anxiété énorme. « Lors de notre première rencontre, elle évoque une perte de poids significative de 16 kg », mentionne l’experte dans son compte rendu, qu’elle partage à la barre.
Des répercussions physiques et psychiques
Ses enfants étaient convaincus que leur mère souffrait de la maladie d’Alzheimer, et envisageaient même de la placer en institut spécialisé avant la révélation des faits. Cependant, Gisèle Pélicot n’était pas atteinte de démence. Lorsque l’experte la rencontre, elle vit séparée de son époux et affirme ne plus souffrir de troubles cognitifs. Son soulagement est tel qu’il semble « masquer » l’anxiété induite par la révélation des horreurs subies.
« Chez Madame Pélicot, il y a une résilience remarquable qui lui permet de tenir. »
Anne Martinat Sainte-Beuve, experte légisteau tribunal d’Avignon
Gisèle Pélicot, désormais retraitée, parle rapidement, ne pleure pas, et montre une colère qui tranche avec son rôle de victime. Elle décrit les faits « avec une certaine dissociation », observe Anne Martinat Sainte-Beuve, « un mécanisme de défense courant chez les victimes de traumatisme, leur permettant de parler calmement d’atrocités ».
Lors de l’examen gynécologique, la légiste a constaté des signes de rapports sexuels forcés. Des infections sexuellement transmissibles étaient également détectables. Au total, quatre maladies ont été diagnostiquées, dont un papillomavirus. « Le frottis effectué par la suite n’a montré aucune lésion cancéreuse », précise la médecin, ajoutant que la victime a « miraculeusement » évité l’hépatite B ou C, la syphilis et le VIH, bien qu’elle ait été exposée à ce virus à six reprises par un des accusés. Elle sera soignée par voie intramusculaire car Gisèle Pélicot refuse dorénavant d’avaler tout médicament.
À l’issue de son témoignage, Maître Stéphane Babonneau, l’avocat de Gisèle Pélicot, interroge l’experte sur la possibilité que sa cliente ait pu souffrir physiquement bien qu’elle soit inconsciente.
« La douleur peut exister. Simplement, on n’en garde pas de souvenir. Mais le corps enregistre ces sensations. »
Anne Martinat Sainte-Beuve, experte légisteà la barre du tribunal d’Avignon
L’avocat demande également si la retraitée aurait pu mentir ou exagérer son récit lors de l’entretien de 2020. Anne Martinat Sainte-Beuve répond sans hésitation : « Je suis certaine que Madame Pélicot raconte la vérité. J’ai de l’expérience dans ce domaine. J’ai déjà rencontré des simulateurs, et je n’ai, à aucun moment, douté de la véracité de ses propos. »