Le fait que le Premier ministre ait employé cette expression associée à l’extrême droite a provoqué des critiques au sein de la sphère politique, y compris parmi les membres du camp présidentiel.
Un choix de vocabulaire qui suscite des débats. Lors d’une interview sur LCI, le lundi 27 janvier, le Premier ministre François Bayrou a employé l’expression « sentiment de submersion » pour décrire la situation migratoire, une déclaration qui continue de provoquer de nombreuses réactions. « Je considère que les contributions étrangères sont bénéfiques pour la société, tant qu’elles restent proportionnelles », a-t-il ajouté lors de son intervention. Cette prise de position a heurté certains acteurs politiques, y compris au sein du parti présidentiel. La présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, s’est exprimée sur BFMTV le lendemain, disant : « Je n’aurais jamais utilisé de tels termes et je trouve cela gênant ».
Les critiques les plus vives sont cependant venues de la gauche politique. « C’est scandaleux, j’ai été profondément choquée qu’un Premier ministre parle de ‘submersion’ migratoire et renforce une idée fausse véhiculée par l’extrême droite », a déclaré Cyrielle Chatelain, chef des écologistes à l’Assemblée, lors de son passage sur 42mag.fr. De son côté, Boris Vallaud, leader des députés socialistes, a fermement averti : « On n’adopte ni le vocabulaire ni les fantasmes de l’extrême droite », qualifiant ces propos de « inacceptables ». Pour manifester leur désaccord, les socialistes ont interrompu leurs discussions avec le gouvernement concernant le budget 2025.
Une expression inspirée par l’extrême droite
Le discours du Premier ministre a été vivement critiqué en raison de l’expression « submersion migratoire » qui, bien que qualifiée de « sentiment de submersion » par François Bayrou, est depuis longtemps liée à l’extrême droite. Ce terme a été largement utilisé par l’ancien leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, souvent associé à la notion controversée et discriminatoire de « grand remplacement ». « Utiliser cette expression évoque une métaphore aquatique, sous-entendant une vague qui pourrait tout submerger, ce qui est une forme de discours affiliée à l’extrême droite », analyse Julien Longhi, linguiste et professeur à l’Université CY Cergy Paris, sur 42mag.fr. « Cela fonctionne efficacement, car on ne peut pas mesurer une ‘submersion’, laissant imaginer une vague qui écraserait et remplacerait, » poursuit-il.
Discourir sur l’immigration en ces termes renvoie à « une vision quasi surnaturelle et incontrôlable, qui nous ferait inévitablement des victimes », souligne l’expert. Plus encore, « ce n’est pas qu’une simple rhétorique mais une manière différente et déshumanisante de considérer une population », avertit Julien Longhi.
La nature floue de cette métaphore marine en fait un terrain propice aux interprétations les plus imaginaires. C’est
ainsi que cette vision « est réfutée par les données concrètes », a indiqué Prisca Thevenot, ancienne porte-parole du gouvernement, mercredi sur 42mag.fr. Selon l’Insee, en 2023, la population étrangère en France atteignait 5,6 millions, soit 8,2% de la population nationale, contre 6,5% en 1975. À Mayotte, cette proportion atteignait 34,7% en 2021, selon les informations de l’Insee relayées par le ministère de l’Intérieur.
La France se distingue parmi les nations développées accueillant proportionnellement peu d’immigrés. Le pourcentage d’immigrés en France est inférieur à la moyenne européenne, s’établissant à 10,7% en 2023. Ce chiffre reste bien en deçà des 50% recensés au Luxembourg, 28% à Malte, et environ 20% en Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Irlande et Suède.
RN : une victoire sur le plan idéologique
Alors que les critiques fusent, François Bayrou a plaidé mardi devant l’Assemblée que « les perceptions étaient nourries par la réalité », en ciblant particulièrement Mayotte tout en ouvrant le débat au-delà. « Tous ceux qui connaissent la situation à Mayotte, ainsi qu’ailleurs en France, comprennent que le terme ‘submersion’ convient parce que certaines régions (…) rencontrent des flux d’immigration illégale si importants qu’ils représentent 25% de la population », a déclaré le Premier ministre. Lors de son discours de politique générale, il avait déjà évoqué que l’arrivée de « trente familles » étrangères dans des villages des Pyrénées ou des Cévennes pouvait provoquer des « réactions de rejet ».
Cette déclaration a été saluée par le Rassemblement National (RN) lors de cette allocution du Premier ministre le mardi. « Je crois que nous avons remporté depuis longtemps la bataille idéologique » sur l’immigration, déclarait ainsi Sébastien Chenu, vice-président du parti, mardi sur France Inter. « En adoptant cette expression, François Bayrou la normalise et la place dans le débat, ce qui est surprenant venant d’un centriste, » s’étonne Julien Longhi.
Une intégration des idées d’extrême droite « qui légitime le vote en sa faveur »
L’intervention de François Bayrou est le fruit d’un long cheminement vers la normalisation des idées du RN. Ce n’est pas la première fois que des termes issus de l’extrême droite sont repris par le centre et la droite. En 2019, Emmanuel Macron avait marqué les esprits en accordant une interview à l’hebdomadaire Valeurs actuelles, où il tacaait les « droits-de-l’hommistes », expression popularisée par le Front National dans les années 1990. La polémique s’était également étendue au ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin, qui en juillet 2020 avait parlé d’« ensauvagement d’un certain secteur de la société » – un concept également lié à l’idéologie du RN. En mai 2023, le président avait évoqué, lors d’un Conseil des ministres, ce qu’il considérait être un « processus de décivilisation », ce qui avait forcé l’Élysée á démentir toute référence à l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus.
À la fin septembre, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau s’est aussi distingué sur ces questions. Celui-ci, après les émeutes de l’été 2023, avait utilisé les termes de « régression ethnique » et de « Français de papier », renforçant davantage la rhétorique en affirmant que l’immigration « n'[était] pas une chance pour la France ». Selon lui, François Bayrou, par ses propos, aurait « légitimé la politique » qu’il souhaitait suivre.
Cette évolution dans le langage politique préoccupe les experts. « La politisation excessive des questions migratoires et d’intégration fausse nos perceptions, » écrivait un groupement de chercheurs dans un article de Le Monde en février 2023. L’utilisation de ces termes « habitue à concevoir comme l’extrême droite et justifie le choix de voter pour elle, » expliquait en juin, Cécile Alduy, une spécialiste du discours politique de l’université Stanford, à 42mag.fr.