On est en 2004, quand le dessinateur Bast reçoit un appel du Service Pénitentiaire d’Insertion et de la Probation de Gironde. Au bout du fil, une voix féminine animée par la volonté de créer un atelier bande dessinée pour la section jeunes détenus de la maison d’arrêt de Gradignan. Pendant 4 ans, Bast va croquer du bout de son crayon ces gueules cassées aux destins brisés. Rencontre avec l’auteur de En chienneté – Tentative d’évasion artistique en milieu carcéral (éditions La boîte à bulles), récit délicat et distancié de cette expérience unique.
Tu as animé un atelier de bande dessinée de 2004 à 2007 au quartier pour mineur de la maison d’arrêt de Gradignan, en Gironde. Pourquoi avoir accepté cette aventure un peu folle ?
Ça a commencé par le coup de fil d’une dame du service pénitencier, qui m’appelle pour me confier cet atelier-là. Je suis réticent au départ, plein d’a priori, les premières images qui me viennent sont un peu clichées. Elle était vivante, gaie, plutôt amusante. Elle a su me rassurer, trouver les mots, dédramatiser le contexte et ça m’a plu. Je lui ai fait confiance et j’ai dit oui à l’issue de la conversation ! J’ai trouvé une occasion de vivre quelque chose, ça correspondait sans doute à ce que j’attendais inconsciemment.
Quel était l’objectif de cet atelier ?
Je n’avais aucune obligation de résultats. Mais faut pas se mentir, on était là pour occuper les jeunes. On ne va pas leur apprendre la bande dessinée en 1h30 par semaine. Beaucoup d’entre eux ne savaient pas écrire ou lire, il fallait partir avec cet handicap. Officiellement, j’étais donc là pour les occuper. Officieusement, si je pouvais leur transmettre ce langage universel qu’est le dessin, c’était bien. Ils ne parlaient pas ou peu, à travers le dessin c’était peut-être davantage possible. L’idée était de communiquer avec eux, de les faire communiquer entre eux.
En chienneté raconte des moments fugaces lors de ces ateliers, comment s’est passé le tout premier ?
J’étais forcément intimidé mais aussi impressionné. Je les ai trouvés vieux. Ils avaient 16-17 ans et ils en font 25. Paradoxalement. Ils sont adultes physiquement. J’avais en tête de rencontrer des jeunes ados et je me retrouve face à des types avec des barbes, des cicatrices, des muscles et des tatouages. Je me suis donc accordé avec ces physiques-là. M’accorder aussi avec des gens qui ne communiquent pas. C’est brut. Il n’y a pas de déco, pas d’esthétique, pas de mode, on est hors-mode. On est au plus près de la réalité brute. La première séance j’ai donc dû trouver mes repères.
Et eux aussi…
Forcément car j’étais quelqu’un qui était lié à la maison d’arrêt donc ils étaient méfiants d’emblée. Je me suis alors présenté comme un mec faisant de la BD. La BD, c’est cool et c’est ça qui m’a permis de créer le lien avec ces jeunes. Ce média m’a aidé à dédramatiser la situation. Je les ai rassurés en leur disant que je n’étais pas là pour les juger. Que l’on n’était pas dans un processus scolaire, avec une note à la fin. On allait dessiner, tout simplement. Même ceux qui ne souhaitaient pas dessiner, venaient à ces ateliers car ils avaient une occasion de se voir entre eux, de discuter. C’était un petit moment de liberté, avec en fond le dessin et la BD en particulier. Certains me demandaient des dessins pour leur copine, leur père, etc. On a essayé de créer des choses ensemble, sur leurs initiatives.
« Will, ce gamin de 16 ans, savait dessiner, de manière innée. Il avait arrêté l’école très tôt où on ne lui avait bien sûr jamais dit qu’il savait dessiner. J’ai eu beau lui dire qu’il avait du talent, il s’en foutait. C’est ce sentiment de gâchis qui m’a marqué. »
Tu aurais pu réaliser une BD par jeune ?
Pas sûr car je n’ai jamais eu accès à leur enfance, leur histoire. Ils gardaient ça pour eux. Il y avait une pudeur ou une fierté de ne pas se dévoiler en tant qu’enfant, en tant qu’être innocent. Jouant les caïds, ils ne voulaient pas revenir à leur état d’innocence. Une forme de complaisance à ne pas se souvenir de ce qu’ils ont pu être avant. Ils parlaient peu de la raison de leur présence en prison. Et leurs perspectives futures étaient à très court terme. Ils n’en parlaient pas du tout de ce qu’ils voudraient faire, ne plus être, ce qu’ils aimeraient être à 30 ans, de leur futur métier. Finalement, ils nient le passé et se voilent l’avenir. Ces jeunes vivent dans l’instantané. Ce qui était le propre de mes ateliers.
Les scènes au sein de l’atelier sont entrecoupées de planches didactiques sur fond noir, où tu donnes un certain nombre de données sur la prison : nombre de détenus en France, chiffres de la maison d’arrêt de Gradignan, le problème que posent les nouveaux Établissements pénitentiaire pour mineurs (E.P.M) ou celui des Partenariats public privé (P.P.P). Ces virgules dans le récit permettent de saisir toute la complexité d’un lieu comme la prison. Pourquoi cette dualité dans la structure de cette bande dessinée ?
C’est un éclairage qui apporte un élément de réflexion. Je n’apporte pas de réponses d’ailleurs, je ne pose que des faits. Je rapporte mon vécu de ces ateliers mais ce Je permanent aurait été un peu pénible. Ces intermèdes permettent de casser le rythme et de structurer mon récit. De pouvoir passer d’une réflexion à une autre et d’avoir un peu de recul. Je parle de prison mais sait-on vraiment ce qu’est une prison ? Les chiffres que je donne sont simples mais peu de gens les connaissent. Ces moments didactiques me semblaient utiles pour temporiser, pour casser le rythme et pour informer.
Malgré ce parti-pris de ne pas te mettre en scène, tu parles de toi en filigrane. Les détenus t’ont-ils posé des questions sur ta vie à l’extérieur ?
Bien sûr. Combien je gagne, si je suis marié, des questions intimes finalement car on commençait à se connaître. Je n’étais pas qu’une personne qui faisait partie de la prison.
Et le rapport a changé ?
Oui car il s’est créé un lien d’amitié, d’affection. Forcément, en se revoyant d’une semaine sur l’autre. La connaissance de l’autre permet de le percevoir différemment. Ça participait aussi à la bonne ambiance de l’atelier. C’est important qu’ils aient eu cette démarche-là.
Au fil des pages, tu zoomes sur certains jeunes détenus : Morgane, Will, Jafar…
Ils m’ont tous marqué pour des raisons différentes. Will, qui était là pour des vols de voiture, avait une intelligence et une capacité graphique époustouflante. Ce gamin de 16 ans savait dessiner, de manière innée. Il n’avait jamais appris à dessiner, avait arrêté l’école très tôt où on ne lui avait bien sûr jamais dit qu’il savait dessiner. J’ai eu beau lui dire qu’il avait du talent, il s’en foutait. C’est ce sentiment de gâchis qui m’a marqué. Jérôme, c’était le bouc-émissaire, la victime née. Il s’était fait abuser — dans tous les sens du terme — et il se faisait malmener en prison par ses codétenus. Il continuera à se faire malmener toute sa vie. Il était touchant. Et Morgane. Un profil de premier de la classe, Première S, qui a commis l’horreur en tuant quelqu’un. C’est ce double visage du lycéen et de l’assassin qui m’a frappé. Quel contraste ce gamin ! Cela a été jugé en légitime défense, et il est depuis sorti de prison.
Comment as-tu nourri l’imagination de ces jeunes ?
Il n’y a pas d’imaginaire au départ. Ils l’ont pas nourri, ils n’ont pas été éduqués avec cette idée. Ils n’ont aucune référence excepté le football, les flingues, les rottweilers et les filles à poil. Je devais dépasser tout ça. Je me suis adapté en fonction des groupes que j’avais face à moi, chaque semaine. C’était de l’improvisation. L’imagination, j’essayais de la trouver chez eux, dans le peu de mots qu’ils me disaient, dans les envies qu’ils avaient. Je leur renvoyais ces mots et ces envies sous une autre forme. J’essayais de prendre le petit bout du fil et de le démêler doucement. J’évitais les questions, je ne finissais pas mes phrases, etc. Le dialogue s’instaurait, se faisait parfois grâce au dessin, parfois grâce au langage. Ensuite venait le dessin.
Ont-ils évolué au fil des ateliers ?
Difficile à dire car je n’avais jamais les mêmes jeunes face à moi. Je parle de la rotation des détenus dans le livre. C’est un vrai problème car cela casse tout élan, toute initiative, toute perspective de projet. D’une semaine sur l’autre, la personne avec qui j’avais engagé une démarche n’était pas là, était sortie ou devant le juge. C’était donc au jour le jour. J’ai quasiment renoncé à tout projet excepté celui du projet de concours. Mais quelle galère. Le mec qui dessinait bien n’était pas présent le jour J, c’est donc un autre détenu qui ne savait pas dessiner qui a repris le projet, pour finalement l’abandonner. C’est encore un autre jeune qui a terminé la planche. C’est un micmac pour arriver au résultat : une page de BD !
Ces ateliers donnaient-ils du sens à la vie au sein de la maison d’arrêt ?
J’étais une personne extérieure à ce monde avec un métier, une vie. L’exemple de quelqu’un qui a fait de sa passion son métier, qui gagne de l’argent, possède une voiture. Bref, une vie banale. Être heureux. Pouvoir se lever le matin et faire ce dont on rêve depuis que l’on est tout petit.
« Je n’ai plus aucune nouvelle des acteurs de cette expérience-là. Ne reste que mon livre. »
As-tu suivi les parcours de ces jeunes après l’atelier ?
Non. Je n’ai aucune nouvelle. Ceux que j’ai croisés au début des ateliers sont sortis de la maison d’arrêt. Ils sont devenus adultes et j’espère que leur vie a bien changé. Sur une centaine de détenus croisés en 4 ans d’atelier, je les ai vus une quinzaine de fois au mieux, une seule fois, au pire. Je ne me souviens pas de leur prénom, en revanche, je revois les visages. Peut-être liront-ils le livre ?
Pourquoi avoir arrêté ces ateliers après 4 ans au sein de la maison d’arrêt ?
Parce que l’on m’a proposé un poste de professeur de dessin dans une école privée qui me prenait beaucoup d’heures. C’était compliqué de tout faire. À côté, j’étais déjà professeur d’arts plastiques dans un collège. Je pense que j’aurais continué sans cela. Je n’ai d’ailleurs plus aucune nouvelle des acteurs de cette expérience-là : directeur de la prison, coordinatrice de l’atelier. Ne reste que mon livre.
De la fin des ateliers en 2007 à la rédaction de cet album en 2012, il s’est passé cinq années. Il a fallu digérer ces ateliers ?
Oui ça été très long. Il m’a fallu 4 ans. Dès 2007, je savais que j’allais faire ce livre, c’était un besoin. J’ai eu l’idée de réaliser une BD quelques semaines avant d’arrêter l’atelier. C’est remonté aux oreilles du directeur qui m’a demandé à pouvoir lire le manuscrit avant parution. Cette idée m’a ennuyé. J’ai envie d’être indépendant, ce sont mes idées, je n’ai pas envie qu’on les enferme. C’est anti-créatif. Après avoir arrêté les ateliers, je ne savais pas comment faire cette BD. J’avais une masse d’information, des souvenirs, des références mais impossible de trouver le fil conducteur, la trame du récit. Ça murissait doucement et je digérerais, effectivement. Entre-temps, j’ai dessiné quatre albums de BD. En 2011, je me suis senti prêt. J’ai alors travaillé pendant un peu plus d’un an entre la mise en forme, la structure, la présentation des premières pages, la validation par l’éditeur. Et le livre est sorti en janvier.
Pourquoi le choix de cette couleur verte claire ? C’est la couleur de la prison ?
Oui, c’est la couleur qui me restait. C’était la couleur des grilles de la maison d’arrêt. Le vert permettait également d’exprimer une ambiguïté : c’est la couleur de la maladie, la couleur interdite au théâtre mais aussi celle de l’espoir. Une même teinte pour pouvoir mêler humanité et enfermement. C’est ce double aspect qui était intéressant.
Merveilleux titre que ce En chienneté, et tellement révélateur. Le langage parlé est d’ailleurs un des éléments forts de ta BD.
Oui, ils sont super forts pour inventer des mots. Ces jeunes ont un vocabulaire propre à leur milieu, leur contexte, leur éducation et leur culture. C’est un métissage de tout ça et ça donne un langage qui dit ce qui dit. C’est du langage brut.
La représentation du monde judiciaire passe beaucoup par le dessin. Votre livre vient nourrir cette réalité quotidienne.
Exact. La photographie, la vidéo : c’est la réalité qui est filmée ou photographiée. Tout dépend du montage évidemment mais on est plongé dans l’image brute et donc dans la réalité. Le dessin permet l’interprétation. Il est accepté parce qu’il y a interprétation, distanciation. C’est peut-être curieux car on peut être réaliste aussi avec un crayon. Je pense d’ailleurs l’avoir été dans ce livre. Le dessin permet aussi de mettre un visage sur ce monde judiciaire. Quand on floute les personnes en vidéo ou en photo, il n’y a plus d’humanité. Il n’y a que des corps qui on fait des actes. On est vraiment dans quelque chose d’hyper froid. J’ai voulu humaniser ce monde. C’est pour ça que j’ai fait ces portraits en gros plans, je voulais mettre des visages. De l’humain.