Jeudi, l’ex-responsable à la tête d’Areva, le grand acteur français du secteur nucléaire, a été interrogée au sujet des avantages économiques supposés liés à un accord de corruption dans lequel l’ancien président est suspecté d’être impliqué avec le dictateur Mouammar Kadhafi. Elle a évoqué le contrat conclu à la fin de l’année 2007, portant sur l’envoi de réacteurs et de matières nucléaires à destination de la Libye.
Des tensions persistantes entre Anne Lauvergeon et Nicolas Sarkozy
Il est clair que le temps n’a pas suffi à apaiser les tensions entre Anne Lauvergeon et Nicolas Sarkozy. Ancienne dirigeante d’Areva, pilier du secteur nucléaire français, Anne Lauvergeon a été entendue le jeudi 30 janvier lors du procès relatif aux soupçons de financement libyen de la campagne présidentielle de 2007. Appelée à témoigner par le parquet national financier devant la 32e chambre du tribunal correctionnel de Paris, elle a consacré plus de deux heures à expliquer les circonstances entourant l’accord de fin 2007 pour l’exportation de réacteurs et combustibles nucléaires vers la Libye. Ce contrat est suspecté par l’accusation d’avoir constitué l’une des contreparties économiques du présumé accord corrupteur entre l’ex-chef d’État français et le défunt leader libyen Mouammar Kadhafi.
Entre la conclusion du mémorandum en juillet 2007 et la signature finale du contrat en décembre, Anne Lauvergeon note un rythme inhabituel : « Je ne sais pas ce qui s’est passé mais ça a été très rapide », déclare-t-elle, cheveux blonds impeccables. Elle souligne que « le nucléaire, ce n’est pas quelque chose que vous vendez à la légère ». Cette « rapidité inhabituelle » dans la mise en œuvre du projet de fournitures nucléaires civiles à la Libye pour une usine de dessalement d’eau pourrait-elle être liée à la libération des infirmières bulgares, demande la présidente du tribunal ? Elle renvoie ici à ces cinq femmes qui avaient été emprisonnées et condamnées à la peine capitale en Libye de 1999 à juillet 2007, accusées de transmission du VIH à des centaines d’enfants, une libération que Nicolas Sarkozy avait aidée à obtenir.
Un contexte inadéquat selon Anne Lauvergeon
« Je n’ai aucune information spécifique pour en juger », avoue Anne Lauvergeon, vêtue d’un tailleur-pantalon noir, sous le regard vigilant de Nicolas Sarkozy, assis tout près. Cependant, elle informe sur l’ambiance qui régnait chez Areva à l’époque de cet accord. Elle se remémore : « Les conditions n’étaient pas propices à vendre du nucléaire civil à la Libye. Cela nous semblait déraisonnable », se rappelle l’ex-conseillère diplomatique sous François Mitterrand. « Il y a des nations qui ne sont pas prêtes pour ce niveau de responsabilité. »
« On ne peut pas vendre du nucléaire civil à un pays qui ne fonctionne pas de manière rationnelle. »
Anne Lauvergeon, ex-directrice d’Arevadevant le tribunal correctionnel de Paris
D’après l’ancienne leader du « géant mondial » dans le domaine de la production d’uranium, comme elle tient à le rappeler, cette analyse était également partagée « au sein de l’État ». Les diplomates et « Matignon » lui disaient : « Ne flanche pas, tiens bon ». En conséquence, Areva n’a pas soutenu cet accord avec grande motivation. « Beaucoup espéraient notre inaction pour éviter la concrétisation de ce réacteur », mentionne Anne Lauvergeon, ajoutant avoir discuté du sujet avec Monsieur Guéant. « Avez-vous discuté avec le président de la République ? » interroge la présidente. Réponse immédiate : « À ce moment-là, nos relations étaient déjà assez tendues. »
Des désaccords importants avec Nicolas Sarkozy
Ce désaccord avec Nicolas Sarkozy, Anne Lauvergeon en a témoigné dans un ouvrage, La Femme qui résiste, publié après sa sortie d’Areva en 2011. Elle résume devant le tribunal : « Le président élu, comme on le dirait aux États-Unis, m’a offert un poste ministériel, que j’ai refusé. » « Peu après, lors d’une réunion à l’Élysée, » continue-t-elle, le nouveau président critique ceux qui « s’accrochent de manière mercantile à leurs postes industriels ». « Il est devenu très compliqué d’avoir un accès direct au président de la République », conclut-elle.
Elle mentionne également avoir été marginalisée dans les discussions concernant la Libye, dans un contexte de rivalité pour le leadership dans l’industrie nucléaire française. Anne Lauvergeon explique : « Henri Proglio venait d’accéder à la direction d’EDF en novembre 2009, il était clairement favorisé », situe-t-elle. Lors d’une réunion « au printemps 2010 » avec son rival et Claude Guéant, elle entendait encore parler de l’accord. Le secrétaire général de l’Élysée évoquait un voyage en Libye où le dossier du nucléaire était redevenu prioritaire.
« Il ne s’agit pas d’exporter une usine de boîtes de conserves », s’offusque l’ancienne haute dirigeante. « Certains sont grisés par le pouvoir, mais il y a des sujets qui nécessitent reconnaissance des experts et humilité. » Au final, aucun réacteur français ne s’est installé en Libye. Anne Lauvergeon s’en réjouit : « Si nous nous étions précipités dans ce sillage, un réacteur aurait pu être vendu à Kadhafi dès 2008, et trois ans plus tard nous serions en conflit avec lui ». Elle conclut : « Pour moi, la Libye représentait un énorme risque. »
Affirmations de défense quant aux contreparties
Interrogée par la défense sur sa présence prolongée à la tête d’Areva « jusqu’à la fin » « de son second mandat » malgré ses « relations difficiles » avec Nicolas Sarkozy, Anne Lauvergeon évoque le « climat d’insécurité instauré » qu’elle dit avoir traversé : « J’ai été convoquée par Monsieur Guéant, qui m’a dit que je ne continuerais pas mon mandat. » Elle déclare être restée en poste car elle est « une personne résiliente ». « D’autres auraient pu souffrir de dépression ou partir en claquant la porte. Aujourd’hui, ma carrière est bien plus épanouissante. »
Nicolas Sarkozy rétorque avec subtilité. Il admet avoir « proposé à Anne Lauvergeon un poste ministériel » dans le cadre de sa « stratégie d’ouverture », tout en précisant que si « protégeait » Mitterrand a refusé, elle a, selon lui, omis « de mentionner » qu’elle avait demandé à « rester à la direction d’Areva », « poste très avantageux ». Et d’ajouter avec un ton tout aussi courtois : « Madame Lauvergeon, qui a indéniablement des qualités, peine à collaborer. Sur chaque marché nucléaire, c’était éprouvant. Pourtant, je l’ai gardée. »
Face aux accusations de prendre des risques en envisageant la vente de technologies nucléaires réduites à la Libye, l’ancien président insiste : « Il n’a jamais été envisagé de compromettre la sûreté nucléaire de nos produits. » Il affirme avoir « consulté ses archives », sans jamais « trouver de note affirmant qu’il fallait s’opposer au projet libyen ». En revenant sur le cœur de l’affaire qui l’amène ici, l’ancien président réaffirme : « Il n’y a eu aucun engagement au-delà du mémorandum et de l’accord, nous n’avons jamais progressé dans un processus commercial. Ainsi, il n’y a eu aucune contrepartie. »