Pierre Rabhi est un être rare. Paysan, il est un des fondateurs de l’agroécologie qu’il a promue jusqu’au plan international. Philosophe, il s’interroge depuis de longues années sur notre condition et notre usage du monde à travers une écriture élégante et poétique qui dit l’essentiel avec simplicité. Deux documentaires tracent le portrait de cet humaniste de 75 ans dont la bienveillance n’émousse ni la fermeté ni la combativité à l’endroit d’une civilisation qui dévore ses enfants.
En quoi l’agroécologie pourrait-elle contribuer à redresser les dérives et les manques de l’agriculture industrielle ?
L’agroécologie est une approche qui prend en compte la dynamique de la vie elle-même. Il ne s’agit pas seulement de mettre des engrais, mais de comprendre comment la vie a procédé pour se maintenir. Que fait la forêt ? À l’automne, elle perd ses feuilles qui vont sur le sol se transformer à l’aide de micro-organismes, de bactéries, d’insectes… Tout ce monde travaille à produire une substance majeure, centrale, autour de laquelle tourne la vie : l’humus. On retrouve d’ailleurs la racine du mot humus dans ceux d’humanité, d’humilité… Mais qu’est-ce que c’est l’humus sinon le produit d’une alchimie, une restitution ? Ce qui meurt redonne la vie. C’est un magnifique processus de perpétuation. En agroécologie, on est capable de fabriquer cette précieuse matière avec les déchets dont on dispose : des feuilles, du fumier. On produit à travers une fermentation dirigée cet humus. Il a des propriétés exceptionnelles dont celle de retenir jusqu’à dix fois son propre poids en eau. Cette concentration de bactéries et de micro-organismes va rétablir le métabolisme des sols.
« On associe souvent la problématique de la faim dans le monde à la démographie. C’est faux et injuste. »
Est-ce que le champ d’application de l’agroécologie a des limites ?
Non, je l’ai utilisée sur ces terres en Ardèche qui étaient très rocailleuses et je les ai rendues fertiles. Mais je l’ai mise à l’épreuve dans des conditions plus difficiles comme au Sahel. Dans ces zones très arides, il faut des stratagèmes supplémentaires. Comme construire des diguettes pour empêcher que la pluie n’emporte la terre, reboiser… Par ces procédés de rétention d’eau pluviale, on oblige l’eau à s’infiltrer et recharger les nappes phréatiques. Quand je forme un paysan, je forme un thérapeute de la terre. Au Burkina Faso, on a créé en 85 un centre de formation à Gorom-Gorom. Je suis allé dans le pays une première fois en 81 à l’invitation du gouvernement pour parler de mon agriculture bio…
Thomas Sankara, ancien président du Burkina Faso, a voulu faire de vous son ministre.
C’est un des plus grands regrets de ma vie. Il n’a pas changé pour rien le nom du pays. La Haute Volta est devenue le Burkina Faso, le « pays des hommes intègres ». C’était une perle cet homme-là, une magnifique conscience. Il m’a convoqué et j’ai préparé un schéma directeur, une planification agricole sur l’évolution de la transmission, sur le court, le moyen et le long terme. J’étais exalté que tout un pays accepte ça. Sa mort en 87 a tout stoppé. (NDLR : le 13 février dernier, le Front de Gauche et Europe-Ecologie-Les-Verts ont demandé la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat de Sankara dans lequel il n’est pas exclu que la France ait joué un rôle.)
L’agroécologie donne de bons résultats, mais serait-elle suffisante pour satisfaire les besoins de l’humanité ?
Oui et je suis formel. Nous réhabilitons les sols et nous développons en transmettant. Les engrais de la pétrochimie et les OGM ne répondront pas aux besoins. Les paysans qui y succombent tombent dans la dépendance des entreprises qui les fabriquent, empoisonnent leurs terres et ceux qui se nourrissent de leurs produits. On associe souvent la problématique de la faim dans le monde à la démographie. C’est faux et injuste. Je ne dis pas que l’humanité doit continuer à proliférer. Trop nombreux, ce serait un suicide. Quand il y a prolifération, l’impact sur le milieu peut être catastrophique. Dans le Sahel, les populations en situation de survie ont prélevé trop de bois, débroussaillé excessivement, gardé des troupeaux en surnombre, mais elles ne pouvaient pas faire autrement. Si on avait pris en compte cette détresse, on n’en serait pas là. Que l’on me donne l’équivalent de deux ou trois bombardiers et je me fais fort de mobiliser cette énergie humaine surabondante dans ces pays.
On peut enseigner l’agroécologie à tous les peuples ?
Sans doute, nous partons toujours de ce que sont les gens, ce qu’ils pensent, comment ils conçoivent la vie. On prend garde de ne pas les coloniser mentalement. À Gorom-Gorom, les paysans se sont définis eux-mêmes. Dans cet univers oral, on s’est beaucoup appuyé sur leurs capacités d’écoute et de mémorisation et c’est comme ça qu’on a établi notre pédagogie.
Si l’agroécologie peut satisfaire aux besoins immédiats, elle ne répond pas au modèle de l’american way of life qui tente également les pays émergents ?
C’est un modèle, pas une réalité. Même dans nos pays, la surabondance n’est pas pour tout le monde. On y trouve aussi de la misère et la plus atroce qui soit, car il n’y a rien de pire ni de plus cruel à assumer que d’être misérable au milieu de la prospérité. On peut comprendre que les pays émergents souhaitent vivre comme les Européens. Mais où prendre les ressources ?
Vous prônez la décroissance…
On ne peut pas décréter les choses. Mais la réalité va nous rattraper et plonger dans la misère si on n’y prend pas garde toute l’humanité. Nous préparons un monde invivable à nos enfants. On détruit ce qui devrait leur revenir légitimement. Une minorité accapare et concentre entre ses mains les biens essentiels que sont les terres et se constitue en féodalité planétaire. Ce hold-up à grande échelle est inacceptable. Les États doivent édicter des lois déterminant le bien commun. Une terre qui n’est plus travaillée doit être remise dans le circuit. Je connais des tas de gens qui cherchent des terres disponibles. Il faut rétablir l’équilibre entre l’être et l’avoir, le limiter à la nécessité. Ce n’est pas l’indispensable dont de nombreux humains sont privés qui menace et détruit la vie aujourd’hui, c’est le superflu. Et il ne connaît pas de limites. L’industrie du luxe ne souffre pas de la crise.
« Un ami disait très justement : « Quand on se met à table il vaut mieux se souhaiter bonne chance que bon appétit ! » Avec la nourriture moderne, on se pollue et on se détruit tous les jours. »
Face à la force de frappe de la publicité, aux commodités de la vie moderne, la décroissance a-t-elle une chance de se faire entendre?
C’est l’homme qui fait l’histoire et s’il ne change pas, l’histoire non plus ne changera pas. Il faut prendre en compte ce paramètre fondamental qu’est son imaginaire qui lui fait concevoir le temps, l’espace, la vie, l’organisation du vivre ensemble… L’absence de sens à l’existence fait réfléchir de plus en plus de personnes. L’Europe, espace circonscrit, a conquis le monde et sous le prétexte de le civiliser s’en est accaparé les richesses matérielles. Elle a créé un paradigme dont elle a été la première victime en uniformisant tout son espace, en nivelant sa diversité, en standardisant les choses et les gens. L’esprit de compétitivité et de domination s’impose comme valeurs éducatives au détriment de la coopération. Le mythe du progrès libérateur nous fait accepter de passer du bahut – de la maternelle à l’université –, aux boîtes où l’on travaille et où l’on va se distraire, enfin à l’ultime petite boîte en sapin. Que d’incarcérations successives pour un soi-disant itinéraire libérateur nommé progrès ! Pendant ce temps-là, les oiseaux chantent pour rien, la nature nous offre tout ce qu’elle peut nous offrir, mais il n’y a pas grand monde pour en profiter. On a appliqué le hors-sol à l’humain au nom du PNB. Mais je regrette, je ne suis pas né pour le PNB. Je suis né pour vivre.
L’humanité est désormais majoritairement urbaine depuis l’an passé. Que peut-on faire avec ça ?
Le piège est en train de se refermer. Cette rupture d’équilibre entre rural et urbain avec ce hors-sol appliqué à l’humain et cette concentration citadine terrifiante risquent de très mal finir. Imaginons qu’un jour, pour une raison ou pour une autre, les camions cessent de rouler et ne transportent plus de nourriture… Cette société, au contraire de ce qu’elle paraît, est infiniment fragile. On ne sait même plus ce qu’on mange comme l’a montré le scandale récent des lasagnes à la viande de cheval qui ont fait des milliers de kilomètres avant d’arriver dans les assiettes de citoyens devenus de simples consommateurs… Un ami disait très justement : « Quand on se met à table il vaut mieux se souhaiter bonne chance que bon appétit ! » Avec la nourriture moderne, on se pollue et on se détruit tous les jours. On ingère des substances chimiques concentrées dans la plante que l’organisme ne peut pas dissiper.
« Le piège est en train de se refermer. Cette rupture d’équilibre entre rural et urbain avec ce hors-sol appliqué à l’humain et cette concentration citadine terrifiante risquent de très mal finir. »
Comment pourraient se dérouler les choses au mieux à l’avenir ?
On peut imaginer que les hommes vivent dans des habitats regroupés, créent des espaces d’échanges, d’aides et de solidarité, sur la base d’un ancrage à la terre nourricière. On a ainsi ce qu’il faut pour la survie en mutualisant les compétences. Et on va jubiler parce qu’au final ça sera la libération d’un système quasi esclavagiste qui échange notre vie contre un salaire. On n’est pas là pour ça. Nous nous sommes installés ma femme et moi dans cette ferme d’Ardèche dans des conditions très spartiates il y a plus de quarante ans. Il n’y avait ni électricité, ni eau courante, ni téléphone, ni même de route. Le Crédit agricole a hésité à assister, ce qui paraissait selon les credos de l’époque, un suicide. On ne peut pas faire figurer dans un livre de comptes l’air pur, la beauté des paysages… Mais on n’a pas seulement besoin d’être nourri physiquement. Même sainement. On a aussi besoin de la beauté du monde.