Il y a quelques mois sortait le livre enterrement de la presse quotidienne française et de son capitalisme sans vision ni investissement, Les patrons de la presse nationale, tous mauvais. 42mag.fr ne pouvait manquer la rencontre avec son auteur, Jean Stern, ancien cadre de La Tribune et de Libération. En prévision d’une interview fleuve, le journaliste nous reçoit chez lui, dans un décor intimiste ouvert sur le monde et l’esprit, prêt à entamer à nouveau son insatiable réquisitoire contre une presse qui s’est fourvoyée dans ses choix stratégiques, autant qu’à évoquer les possibilités de refondation du métier à travers ses nouveaux modes d’expression et d’organisation.
Dans votre livre, vous dites « les patrons de la presse nationale, tous mauvais ». Mais c’est quoi un « patron de presse » aujourd’hui ? J’imagine que vous ne pensez pas à des Beuve-Méry ou Lazareff, mais à l’actionnaire ?
C’est une très bonne question parce que, effectivement, très souvent, dans l’histoire de la presse, on entendait par « patrons de presse », les hommes qui incarnaient les journaux. Et évidemment, Beuve-Méry incarnait parfaitement Le Monde, comme Lazareff, France Soir. Même dans une époque plus récente, July incarnait tout à fait Libération. Mais ils n’en étaient pas propriétaires. Les propriétaires étaient des gens qui étaient plutôt dans l’ombre, inconnus du grand public pour la plupart, même s’ils étaient pour certains de grands industriels.
Donc, aujourd’hui, ce que j’entends par « patrons de presse », ce sont les propriétaires, et même une nouvelle « race » de propriétaires. Ceux qui sont arrivés depuis le début des années 1990. Une génération récente qui est marquée par son implication dans la vie économique du pays, puisque la plupart des propriétaires actuels sont des milliardaires, dans le top 10 des plus grandes fortunes françaises. Et d’une certaine manière, j’ai voulu distinguer, dans le livre, le mot « patron » du mot « manager ».
Tout le monde parle de la crise de la presse. Pourtant c’est surtout un « mal français », si on regarde la santé florissante de beaucoup de journaux anglo-saxons, pourquoi ?
Vous avez raison, il s’agit d’un mal très spécifique à la France et relativement ancré dans notre histoire contemporaine. La presse française de l’entre-deux guerres a été une presse absolument lamentable. Pour l’essentiel d’extrême droite, qui défendait des intérêts parfois obscurs, à la fois politiques et financiers. Une presse qui a été mêlée de près aux « affaires », l’affaire Stavisky notamment. En 1939, on appelait Paris Soir « Pourri Soir », ce qui montre bien l’état de l’opinion, même s’il s’en vendait quand même près de deux millions d’exemplaires…
Ce qui ferait rêver beaucoup de nos quotidiens actuels…
Oui ! Puisque deux millions d’exemplaires, c’est bien supérieur aux tirages de l’ensemble de la presse nationale, y compris si on compte L’Équipe et Le Parisien.
Et donc, nous en étions en 1939.
Oui, il y a la guerre. Une bonne partie de la presse devient collaborationniste, une petite partie seulement des journalistes s’engage dans la résistance…. Mais à partir de 43, les intellectuels qui en sont issus, Pascal Pia et Albert Camus en particulier, autour du journal Combat, vont incarner l’idée que la presse n’est pas forcément vendue au « grand capital », pour employer la fameuse expression d’alors, et qu’il pouvait y avoir autre chose. C’est une belle idée qui rejoignait en partie la conception de certaines grandes plumes gaullistes, comme Beuve-Méry, mais aussi des gens moins connus comme Henri de Turenne et surtout Emmanuel d’Astier de la Vigerie, le fondateur du premier Libération (de 1941 à 1964, ndlr).
Bref, tous ces gens se demandent ce qu’ils peuvent faire pour empêcher la presse d’appartenir aux grands patrons et à des intérêts discutables. Sauf qu’ils sont pris dans le tourbillon de l’après-guerre où les problèmes sont innombrables, où on manque de papier, où il y a des problèmes de distribution, celle-ci étant contrôlée entièrement par le parti communiste… On se retrouve dans un contexte où la presse s’occupe de sortir, mais en étant totalement sous-capitalisée… À tel point que tous ses actifs appartiennent à l’État, qui a tout nationalisé à travers une énorme société, la SNEP, Société nationale des entreprises de presse, une caricature du monstre bureaucratique tel que l’État français sait les produire. Cette boutique gère tout et gère mal. À partir de 1954, elle va commencer à revendre ses actifs aux journaux, à très bon prix. Mais ces achats vont aggraver la sous-capitalisation de la presse quotidienne, qui n’aura pas les moyens de se développer et va, en plus, se prendre mai 68 en pleine gueule. Le mouvement lui échappe. Elle y est hostile, à l’image des deux grands directeurs de journaux qui incarnent très bien la France gaulliste de l’époque, Beuve-Méry et Lazareff.
À partir de là, une nouvelle presse, alternative, souvent de très bonne qualité, pertinente et originale va s’engouffrer dans la brèche… Libération qui naît à cette époque incarnera parfaitement ce renouveau. Mais aussi, un journal que j’adorais, qui s’appelait Antidote ou encore Gai Pied, le premier mensuel pédé, à la fin des années 70, à la création duquel j’ai participé. Bref, toute sorte de journaux s’inventent et on fait vraiment des choses très neuves.
Et donc, pendant ce temps, les vieux quotidiens regardent passer les trains. Au lieu de se renouveler, de renouveler leur contenu, ils vont développer des outils industriels et se lancer dans la course à la publicité initiée par une presse magazine qui, elle, innove et marche très bien. C’est-à-dire qu’au lieu de choisir le camp des contenus, ils vont choisir celui du contenant. Ça va leur coûter très cher et les soumettre de plus en plus directement aux lois du marché. C’est là, pour revenir à l’origine de la question, que se situe la différence avec nos confrères anglo-saxons, mais aussi allemands.
Cela dit, la crise est là pour tout le monde et chacun essaie, à sa manière, de réussir le grand virage du numérique. Sauf que les Anglo-saxons sont aujourd’hui beaucoup mieux armés.
Mais concrètement pourquoi ?
Parce que s’est développé dans ces pays un vrai capitalisme des médias. Les propriétaires sont de vrais industriels de la profession. Ça n’en fait pas plus des gens de gauche que de droite, mais c’est leur métier principal.
Vous voulez dire en gros que Murdoch n’est pas de gauche mais que la presse est son métier ?
Oui, voilà… et le Wall Street Journal par exemple est un des journaux qui réussit son virage numérique, comme le Sun anglais, d’une autre manière et comme le Times, encore d’une autre manière. Murdoch, avec tous ces journaux, il expérimente des solutions numériques différenciées et il voit ce qui marche et ce qui ne marche pas. Évidemment, la Fox c’est pas terrible… Mais TF1, non plus, hein ? Bref, ces industriels des médias ont investi massivement.
Chez nous, les managers ont multiplié les erreurs de développement dans les années 1970 et 1980. C’est ce que je raconte dans mon livre, concernant Libération, avec Libé Lyon, la radio, Libé 3, le magazine, qui vont ruiner l’indépendance du journal. Comme Le Monde, qui va essayer de se constituer un groupe et investir des fortunes en pure perte, avant de faire remonter la trésorerie des filiales et de finir par tomber dans les mains, de grands propriétaires. C’est ce mécanisme-là qui va provoquer la crise, à partir de la guerre : sous-investissement, particulièrement dans les contenus, sous-capitalisation, erreurs managériales et rôle catastrophique de l’État.
« L’État est encore aujourd’hui le véritable patron de la presse française. »
Justement, on a compris que ce qui a fait la spécificité de la France a été d’être le seul pays qui a dû s’appuyer principalement sur l’État, ce qui était un piège… Pourtant aujourd’hui, on sent, chez les managers d’un journal en grande difficulté comme Libération, dont les actionnaires ne veulent pas remettre au pot, la tentation de se tourner à nouveau vers la puissance publique.
Il faut bien comprendre, là encore, l’origine de la question. Selon moi, l’État est encore aujourd’hui le véritable patron de la presse française. Indirectement, mais aussi directement, puisqu’il est associé à beaucoup de décisions de gestion courante. Et il se pose la question de savoir comment tel ou tel journal va finir le mois ! C’est le cas pour un certain nombre de titres. On parle de Libération, mais c’est loin d’être le seul. Le recours à l’État, c’est un réflexe en France !
Bref, l’État a compensé la faiblesse capitalistique des journaux par des aides, et de manière indifférenciée. Je pense en particulier à l’aide à la distribution via la Poste. C’est un grand paradoxe qu’un journal comme Libération soit aidé au même niveau que des journaux comme Paris Match ou comme Elle, qui ont une puissance publicitaire et de diffusion infiniment supérieure. En multipliant ces aides, l’État a commis des erreurs stratégiques majeures. La première a été de ne pas aider les journaux à très vite mutualiser leur impression. Chacun a construit des imprimeries gigantesques, comme Le Monde ou Le Figaro, qui tournaient en sous-régime. Et c’est l’État qui a encouragé ce mouvement en distribuant des terrains, des exonérations fiscales, etc. Bref, il a été bon prince sans mesurer l’erreur industrielle qu’il commettait. Puis, au lieu de travailler sur un plan de distribution des journaux, avec les points de vente, il a aidé le portage en donnant des sommes faramineuses…
Or :
- Ça marche très mal ;
- Ça crée des emplois de merde… parce qu’il faut quand même dire que les métiers du portage sont de la merde où vous travaillez trois heures par jour pour un salaire de misère ;
- Ça détruit les réseaux de points de vente. Rien que 750 cette année, alors que l’exercice n’est pas fini… bref, une fois encore, avec l’État, on a fait exactement le contraire de ce qui s’est fait en Angleterre et en Allemagne où on a plus de 90 000 points de vente ! Et en plus à Paris, avec les travaux partout, on enlève purement et simplement des kiosques… Si on faisait ça avec les boulangeries, il y aurait une émeute… On enlève les kiosques, personne ne dit rien. Pas grave… Les journaux ne peuvent plus se vendre, tout le monde s’en fout. Mais on claque du fric dans le portage qui ne marche pas…
Bon, justement, pour dédouaner un peu tout le monde, même si on reviendra sur les actionnaires, n’y-a-t-il pas aussi tout simplement une réelle désaffection culturelle française pour la presse papier ?
Absolument pas ! La preuve puisque nous sommes les premiers lecteurs de magazines ! C’est du papier, ça ! On ne peut pas dire que les gens n’aiment pas les journaux. Mais on doit s’interroger sur ce basculement qui s’est fait de l’immédiat après guerre jusqu’à il y a une dizaine d’années, où tout le monde à commencé à se casser la figure, qui a vu la presse quotidienne nationale perdre sans cesse du terrain par rapport à la presse quotidienne régionale.
Vous avez aujourd’hui des journaux en région qui diffusent encore très bien et font de très bonnes choses. Ça veut dire quoi ? Que la presse quotidienne, qui a été sous-investie par ses actionnaires, particulièrement à partir des années 1990, s’est révélée incapable de faire son travail ! Elle ne vit plus au rythme du développement, mais au rythme des plans sociaux, des réductions d’effectifs, des fermetures de bureaux à l’étranger, des contrats en CDD etc, etc, etc. C’est ce qui me met en colère. Le problème n’est pas que messieurs Arnault ou Pinault veuillent se payer un journal ! Pourquoi pas ? On peut accepter la théorie de la danseuse, bien que je la discute, mais pourquoi pas, à la rigueur. Mais, ce que je n’accepte pas, c’est qu’ils achètent les journaux pour leur couper le sifflet !
« Le problème n’est pas que messieurs Arnault ou Pinault veuillent se payer un journal … C’est qu’ils achètent des journaux pour leur couper le sifflet ! »
Pourquoi ces industriels veulent-ils à tout prix posséder des journaux ? Narcissisme ? Influence ?
Au départ, on peut considérer que c’est un mélange des deux. Ils ont vu l’influence qu’ils pouvaient avoir avec les journaux, plus directement qu’indirectement. Une influence plus sociale qu’économique ou politique en réalité. Ensuite, certains se sont piqués au jeu, c’est vrai. Ils ont fait de la possession de journaux un accessoire de puissance et de standing. La démarche de départ était donc culturelle. Et puis, petit à petit, on s’est aperçu de deux choses. D’abord, qu’ils achetaient des journaux pour les contrôler. Ensuite, que la meilleure manière de contrôler un journal, c’est de lui serrer la vis. Et donc, arguant des difficultés réelles du secteur, au lieu de le relancer et d’investir réellement, ils ont, au contraire, réduit les budgets et particulièrement ceux des rédactions.
« La meilleure manière de contrôler un journal, c’est de lui serrer la vis. »
Ce n’est donc pas un problème de management amateur, c’est une volonté délibérée de créer et d’entretenir la crise ? C’est grave ce que vous dites !
Oui, pour moi, c’est absolument délibéré ! C’est triste à dire.
Si vous prenez Bernard Arnault. Quand il achète Dior, il ramasse « une belle endormie », une marque qui n’était plus rien. Puis il investit, il engage des stylistes, il crée des boutiques, il relance des usines… Bref, il met de l’argent sur la table. Beaucoup. On peut discuter du bien-fondé de l’industrie du luxe et de la démarche, comme on peut discuter du capitalisme en général, mais c’est ainsi qu’il procède et que ça marche dans le système dans lequel nous sommes. Mais dans la presse… Rien ! C’est le contraire. Moi, j’étais à La Tribune du temps d’Arnault et j’ai vu que le journal devait se battre pour chaque franc à l’époque, pour produire de l’information. La Tribunequi était avant une formidable machine d’indépendance dans la presse économique devait au fur à mesure être normalisée. D’abord par les hommes qu’on a mis à sa tête, ensuite par les contenus. Et c’est là que s’opère le contrôle. Le tout s’est déroulé dans le contexte de la grande bataille, boursière, saignante, entre Bernard Arnault et Pinault pour le contrôle de Gucci. Dans cette bataille, le journal pouvait être utilisé comme une arme contre l’autre. Pareil pour Pinault ou Bouygues. Comme je le révèle dans mon livre, ces deux là ont essayé la même chose avec Marianne. En leur proposant de leur prêter de l’argent en échange d’une arme éventuelle contre Arnault, permettant de sortir des saloperies. Donc, chacun se tient par la barbichette en prenant la presse en otage. Ils sont en train de tenir la presse de la même manière que le système industriel et politique français. Il y a d’un côté les vieux singes, comme Perdriel, Pinault ou Dassault, de l’autre des jeunes loups comme Niel ou Pigasse.
Pourtant on pourrait penser, par exemple en prenant Libération ou Le Figaro, qui sont censés représenter chacun un courant politique opposé, que les actionnaires eux même proches de ces courants, auraient un formidable intérêt politique à investir massivement dans ces journaux ?
Dassault avec Le Figaro et Rothchild avec Libération sont deux exemples intéressants, qui arrivent à peu près au même résultat, mais avec des stratégies très différentes. Dassault, d’une certaine manière, c’est le moins hypocrite des propriétaires. Il dit, « moi je rachète Le Figaro pour mes idées. » Comme a dit Mougeotte, « si les journalistes sont de gauche, ils n’ont qu’à aller travailler à Libération ». En même temps, Dassault, qui est un industriel avisé, utilise les pertes de son journal pour faire de la défiscalisation à l’intérieur de son groupe. C’est du donnant/donnant. Les pertes bien réelles du Figaro sont en parties masquées par les bénéfices des autres filiales du groupe.
« La fiscalité est réellement l’arme de contrôle des journaux, puisque grâce à leurs pertes on défiscalise par ailleurs dans le reste des groupes. Raison de plus pour entretenir la crise. »
Mais les autres aussi font de la défiscalisation ?
Bien entendu. Et le centre de ma thèse est que la fiscalité est réellement l’arme de contrôle des journaux, puisque grâce à leurs pertes on défiscalise par ailleurs dans le reste du groupe. Raison de plus pour entretenir la crise.
Mais pour revenir à Dassault, lui, il rachète le journal pour ses idées et on peut considérer qu’il est l’un des rares patrons qui a investi dans sa rédaction ces dernières années. Il a mis de l’argent, il a investi sur le numérique, il a fait du développement, etc etc… Si on compare avec Libération, c’est l’exact contraire. On ne sait pas, on ne comprend toujours pas pourquoi Édouard de Rothschild a racheté Libération ! Et c’est un vrai problème ! Ce n’est pas pour défendre ses idées politiques, ce n’est par pour développer le journal, puisqu’il n’a jamais investi dedans et a toujours eu une incompréhension fondamentale de la manière dont fonctionne un journal, une incompréhension tout aussi fondamentale du positionnement de Libé, de son histoire, à la fois politique, culturelle, sociale et journalistique ! On peut seulement supposer qu’il a racheté le journal pour servir des intérêts tiers, en l’occurrence, pour contrer Bolloré, à l’époque intéressé et qui voulait transformer Libération… en ferme de contenus… qui aurait produit de l’info au kilomètre pour les journaux gratuits et autres, etc.
Bon ! Si on prend aussi l’exemple du Monde. Banque Lazard, Banque Rothschild, on se retrouve avec deux piliers du capitalisme des affaires qui contrôlent indirectement deux des principaux quotidiens nationaux. (Plus un magazine, Les Inrockuptibles, qui est censé aller dans le même sens politique, ndlr). Donc, on peut s’interroger avec, d’un côté, des hommes comme Dassault, qui n’a pas fait de charte d’indépendance au Figaro, mais qui, tant qu’il vivra, croira en son journal, et des banques qui détiennent des journaux pour d’obscures raisons de contrôle.
Vous ne croyez décidément pas à la « théorie de la danseuse » pour Rothschild avec Libé ?
Non. Certains le croient encore. Emmanuelle Anizon a fait un papier récent sur la crise à Libé dans Télérama et rappelle un propos d’un journaliste qui dit « Rothschild s’est payé la psychanalyse la plus chère de Paris. »
Plutôt la névrose, non ?
Bah, oui. Quand vous faites une psychanalyse, c’est pour avancer, pas pour stagner. Le fait est que Libération stagne, même régresse, notamment du point de vue de l’ambiance. Le duo Demorand / Bourmeau est très mal vécu en interne, pour toutes sortes de raisons.
« Demorand, il n’a jamais dirigé une rédaction, il n’a jamais géré une boite… Qui va se précipiter dans un kiosque pour lire un édito de Nicolas Demorand ou de Sylvain Bourmeau ? Sérieusement ? »
Lesquelles ?
Des questions de choix éditoriaux, humains etc. En gros la greffe n’a pas pris. Mais c’est surtout intéressant de s’interroger sur ce que représente Demorand, au delà du personnage. Il est l’idée que les journaux peuvent être incarnés, en dehors du journalisme et du management, par des personnages qui seraient des espèces de marques en eux-mêmes. Et ce qui est triste c’est que ce sont des journaux de gauche qui font progresser cette idée libérale. C’est Demorand à Libé, c’est Pulvar aux Inrocks. Et pourtant, Demorand, il n’a jamais dirigé une rédaction, il n’a jamais géré une boite… Et Dieu sait si c’est compliqué aujourd’hui de gérer un journal… Mais c’est pas grave, voilà, c’est une marque, c’est un nom et on croit que c’est ça qui va relancer les ventes. On prend vraiment les lecteurs pour des imbéciles ! Ça n’a évidemment aucun effet sur les ventes. Qui va se précipiter dans un kiosque pour lire un édito de Nicolas Demorand ou de Sylvain Bourmeau ? Sérieusement ? Ni vous, ni moi, visiblement ! (rires) C’est un peu triste en fait, parce qu’au quotidien à Libé, il y a des gens qui se battent pour permettre au journal d’avancer et sans jamais perdre de vue ce qui incarne ses valeurs, à savoir l’exigence journalistique. Mais avec les moyens qu’ils ont, c’est de plus en plus difficile pour eux, c’est clair.
Mais Serge July aussi était l’incarnation de Libé ?
Non, ce n’est pas July qui a fait Libération, c’est Libération qui a fait July. Et ça c’est très important pour moi. Mais aujourd’hui avec Demorand, c’est rien de tout cela. Et s’il partait demain ça ne changerait pas grand chose.
Mais c’est quoi l’exigence journalistique ?
C’est ce qui m’a fait devenir journaliste et rentrer jeune à Libé. C’est aller voir les sources, enquêter sur le terrain, raconter, essayer d’être le plus fidèle possible à ce qu’on découvre, indépendamment des institutions et du pouvoir économique et donc en ayant du temps et des moyens. C’est obligatoire pour faire du bon journalisme. Quand Alain Minc a commencé à « s’occuper » sérieusement du Monde, il a eu beaucoup d’idées navrantes, parfois imbéciles même. Mais il y en a une qu’il n’a pas réussi à mettre en musique, tellement elle a révulsé les confrères du Monde… Il disait « mais ça ne sert plus à rien aujourd’hui d’avoir des bureaux à l’étranger, puisqu’il y a des avions ! Donc, on va rapatrier tous les correspondants à l’étranger, les mettre dans une grande pièce, puis on leur paiera des billets pour qu’ils aillent voir quand il se passe quelque chose ! » Évidemment, on peut faire ça… C’est d’ailleurs ce qui se passe de plus en plus. Mais ça ne donne pas du tout le même rapport à l’information. Un correspondant dans un pays, ça signifie des sources locales, une pratique du terrain etc… Moi, quand j’étais jeune journaliste, en 80, je me suis installé quelques mois au Mexique. J’ai eu deux formidables ambassadeurs qui m’ont fait découvrir la société mexicaine, ce sont les correspondants du Monde et celui du Figaro. Sans ça, un jeune se ferait ramasser la gueule !
« Quand Alain Minc a commencé à s’occuper sérieusement du Monde, il a eu beaucoup d’idées navrantes, parfois imbéciles même. Il disait « mais ça ne sert plus à rien aujourd’hui d’avoir des bureaux à l’étranger, puisqu’il y a des avions ! Donc, on va rapatrier tous les correspondants à l’étranger, les mettre dans une grande pièce, puis on leur paiera des billets pour qu’ils aillent voir quand il se passe quelque chose ! »
Quel regard portez-vous sur le bras de fer entre Google et la presse ? N’est-ce pas aussi un prétexte pour justifier de la crise ? Par exemple quand Nicolas Demorand fait une tribune pour en appeler à la régulation, c’est pratiquement comme si ces journaux qui condamnaient Hadopi pour la musique et le cinéma, en appellait à un Hadopi, juste pour eux, non ?
Si vous voulez, on assiste à un spectacle absolument lamentable ces dernières semaines, donné par ces nouveaux « managers » de la presse française, Dreyfus au Monde, Demorand à Libération, qui se mettent d’un coup à vouloir demander des aides à l’État sur tous les sujets. Or la taxe Google ne compensera évidemment pas les sous-investissements de la presse. L’idée de dire, « on va prendre une partie des recettes du numérique » pour s’en sortir est une erreur née d’une vision inexacte des choses. C’est d’autant plus le cas, que les gens qui sont en pointe sur ce combat, comme Nathalie Collin du Nouvel Obs, sont par ailleurs des as du référencement pour faire monter le plus possible leurs contenus sur Google. Alors, il faudrait savoir, est-ce que Google c’est bien ou pas ? Je pense en réalité que le problème Google est très mal pris. Google, pour beaucoup de sites d’information, c’est une clef d’accès très importante.
Sans Google, je ne connaîtrais pas forcément 42mag.fr ! Donc, une fois encore ce sont les acteurs dominants de la scène qui veulent se créer une protection, alors qu’effectivement la question du partage des recettes des liens sponsorisés peut se poser. Mais il s’agit tout à fait d’autre chose. Pour moi cette histoire, c’est une grosse erreur et c’est un peu fort de café que ce soient les milliardaires qui contrôlent la presse française aujourd’hui qui, au lieu d’investir dedans, veulent faire payer à Google leurs propres sous-investissements !
« C’est un peu fort de café que ce soient les milliardaires qui contrôlent la presse française aujourd’hui qui, au lieu d’investir dedans, fassent payer à Google leurs propres sous-investissements ! »
Aujourd’hui se développent d’autres formes de journalisme, comme le data journalisme, le fact checking. Pourquoi, à part des interfaces spécialisées, les journaux traditionnels n’arrivent pas à s’en emparer en France, là aussi, contrairement aux journaux anglo-saxons ?
Toujours pour la même raison ! On n’investit pas ! Vous parlez du data journalisme et de la datavisualisation qui sont des sujets qui me passionnent ! Mais regardez la production quotidienne du New York Times, regardez ses infographies absolument fabuleuses, regardez le travail de leurs photographes ! En France les photographes sont en train de crever ! On a détruit la profession. Il faut moins d’argent pour tout le monde. La clefs de la réussite du New York Times, c’est encore l’investissement. En France, vous le dites, il n’y a pas un seul grand média qui a un service d’infographie et de data journalisme digne de ce nom, à l’exception du Figaro et du Monde, mais pas sur le web.
Mais n’est-ce pas justement parce que les journaux américains vendent du vieux papier pour financer leurs nouveautés ?
Ils vendent du papier, mais ils vendent aussi du web, eux ! Il y a peu, j’ai regardé des chiffres tout à fait stupéfiants. L’audience web cumulée quotidienne du Monde.fr, du Figaro.fr et de LaCroix.com réunis est inférieure à celle du Daily Telegraph britannique qui lui même n’est que le troisième site d’information anglais.
« La seule manière de s’en sortir, c’est le « small is beautiful ». Les nouvelles choses s’inventent chez vous, à 42mag.fr et ailleurs ! »
Alors, demain ?
Je crois de plus en plus qu’aujourd’hui la seule manière de s’en sortir c’est le « small is beautiful ». Aujourd’hui, vous êtes journaliste, qu’est-ce que vous pouvez espérer aller bosser au Monde, à Libération, au Figaro ? D’abord, c’est presque impossible d’y rentrer puisqu’il n’y a pas de place, ni de turn over. Ensuite, ce n’est plus là où les choses s’inventent ! Elles s’inventent chez vous, à 42mag.fr ! Elles s’inventent ailleurs. Après, il va y avoir des morts, il y a toujours des morts. Mais les médias c’est ça. Dans les années 70, il y a 300 canards qui se sont lancés, mais il y a seulement 15 qui ont survécus. Mais ça a été 300 expériences formidables. Je ne sais pas si 42mag.fr continuera dans un an, mais ça aura été une expérience intéressante.
Je crois qu’aujourd’hui, et c’est la question que pose mon livre, il faut avant tout s’interroger sur les fondements du capitalisme. C’est ça la question. La presse a la particularité, comme le confirmait la mairie de Paris l’autre jour, d’être l’un des métiers les plus précarisés de tous. Et donc, nous pouvons nous poser des questions collectives d’organisation, y compris sur la propriété. Durant des années, et je veux pas faire le malin, j’ai été vis-à-vis de tout ça dans une sorte d’indifférence brumeuse. Ça m’allait assez bien, le capitalisme, comme la presse. Et d’ailleurs, on faisait ce qu’on voulait, on publiait ce qu’on voulait, à La Tribune, comme à Libération. On était indifférents à la propriété, parce qu’on croyait que la propriété nous laisserait tranquille jusqu’à la fin de nos jours… Ça n’a pas été le cas. Le capital nous a possédé et dépossédé et nous n’avons plus que les yeux pour pleurer. Maintenant il faut réfléchir à une nouvelle manière de faire, mais aussi de contrôler la presse.
Moi aujourd’hui, je travaille dans une SCOP (il est directeur pédagogique de l’école de journalisme, l’EMI-CFD, ndlr). Je dis pas qu’il faut faire des SCOP, mais pourquoi pas ? C’est un modèle qui fonctionne. Aussi, changeons la fiscalité, donnons la propriété des journaux aux citoyens par le financement, plutôt que de simples aides fiscales. On peut imaginer tous les systèmes, sauf le système d’aujourd’hui qui ne privilégie que les gens soumis à l’ISF, et encore, plutôt ceux qui le paye à concurrence de 500 000 euros par an.
Avec ce système, je ne vois pas très bien ce qui pourra sauver la presse en dehors des aides de l’État ; aides qui représentent, directement ou indirectement, 10% de son chiffre d’affaire.
Donc Imaginons !
“Les patrons de la presse nationale, tous mauvais” : Jean Stern, La Fabrique – 2012