Le prétendant représentant l’extrême droite avait provoqué la stupeur en parvenant à se hisser au second tour de l’élection présidentielle, devançant ainsi Lionel Jospin. Ce fut un moment marquant tant pour la scène politique française que pour l’itinéraire du chef du Front national, qui est décédé le 7 janvier 2025.
Connu pour ses provocations et son parcours controversé, Jean-Marie Le Pen, qui s’est éteint à l’âge de 96 ans, a bouleversé la scène politique le 21 avril 2002 lors de l’élection présidentielle, dont l’issue semblait acquise. Le présentateur David Pujadas avait averti du potentiel de grandes « surprises » peu avant l’annonce des résultats, aux alentours de 19h30. Lors de ce premier tour crucial, le Premier ministre socialiste, avec 16,18% des voix, se voit surpassé par le président sortant Jacques Chirac avec 19,88%, et à seulement 200 000 voix près, par le candidat du Front national récoltant 16,86% des suffrages.
Brice Teinturier, un sondeur, se remémore avoir reçu les résultats à 18h35, bien qu’encore « très fragiles ». Il souligne l’impact majeur de ces chiffres et les reproches multiples qu’il subit plus de seize ans plus tard : « Contrairement aux dires, nous avions noté la tendance [baisse de Jospin et montée de Le Pen], confirmée à quelques jours du scrutin par les enquêtes, comme en avait fait écho Le Monde. Qu’aurions-nous pu exprimer ou faire sans risquer d’être accusés de manipulation à quelques encablures du vote ? »
Pour Lionel Jospin, les conséquences sont immédiates. « Le résultat du premier tour de l’élection présidentielle s’abat comme un coup de tonnerre », dit-il le soir même, en annonçant sa retraite politique. Les résultats occultent les avancées des 35 heures et la nette réduction du chômage en cinq ans. Le sujet de l’insécurité a primé sur des réussites économiques apparentes. Le 21 avril a révélé en France le poids de l’extrême droite, préfigurant son essor à l’échelle européenne.
« Un pressentiment particulier »
Sous un ciel radieux, le matin du 21 avril 2002, Marie-Christine Arnautu entame sa tournée habituelle des bureaux de vote. Les échanges recueillis la rendent optimiste. « On percevait quelque chose d’inhabituel ce jour-là », partage l’ex-eurodéputée du Front national.
Deux jours plus tôt, le JT de 20 heures sur TF1 présentait les images bouleversantes de « Papy Voise », un retraité de 72 ans, violemment attaqué et dont la maison a été incendiée par des jeunes dans un quartier sensible d’Orléans. En l’espace de deux jours, son visage meurtri est devenu le symbole de l’« insécurité » véhiculée par l’extrême droite. Cela se manifesterait-il dans les résultats électoraux ?
« Les gens nous annonçaient fièrement : ‘Nous avons voté Jean-Marie’. »
Marie-Christine Arnautu, ancienne élue du Front nationalà 42mag.fr
Au siège de campagne du Front national à Saint-Cloud, dit « Le Paquebot », « rien d’extraordinaire ne se produit », mais Alain Vizier, attaché de presse depuis les années 1980, se souvient de « résultats ahurissants dans les régions d’outre-mer ». Selon L’Express, « le FN double son score habituel en Nouvelle-Calédonie » (10,84% des voix, malgré la domination de Jacques Chirac avec 48,38% et Lionel Jospin avec 22,42%).
Vêtu avec une élégance vieillissante, Jean-Marie Le Pen, en blazer noir et pochette grise, a glissé son bulletin dans l’urne à Saint-Cloud, sous les flashs crépitants.
Ailleurs, Lionel Jospin et Jacques Chirac votent dans leurs bastions respectifs. A Cintegabelle, Jospin prend « tous les bulletins », souligne France 3, gaspillant de précieuses voix face à sept autres candidats représentant la gauche. Chirac, lui, rejoint son fief de Sarran en Corrèze avec son épouse Bernadette pour accomplir son devoir citoyen.
« Les prédictions pourraient s’inverser »
Dans l’après-midi ensoleillé parisien, Gérard Le Gall, expert des sondages pour le Parti socialiste, pénètre sûrement dans L’Atelier, siège de campagne de Jospin. Ce majestueux bâtiment de style Beaux-arts avait été construit comme le « Palais de l’avenir du prolétariat » en 1912, et pour lui, le nom ne résonnait pas encore d’ironie. Il avait sonné l’alarme la semaine précédente, estimant « le risque de voir Le Pen au second tour ». Il avait averti que « les courbes pourraient s’inverser » dans une campagne centrée sur la sécurité.
Avec d’autres figures du PS, Le Gall attend fébrilement la première estimation. Mais l’attente se prolonge. Il a juré d’informer Lionel Jospin dès que des résultats fiables seraient disponibles, mais aucun des sondages à sa disposition ne répond à cette qualité.
« À 18 heures, les chiffres anticipent Chirac à 18 ou 19%, Jospin à 16 ou 17%, et Le Pen à 13 ou 14%. »
Gérard Le Gall, ancien responsable des sondages au PSà 42mag.fr
Vers 18h20, Laurent Fabius partage avec lui que les résultats de la Seine-Maritime « ne sont vraiment pas bons » (16,22% pour Le Pen et 16,78% pour Jospin). Le doute s’installe bien que pas un seul sondage ne prédisait Le Pen au second tour.
« Une éventualité Le Pen se confirme »
Au siège de Jacques Chirac, les discussions sont tout aussi intenses. A partir de 18 heures, Patrick Stefanini, directeur adjoint de la campagne, contacte quelques élus pour des premiers retours de dépouillement. Un appel de Colmar mentionne le « fort score » de Le Pen (21,11%).
Les indicateurs sont clairs. Vers 18h40, Stefanini, avec un courage renouvelé, monte aux étages de « Tapis Rouge » où se prépare le discours pour le duel attendu face à Jospin. Les plans sont chamboulés lorsqu’il annonce que « l’éventualité Le Pen » se profile. Sans le prendre au sérieux, Chirac ironise : « Stef, concentrons-nous ! »
À l’Élysée, Frédéric de Saint-Sernin, expert de l’équipe de campagne de Chirac, se montre aussi impatient, se tenant prêt à chaque sonnerie d’un des appareils téléphoniques installés pour recueillir les prévisions des instituts de sondage.
« En temps normal, nous avions les résultats à 18h45. Cette fois, rien ne venait. »
Frédéric de Saint-Sernin, chargé des sondages pour Jacques Chirac
Puis, enfin un appel : Vers 18h52, la Sofres dévoile les résultats avec précaution. Puis Ipsos les confirme. À l’annonce, Dominique de Villepin prévient : « Je te passe le président ». En recueillant la nouvelle, Frédéric de Saint-Sernin dit à Chirac que « Le Pen est au second tour », un moment de silence suit.
« Le choc me heurte profondément », note Jacques Chirac dans ses Mémoires. « C’est un sentiment mélangeant effarement, tristesse et incompréhension. » Bien qu’il soit sûr de sa réélection, il n’en tire aucune satisfaction. Pour les équipes, ce résultat ne soulève qu’une conviction : « Une réélection est en vue, même si le score est médiocre », résume Frédéric de Saint-Sernin.
« À cet instant, je ne pense pas à Jospin. Mais à Gérard Le Gall qui va devoir annoncer à Jospin qu’il est écarté du second tour. »
Frédéric de Saint-Sernin, chargé des sondages pour Jacques Chiracà 42mag.fr
Son intuition était juste. De plus en plus inquiet, Le Gall s’assure encore et encore que les téléphones fonctionnent pour expliquer leur absence de sonneries. « A 19h02, il se souvient, la Sofres puis Ipsos communiquent : ‘Le premier est Chirac, Le second est Le Pen.' » Jospin entre peu après dans le bureau, inconscient du renversement. « Ecoute Lionel, tu n’es pas au second tour. » Une atmosphère morose s’installe, cassant l’engouement escompté.
« Se libérer de nombreuses humiliations »
A Saint-Cloud cependant, la euphorie est palpable. Le moment exact où Jean-Marie Le Pen est informé de sa victoire sur Jospin reste flou. Le candidat se confirmera des résultats plus tard, en visionnant les journaux télévisés. Selon Serge Moati, journaliste présent sur place, Le Pen n’a jamais été « extraordinairement joyeux ».
« Il semblait ni content ni particulièrement heureux, pris d’une mélancolie. Cela survenait trop tard. Et après ? Sa vie avait déjà la liberté que la provocation octroyait. »
Serge Moati, journaliste et réalisateurà 42mag.fr
Bruno Gollnisch, prévu pour Matignon au cas d’une victoire de Le Pen, réfute vivement l’idée que Le Pen ne voulait pas le pouvoir, insistant sur sa longue proximité avec Le Pen pour asseoir ses affirmations.
Lorsque la nouvelle se répand dans les QG, les médias restent contraints au silence. Bruno Gollnisch, déjà sur les plateaux télévisés, n’est pas au fait de l’évolution des résultats.
« Je voyais les visages se figer en entendant des ‘c’est incroyable’. »
Bruno Gollnisch, directeur de campagne de Jean-Marie Le Pen en 2002à 42mag.fr
« Voir ces mines, se réjouit-il, fut pour moi un baume face à de nombreuses insultes passées. »
« Chirac endosse un air grave »
Rapporteur à France 3 Ile-de-France, Daïc Audouit partage l’accablante ambiance au siège de Jospin : « Vers 19 heures, la presse était rassemblée. Les politiques rencontrés étaient en plein déni, mais l’annonce se fit. Sans figure socialiste, seuls les journalistes et des militants, pour la plupart jeunes, étaient présents. La stupeur et des cris surgirent. Un homme à genoux tenait la main de son amie, des pleurs réels comme j’en ai rarement vus, et des journalistes exhortaient par téléphone : ‘Il te reste une heure, va voter, tu es encore à temps' ».
Chez Jacques Chirac, les discours prêts dans l’éventualité Chirac devant ou derrière ont été abandonnés. L’approche envers la gauche doit maintenant être conciliatrice plutôt que conflictuelle. « Alors qu’une partie de l’audience exprimait sa joie », remonte Patrick Stefanini, « Chirac était immédiatement empreint de sérieux. S’il y a un point constant chez lui, c’est son refus catégorique de tout accord avec le FN. » Au palais de l’Elysée, malgré le caractère solennel, la relief est visible sur de nombreux visages.
« Nous anticipions une campagne de second tour relativement sereine. »
Patrick Stefanini, directeur adjoint de la campagne de Jacques Chirac en 2002à 42mag.fr
C’est le moment de tourner la page d’une campagne acharnée contre Jospin, axée sur l’insécurité. Plus tard, le président sortant adopte un discours rassemblant il appelle à « cette France vivante, diverse, humaine, chaleureuse que nous aimons. »
« Célébrer, laissons la fête commencer »
Aux festivités de Saint-Cloud : face au ressac morose, les cris de « Le Pen, Le Pen » résonnent. « C’est sûrement l’un des plus beaux jours de notre vie, comparable à une naissance de quelque chose », s’exclame Marine Le Pen, fière du triomphe paternel.
Sans être longtemps retenu, le penchant festif familial resurgit. Sous l’œil de Serge Moati, Jean-Marie Le Pen, accompagné de sa fille, entonne un refrain de Ray Ventura : « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? Qu’est-ce qu’on attend pour faire la fête ?… » L’afflux de journalistes, y compris internationaux, étonne Alain Vizier. « Venant du Japon, des États-Unis, de la Grande-Bretagne… », cite-t-il.
Au cœur de la surprise, Bruno Gollnisch, dans une confrontation télévisée, fait face aux interrogations répétées. Pourtant, il déplore « l’exagération médiatique, nourrissant ce soir-là une mobilisation accrue. Les appels à rejoindre la Bastille prenaient couvert d’information. » Un flux incessant d’événements fut rapporté jusqu’à la fin de la nuit.
À 20 heures, Lionel Jospin, dans une déclaration emprunte de sobriété, reconnaît sa défaite et annonce son retrait une fois l’élection achevée. Aucune orientation électorale n’est donnée.
C’est vers 22 heures que Jean-Marie Le Pen accède à la tribune, acclamé par ses sympathisants. En réponse à ses multiples condamnations pour des propos controversés, il honore la mémoire de Rolande Birgy, une alliée anti-IVG décédée, rappelant une résistance honorée par le titre de « Juste ». Il enchaîne : « N’ayez pas peur, chers compatriotes ! Rentrez dans l’espérance ! » et appelle à l’union de tous, indépendamment de leur race, croyance ou condition sociale. »
« Face à Le Pen, une voix unanime s’élève »
Les 5,25% récoltés par Noël Mamère, candidat écologiste, résonnent amèrement. Durant un trajet vers Montmartre, un cliché crutial lui est partagé : la composition du second tour. Au rendez-vous de ses soutiens, il opte pour un « appui à la candidature de Chirac » face à Le Pen. En dehors de Bruno Mégret, ralliant Le Pen, la majorité des candidats éliminés se positionnent de même.
L’heure est à la vigilance, à l’appel d’une forte participation. « À 22 heures, avec mon épouse, je me dirige vers la Bastille, déjà noire de monde. ». A minuit, les rues résonnent des pas de plus de dix mille âmes, majoritairement jeunes. France 3 relate « la reformation des forces militantes, le réveil des esprits de gauche acte ». Parmi les manifestants, Agnès Jaoui s’épanche, « abasourdie » : « C’est décourageant. »
Ailleurs en France, de la place Kléber à Strasbourg au Capitole de Toulouse, la jeunesse manifeste son opposition à l’extrême droite, scandant « Le Pen, facho, le peuple aura ta peau », « Un escroc mieux qu’un facho », notant les déboires judiciaires de Chirac, élu de Paris.
Les rendez-vous protestataires atteignent leur apogée le 1er mai, avec des centaines de milliers déclamant leur désaccord. Le 5 mai 2002, Jacques Chirac s’impose avec une victoire sans précédent sous la cinquième République : 82,2% des suffrages. Ce record reste à battre.