Dimanche 13 novembre 2011, Roger Federer a enfin conquis l’un des tout derniers titres qui manquait à son immense palmarès, celui du master de Paris. L’occasion de revenir sur les enjeux philosophiques que son jeu condense.
Âgé de 30 ans, le Suisse propose le palmarès le plus impressionnant de l’histoire du tennis, si ce n’est du sport. Passé professionnel en 1998, il a d’ores et déjà accumulé 16 titres en grand chelem, participé à dix finales consécutives, vingt-trois demi-finales consécutives et vingt-huit quarts de finale consécutifs dans ces tournois (série en cours pour les quarts de finale). Il remportait ce dimanche son 17ème Master 1000, qu’il faut ajouter au cinq Masters déjà tombés dans son escarcelle.
Phénoménologie
Voir Federer jouer procure une impression spéciale. Indécis, indifférent et lourd, encombré de choses vaines et banales, le temps s’arrête quand Federer, fier dans sa démarche léonine, s’introduit lentement dans l’arène. Une réévaluation se produit soudainement, le temps change. En action, fluide et harmonieuse, sa gestuelle dégage une grâce égale à certains des meilleurs ballets de danse. Aérien, Federer semble ne laisser aucune trace sur la trace quand il joue, il survole le court, caresse le sol. Chorégraphiques, ses mouvements ne donnent jamais l’impression laborieuse de heurts qui caractérise le tennis moderne ; ils confinent au contraire à une élégance, à une délicatesse subtile qui s’imprime dans les sphères éthérées de l’imagination, où les séquences perceptives renaissent et repassent.
La présence de Federer sur un court – son mode d’être – ne semble jamais en déficit, prise à défaut, illégitime ou gênante. Une sorte de silence démonstratif l’entoure : Federer condense dans son sillage l’ensemble des données de l’espace qui l’environnent, les arbitre et les distribue, les déplace et les arrange. A son entrée sur le terrain, au bruit souple et fin qui indique sa frappe de balle, aux accélérations subreptices qui soudainement animent son bras, un vertige saisissant s’immisce dans les perceptions et invariablement soulève le cœur : prestidigitateur, Federer contrôle même votre souffle.
Il y a une musique dans le jeu de Federer. C’est l’un des rares joueurs, sinon le seul, dont chacun des points est composé. Ses matchs, prodigieux concerts, proposent une suite de variations, de sarabandes, de fuites endiablées qui insufflent au jeu une ouverture, une souplesse et une plasticité quasiment infinie. Dans la plupart des matchs ordinaires, un bras de fer physique s’engage, chacun essaie de jouer long, le schéma se répète simplement, l’échange ressemble à une prison, évoque le verrou et la peine. À l’inverse, la variété du jeu de Federer procure une sensation d’espace en perpétuel renouvellement, augmenté de nouvelles dimensions. Au coup droit long ligne succède le court croisé, au revers lifté le slice, au contre l’amortie, au smash de revers la demi-volée de coup droit, à l’accélération fulgurante la remise improbable en bout de course, à l’attaque la temporisation. Federer taille des brèches dans le tempo, joue parfois à contre-temps, prend la balle tôt, montante, s’engage sur des lignes rythmiques différentes, brise la cadence.
Pas de hurlements bestiaux au moment de la frappe : Federer ne bataille pas avec la balle. Dans une complicité majestueuse, il lui donne vie, la tutoie. Il ne lutte pas, il joue.
En définitive, c’est une maîtrise époustouflante qui se dégage de ses prestations : il semble devancer l’espace et le temps, concentre l’atmosphère et réorganise la pulsation des points, dont chacun d’eux advient dans l’éclat fugace de l’événement, de l’irruption, de l’exécution décisive, climax de la performance où sport et esthétique, associés dans la notion de «jeu», se rejoignent et s’épousent enfin.
Éthique
« Je ne peux pas me dire comme Rafa, je vais lui faire des ronds sur le revers et puis voilà» avouait samedi Jo-Wilfrid Tsonga, avant la finale qu’il perdra ce dimanche 13 mai 2011, résumant d’une phrase l’opposition de style, mais également de valeurs, qui oppose Roger Federer à son pire adversaire : Rafael Nadal.
Antithétique, le jeu de Nadal est effet sans doute celui qui sur le circuit contraste le plus avec celui que d’aucun nomme le «maestro» : il s’assimile à une sorte de routine machinique, automatisée, qui respire le labeur physique et la régularité mécanique. Nadal est un utilitariste pour qui la fin justifie les moyens, le résultat l’emportant sur la manière, à l’image des règles pratiques régissant nos sociétés contemporaines désormais chaque jour un peu plus. Défensif, Nadal ne compose pas ; il joue la sécurité, campé derrière sa ligne de fond de court, attend que l’autre, adversaire transformé en ennemi, se livre et s’épuise contre ses remises liftées, implacables. Quand Federer épouse un jeu de la construction, riche et varié, où chaque point engendre un développement ascendant ponctué le plus souvent d’un coup gagnant; Nadal propose quant à lui un jeu de la destruction, pauvre et répétitif, un processus de l’enlisement, de la chute qui s’achève bien souvent par une énième faute directe, et un soupir de plus.
Nadal est d’ailleurs dans l’histoire du tennis le premier numéro un mondial à proposer systématiquement moins de points gagnants que ses adversaires, même quand il l’emporte. Le tennis se réduit au défi physique. De guerre lasse, l’intelligence créative capitule, disparaît. Lorsque l’on regarde, un peu navré, un match de Nadal, le seul intérêt qu’on puisse y trouver consiste à voir si son pauvre adversaire va, à un moment ou un autre, être récompensé de tous les efforts qu’il accomplit pour se porter vers l’avant, au devant du point, s’essayer à pratiquer ce dont pourquoi il a choisi ce sport. Et puis on le voit lentement sombrer, incapable de jouer le «coup de raquette de plus», tennis quantitatif.
Nadal incarne un tennis de la neutralisation, fabriqué de balles mi-court extrêmement liftées, désagréables à jouer : un anti-jeu. J’imagine que l’affronter doit être plus ennuyeux qu’un entraînement, et que l’on doit vite comprendre qu’il ne s’agit pas de faire montre d’imagination et de talent dans une joute sportive empreinte d’une éthique publique du spectacle, mais que l’on s’engage dans un segment ou seule la victoire compte et que l’on est pas là, justement, «pour jouer». Ayant pratiqué étant jeune, je me rappelle avoir passé quelques heures à jouer contre un mur inerte, quand je désespérais de trouver un adversaire, à la tombée du jour : je décochais de bonnes frappes et puis finissais, un peu déçu, par me lasser : monolithique, le mur renvoyait tout, nul honneur n’était fait à la qualité de mes coups. Jouer contre Nadal doit fournir la même impression, simplement décevante.
La technique de Nadal, sommaire et sans surprise, s’est une nouvelle fois affichée dans toute sa pauvreté en finale de Roland Garros cette année, finale encore gagnée, de justesse cette fois, à cause de la résistance somptueuse du suisse : jouer de gros lifts sur le revers à une main de Federer, en attendant la faute. Attitude spécieuse et détestable. Je crois qu’on ne mesure pas bien, parce qu’on veut lire derrière son épuisante combativité les pseudos-valeurs du travail et de la ténacité, tout le mal qu’à pu faire Nadal au tennis et au sport en général, réduisant toujours un peu plus ses possibilités. On admire souvent son « mental d’acier » : mais qu’a-t-on fait de la sensibilité, support chez Rousseau et bien d’autres de la moralité et de la grandeur humaine ? On admire sa « combativité » : je soutiens qu’elle est factice et confortable.
La réussite de Federer relève du miracle : miracle de cette rencontre, comme il en existe peu dans notre monde contemporain, entre la grâce, le talent et l’efficacité. Ou disons entre le qualitatif et le quantitatif. Ou encore entre la noblesse métaphysique, le virtuose phénoménologique, la réussite prosaïque et le couronnement symbolique. Les victoires de Federer demeurent l’un des rares lieux où la fin, lorsqu’elle est atteinte, ne déprécie pas la valeur des moyens employés, où la victoire ne se fait pas au détriment de la manière. Dans plusieurs interviews, Federer avoue prendre du plaisir sur le court, peu importe le résultat. À l’inverse, Nadal a plusieurs fois répété qu’il ne prenait pas forcément de plaisir sur le court, dans le jeu, mais que seule la victoire, une fois consommée, lui apportait quelques agréments. Deux éthiques différentes, deux esprits opposés, deux expériences antagonistes. Et des valeurs antithétiques.
Une œuvre d’art réussie se distingue lorsque le résultat d’ensemble dépasse l’agencement précis des parties, lorsque la travail disparaît derrière la beauté active et présente de l’œuvre: aux antipodes du stakhanovisme lisible dans chacun des aspects du jeu de Nadal, l’impression de facilité délivrée par Federer, plus que par aucun autre, rejoint précisément cette virtuosité esthétique qui confère au sublime, propriété du génie. Federer transcende son sport.
J’ai discuté récemment avec Carole Bouchard, l’une des journalistes de l’Équipe qui couvre les résultats tennistiques. Elle me disait en substance : « en grand chelem, il n’y a pas de trophées pour le beau jeu ». Elle avait tort : il y en a eu au moins 16.