Entre l’irruption ninjesque d’un nouveau pape dans des volutes de fumée blanche et les débats sur le mariage homosexuel en tant qu’entorse aux codes en vigueur, on a bien vu que la religion n’était pas près de s’effacer de la sphère médiatique. Adaptation au rythme de la société, modification des idoles, création de systèmes de croyance individuelle : le rapport à la religion évolue, et il n’est pas toujours facile d’y voir clair. Mais là où la transition s’amorce doucement dans la réalité, le jeu vidéo, lui, a souvent choisi l’affrontement, la voie directe vers un déicide, effectif ou métaphorique. « Pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ? » Si, justement…
Qu’on parle de bouquins, de films ou de jeux vidéo, toute œuvre de fiction repose sur le principe de suspension d’incrédulité, action volontaire du spectateur qui accepte d’inscrire des événements irréels dans sa propre vision de la réalité. La particularité du jeu vidéo est d’ajouter une dimension interactive qui pousse non seulement à valider cette intégration de l’imaginaire dans le réel, mais aussi à avoir une prise sur la manière dont elle est reçue. Bien souvent, il est demandé au joueur de dépasser la linéarité d’une trame en se heurtant à des difficultés qui rythment une expérience de jeu qu’il modèle à sa façon. Devant tant d’acharnement à l’encontre d’un pauvre être humain avachi dans son canapé, le struggle for life tapi en chaque joueur le conduit à hurler de joie dès qu’un cap particulièrement ardu est franchi. Insoumission à la Matrice, insubordination au Plan : au vrai, on a là un processus mystique qui touche au religieux. Là où il y a dépassement de soi, il y a transcendance. De simple suiveur, le joueur se met à rêver plus grand. Tel Icare, il se surprend à toiser de haut l’Olympe. Quitte à se brûler les ailes à mi-chemin ?
La divine comédie
Tout n’avait pourtant pas si mal commencé : un mono-mythe où un élu est appelé par une divinité, cataloguée d’entrée comme pure et positive, pour aller démembrer des démons sur quelques notes chiptunes. Les péripéties — sans sexe, sans alcool et sans jurons du côté japonais, un peu plus épicées du côté occidental — se révèlent riches en rebondissements, mais se soldent dans la grande majorité par une purification à l’eau bénite. Les symboles du culte sont des repères évidents, immédiatement identifiables comme bénéfiques : les églises sont synonymes de lieux de sauvegarde (Dragon Quest), les croix deviennent des armes contre les vampires (Castlevania). La rédemption et le mythe du chevalier immaculé sont autant de composantes liées à l’imaginaire chrétien façon Excalibur qui occupent une place prépondérante dans une bonne partie des premiers Final Fantasy. Certes les productions japonaises se répandent en références shintoïstes, bouddhistes et autres manifestations chamaniques — et on relève une présence forte de l’animisme et l’apparition de figures mystiques, comme le panthéon shintô. Mais ce sont tout compte fait les codes chrétiens, largement implantés dans l’inconscient par des siècles de prosélytisme à échelle internationale, qui composent l’essentiel de la mystique vidéoludique. Le chevalier en armure, la quête prophétique, le sauvetage d’une princesse en guenille, l’épée (laser ou non) comme artefact divin : voilà pour notre archétype moyenâgeux.
Le Malin était toutefois en embuscade, la croyance en une divinité bénéfique n’étant au fond qu’un relais, une mascarade destinée à ménager l’arrivée des ténèbres, à l’image de la trame de Breath of Fire 2. On retrouve cette dualité propre aux récits bibliques ou aux épopées grecques, où le bien est viscéralement lié au mal, dans le rapport classique du faux-semblant, de la tentation eros – thanatos. On le voit bien : d’entrée de jeu, le paradis était déjà pavé de mauvaises intentions. Mais foin de réflexion théologique au détour de l’intrigue. Ici, la réflexion de l’interaction homme – dieu se règle à grands coups de tatane dans la gueule.
« You shall be gods »
À l’instar de son référent réel, la religion dans le jeu vidéo a subi de sacrés soubresauts. L’exemple le plus marquant à ce sujet étant Xenogears, jeu d’aventure signé Squaresoft, passé dans un premier temps inaperçu sur PlayStation. Scénarisé par Tetsuya Takahashi, avec un coup de main de Masato Kato, grand spécialiste des histoires à tiroirs, Xenogears ose une plongée dans la psyché humaine teintée de combats politiques et idéologiques. Débutant par une simple histoire de guerre de territoires, le RPG prend lentement un détour biblique au fur et à mesure d’une trame étalée sur de nombreux siècles. Ici, le métal est le vaisseau de l’Âme et l’Église — rebaptisée Ethos dans la version américaine pour des raisons évidentes —, une multinationale trouble régie par des capitaines d’industrie vautrés bien au chaud dans une cité aérienne nommée Solaris. Bafouant les règles qu’elle impose aux êtres humains coincés sur la terre ferme, elle est à la tête du Soylent System, matrice automatisée qui recycle ses cobayes en bouffe de mauvaise qualité. Où l’on découvre Harry Harrison, Richard Fleischer et leur Soleil Vert comme inspirateurs de l’un des pitchs les plus couillus du jeu vidéo japonais.
« L’être mal-né est sacrifié dans la plénitude de sa foi, manufacturé, vicié par une croyance qui n’est là que pour le rassurer et lui faire accepter une mort qui lui permettra de faire corps avec son dieu, littéralement. »
En tant qu’entité idolâtrée de cette secte XXL, on trouve un certain DEUS. Bombe H mystique qui prend soudainement conscience de sa puissance et devient incontrôlable. Piratant l’Elridge, vaisseau qui le transporte au loin pour éviter qu’il ne fasse plus de dégâts, DEUS adresse un premier avertissement à l’équipage sous la forme du verset 13, chapitre 22 de l’Apocalypse de Saint Jean : « I’m alpha and omega, the beginning and the end, the first and the last. » Avant de conclure par un laconique « you shall be gods », extrait de la Genèse, chapitre 3, verset 5. Rien de moins que la promesse tentatrice faite à Adam et Ève. Jérusalem, Abel et Caïn : les références bibliques foisonnent, et c’est tout sauf un hasard. La force du propos de Xenogears est de questionner la religion dans ses fondements autant philosophiques que matérialistes. Dieu, ou tout du moins la figure divine, est vu comme une création humaine dont découle une institution, des règles, des préceptes se dirigeant tous dans un seul sens : celui du réveil de DEUS, synonyme du Jugement dernier puissance 1000. L’être mal-né est sacrifié dans la plénitude de sa foi, manufacturé, vicié par une croyance qui n’est là que pour le rassurer et lui faire accepter une mort qui lui permettra de faire corps avec son dieu, littéralement. Fei, héros de Xenogears n’aura d’autre choix que d’affronter ce dieu-machine avec ses poings. Un duel brut, nu, corporel. Presque païen en fait, faisant de Xenogears le jeu agnostique par excellence.
Par-delà le bien et le mal
Sur des fondations relativement similaires mêlant religion et psychologie, notamment en rapport avec les travaux de Jung sur une vision alchimique de l’esprit, Xenosaga — déclinaison de Xenogears — va plus loin dans l’autodétermination de l’homme. S’il n’est plus question de se débarrasser d’une divinité le poing serré, reste une volonté de se soustraire à la peur qu’elle génère. Chaque personnage est confronté à une crainte viscérale qui le pousse à se fondre dans le moyen le plus direct de l’anéantir de façon définitive. Peur de U-DO (équivalent désincarné d’une conscience supérieure), peur de la mort, peur de se retrouver seul, peur de ne plus jamais revoir un proche. Le serpent biblique, prenant ici les traits de Wilhelm, tentateur habile, entretient ses émissaires dans leur propre rêve. Il leur confère l’immortalité, les amène à se rapprocher d’une vision idéalisée de Dieu dans un seul but : acquérir leur aide pour l’Éternel Retour, équivalent commercialisé de la vie après la mort. Via le système Zarathustra, référence explicite à Nietzsche, Wilhelm souhaite stopper la progression de l’univers à un instant T pour le rebooter à l’envie.
« Kratos de God of War aurait pu être le premier anarchiste… Il n’est qu’un gosse turbulent en plein complexe d’Œdipe. »
Machiavélique ? Pas tant que ça. Son dessein, loin de résumer l’archétype manichéen du grand méchant qui veut tout réduire en cendres, a pour finalité d’éviter la destruction de ce même univers par Yeshua, porteur du chaos et messager du Jugement dernier. « Maintenant je meurs et je disparais, dirais-tu, et dans un instant je ne serai plus rien. Les âmes sont aussi mortelles que les corps. Mais un jour reviendra le réseau des causes où je suis enserré, il me recréera ! Je fais moi-même partie des causes de l’éternel retour des choses. Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent non pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable : je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes choses, afin de proclamer à nouveau la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhumain », peut-on lire au détour du chapitre titré justement L’Éternel Retour d’Ainsi parlait Zarathustra. Quelque part, Xenosaga apporte sa pierre à l’édifice nietzschéen en distillant le message suivant : les grands gagnants sont ceux qui ne se laissent pas distancer par un aveuglement religieux ou la perte de ce qui les construit. Qui restent fidèles à leurs idéaux, quitte à causer l’effondrement de l’univers. Sans extrapoler, on peut y voir une sorte de mise en abîme de la condition de joueur de jeu vidéo, qui doit dépasser son simple statut de relais pour s’immerger dans un nouvel univers, en comprendre ses règles et parvenir à les surpasser.
Ne pas croire toutefois que le concept de dépassement de soi présage systématiquement du meilleur en matière de jeu vidéo. Dans God of War, Kratos doit aussi casser la gueule à son Zeus de père et à l’ensemble du panthéon gréco-romain, sauf qu’ici, c’est la vengeance qui le guide et non une volonté d’émancipation ou de renversement des valeurs. Une révolte contre l’injustice divine appliquée sans nuance aucune. Kratos aurait pu être le premier anarchiste… Il n’est qu’un gosse turbulent en plein complexe d’Œdipe. À l’inverse d’un vrai insurgé, Ramza Beoulve.
Le nom de la rose
Personnage principal de Final Fantasy Tactics, Ramza Beoulve se trouve au centre d’un conflit armé entre deux prétendants à un trône vacant, les princes Larg et Goltana. Chacun manœuvre par des intermédiaires : Larg via la famille Beoulve, Goltana grâce au concours de Delita, ancien ami proche de Ramza. Devant une guerre inepte et une séparation de classes vomitive, Delita a pris le parti de corriger ce système de valeurs de manière radicale. Démanteler méthodiquement chaque partie de la société, faire disparaître les dirigeants, enrayer le conflit par tous les moyens possibles. Extrémités auxquelles ne peut pas se résoudre Ramza, sachant que c’est la trop discrète Église de Glabados — pour laquelle Delita taffe en sous-main — qui attise le massacre pour servir ses propres intérêts. Pour discréditer Ramza, l’Église l’accuse donc… d’hérésie. La bonne vieille méthode de l’Inquisition en pleine période médiévale. C’est bien la confrontation face à une institution inhumaine qui domine le propos de Final Fantasy Tactics. Machine génératrice de conflit, l’Église triche avec la foi, arme inaltérable car proche d’une transe dirigée vers un absolu salvateur. Elle mêle le mythe et la philosophie dans un même système de croyance, obligeant à penser l’homme à travers le divin. Avec le risque de l’asservir.
Que ce soit dans Xenogears, Xenosaga, God of War, Final Fantasy Tactics, le joueur s’élève contre l’incarnation d’une double contrainte : celle imposante d’un élément mystique quasi intouchable imposé aux personnages, celle de son impact dans le jeu en termes d’épreuves à braver. Croyant maîtriser la situation, le joueur croit influer sur ce petit monde en mouvement, adoptant de façon symétrique la posture quasi omnipotente de Sartre dans Le Mur : « Les hommes, il faut les voir d’en haut. J’éteignais la lumière et je me mettais à la fenêtre : ils ne soupçonnaient même pas qu’on pût les observer d’en dessus. Ils soignent la façade, quelquefois les derrières, mais tous leurs effets sont calculés pour des spectateurs d’un mètre soixante-dix. […] Au balcon d’un sixième : c’est là que j’aurais dû passer toute ma vie. Il faut étayer les supériorités morales par des symboles matériels, sans quoi elles retombent. Or, précisément, quelle est ma supériorité sur les hommes ? Une supériorité de position, rien d’autre : je me suis placé au-dessus de l’humain qui est en moi et je le contemple. Voilà pourquoi j’aimais les tours de Notre-Dame, les plates-formes de la tour Eiffel, le Sacré-Cœur, mon sixième de la rue Delambre. Ce sont d’excellents symboles. Il fallait quelquefois redescendre dans les rues. Pour aller au bureau, par exemple. J’étouffais. Quand on est de plain-pied avec les hommes, il est beaucoup plus difficile de les considérer comme des fourmis : ils touchent. »
Question : quelle serait la réaction du joueur si, d’un coup, ce programme en action devant lui, cet ensemble de codes binaires inoffensif, venait le remettre à sa place et lui rappeler la notion d’échelle ? Lui jeter en pleine face son statut de petite divinité capricieuse qui fracasse sa manette devant l’obstination de personnages virtuels qui vont contre sa volonté ? De la science-fiction vous dites ? Ça, c’était avant Star Ocean 3…
Maman, y’a un mec bizarre dans le salon
« Dans Star Ocean 3, la réalité des héros n’est pas détériorée, elle vit en eux. Leur dieu peut atomiser le réel, annihiler le monde, il existe dans leur conscience et ne peut pas, par conséquent, être détruit. »
Quelque part entre la science-fiction et l’heroic fantasy, Star Ocean : Till the End of Time repose, à la base, sur l’affrontement entre une escouade de combattants conduite par Fayt Leingod et une race extraterrestre implacable, les Executioners. Autant dire qu’avec un nom pareil, leur programme est simple : tout détruire, et bisou. Afin de trouver un moyen de protéger la galaxie et de les éliminer, Fayt Leingod multiplie les investigations jusqu’à entendre parler de la planète Styx qui abrite une étrange porte, possible corridor d’entrée des Executioners. Confrontés, sans aucun horizon de survie, à ce qui pourrait être apparenté aux Cavaliers de l’Apocalypse, la troupe se tourne donc vers ce dernier sursaut d’espoir. Le portail les transporte dans le monde d’origine de leurs bourreaux. Et là, bim, twist génial : cet univers, nommé Espace 4D, se trouve être un équivalent du nôtre dans lequel une grande partie de la population joue à un jeu de rôle en temps réel, l’Eternal Sphere… logiciel dans lequel évoluent Fayt et l’ensemble des êtres croisés pendant la majeure partie du scénario ! Les Executioners étant assimilés à des antivirus envoyés pour corriger des bugs.
Abasourdi, Fayt décide malgré tout de défier le créateur de leur monde. Et quel créateur : un ingénieur tout ce qu’il y a de plus banal répondant au nom de Luther Lansfeld, président de la Sphere Company, boîte de création de programmes informatiques. Le Creator, le fameux dieu qui peuple les pensées d’une civilisation entière, serait donc un simple cadre, l’incarnation parfaite du Grand Horloger de Descartes. Pas de sentimentalisme : Luther ne voit dans ces êtres qu’un assemblage de 1 et de 0 sans aucun intérêt, réduits à exister parce qu’ils animent son jeu. La divinité est semblable au Dieu de l’époque babylonienne, qui sépara l’humanité en dispersant les langages. Malheureux, il ne fallait pas tenter d’accéder au Ciel ! Néanmoins, l’homme se considère sans problème comme l’équivalent d’un dieu parce qu’il raisonne et pense être le seul à gouverner en son esprit. Et Fayt de se retourner contre son créateur. Le renoncement à une croyance vient de cette conscience qu’a l’humain de pouvoir se sublimer.
Après avoir été rossé bien comme il faut, Luther prend le chemin du ragequit et efface toutes les données de l’Eternal Sphere. Le petit souci étant que l’Espace 4D est lui aussi issu du même programme. L’univers-matriochka s’écroule et laisse place à un vide complet, noir, aussi glacial que les dernières lignes de Electric Ant de Philip K. Dick, nouvelle centrée sur la notion de réalité : « Et déjà la silhouette de Poole se faisait imprécise. Le vent du petit matin soufflait autour d’elle. Elle ne le sentit pas ; elle commençait à ne plus éprouver de sensation. » La différence étant que dans Star Ocean 3, la réalité des héros n’est pas détériorée, elle vit en eux. Leur dieu peut atomiser le réel, annihiler le monde, leur univers n’est pas limité à un environnement externe, il existe dans leur conscience et ne peut pas, par conséquent, être détruit. C’est ce que Fayt veut prouver : qu’il n’est peut-être qu’un bidouillage binaire, mais qu’il a la liberté de penser par lui-même, pour lui-même, qu’il peut créer sa propre matrice de vie. Bref, se transcender vers l’autonomie totale.
Au joueur ensuite d’accepter sa place dans cette mise en abîme redoutable d’intelligence. Elle est à l’évidence celle d’un entre-deux, d’un compromis entre les règles établies (le jeu vidéo comme entité dirigiste incompressible) et un rebelle qui s’infiltre dans les failles pour reprendre la main sur ce qui lui est proposé (la volonté de puissance et la liberté d’action). L’affrontement d’un dieu, d’une divinité, de toute figure oppressive, n’avait sans doute jamais été poussée aussi loin dans le cadre d’un jeu vidéo. En effet, quelle limite plus jouissive à dépasser que celle de sa propre mythologie ? Tel Icare, tiraillé entre sa condition de dieu et d’être humain lambda. Parce qu’au fond, défier un dieu, n’est-ce pas la clé de la connaissance de soi-même ?