Die Hard premier du nom est un chef-d’œuvre, ce n’est plus à démontrer. En 1988, un an après le succès du génial Predator, John McTiernan donne naissance au héros iconique du cinéma d’action américain des années 1990 : John McClane. Bruce Willis abandonne définitivement la petite lucarne pour crever le grand écran, en campant le rôle de l’insolent flic new-yorkais. La même année sort le dernier volet de la saga L’Inspecteur Harry, La Dernière cible, et Callahan passe le flambeau au jeune McClane, héritier de la gouaille, de la défiance envers toutes les autorités et de la violence détonante. Dirty Harry est mort, vive Savage John !
« Si Die Hard est incontestablement l’un des plus grands films d’action de tous les temps, c’est aussi un grand film politique, un pamphlet antilibéral déguisé en divertissement de haute volée. »
Bien d’autres avant nous ont pris soin de rendre hommage à la virtuosité de la mise en scène de McTiernan, à l’écriture exemplaire du scénario – fourmillant de doubles, d’expositions habilement camouflées, de retournements de situation haletants et d’humour ravageur –, à la photographie somptueuse de Jan de Bont – des teintes infernales aux ombres portées des stores et des grilles en tous genres, qui accentuent l’impression d’enfermement –, ainsi qu’à l’interprétation inoubliable de Bruce Willis et d’Alan Rickman, faisant de Hans Gruber l’un des plus savoureux méchants de l’histoire du cinéma, d’une classe et d’une intelligence diaboliques…
Mais si Die Hard est incontestablement l’un des plus grands films d’action de tous les temps, c’est aussi un film éminemment politique, un pamphlet antilibéral visionnaire déguisé en divertissement de haute volée.
La tour de Babel
En premier lieu, il y a la tour, le Nakatomi Plaza, ce « Piège de cristal » qui, en fait de décor du film, en devient le personnage principal. La figure de la tour est une représentation courante du pouvoir, héritée de la structure féodale des villes, où trônait au centre l’autorité suprême dans sa forteresse, dressant ses tours et son donjon vers les cieux, et autour de laquelle le bas peuple se presse et s’entasse dans le dénuement. La notion de féodalité et de pouvoir conquérant est encore soulignée par le sigle du groupe Nakatomi, qui évoque les insignes des clans familiaux du Japon médiéval (les mons), qu’ils arboraient en signe de reconnaissance sur le champ de bataille. Bien d’autres éléments du film renvoient à la notion de place forte du Nakatomi Plaza, notamment ses grilles abaissées comme des herses, ses fenêtres assimilées à des meurtrières, et l’état de siège qu’il subit – les forces de police enverront même mourir contre ses portes un blindé, que l’un des malfrats désigne sous le nom de « chevalier en armure ».
Mais le building est par essence une représentation du pouvoir capitaliste moderne (motif repris par exemple dans Land of the Dead, de Romero, ou encore dans le récent Tree of Life, de Terrence Malick). Hans Gruber y fait d’ailleurs cette somptueuse référence : « Et quand Alexandre vit l’étendue de son empire, il pleura car il ne lui restait plus de terres à conquérir. » Précisons que la citation a été écrite pour le film et qu’elle n’appartient à aucun texte ancien. On incline alors à penser qu’elle vise directement l’architecture du pouvoir capitaliste, qui témoigne d’une conquête verticale et non plus horizontale, à l’image de la Burj Khalifa de Dubaï, nouvelle tour de Babel où les hommes seraient à nouveau réunis sous la bannière d’un seul et même langage : l’argent.
Des terroristes d’un nouveau genre
Hollywood adore les terroristes. Rejetons maléfiques de tous les conflits qui ont agité leur histoire, de la Seconde Guerre mondiale aux attentats du 11 septembre 2001, ils reviennent toujours hanter le cinéma d’action américain sous les mêmes traits archétypaux. Des nazis, des cocos, des arabes. Et face à ces dangereux maniaques aux idéaux viciés se dresse toujours le même cow-boy, figure d’une Amérique une et indivisible, inflexible devant la menace et impitoyable dans la contre-attaque…
« Qu’on se le dise, McTiernan et Verhoeven : même combat anarchiste. »
Tout d’abord, il convient de préciser que John McClane n’est pas de ceux-là. Lorsque Hans Gruber lui demande quel cow-boy est-il, John Wayne ou Rambo, McClane répond par l’humour : « J’ai toujours eu un faible pour Roy Rogers. J’adore les chemises pailletées. » Avant que de lui balancer son légendaire cri de guerre qui n’en est pas un : « Yippie kay-yee, motherfucker ! » Et ce qu’il faut retenir de cet échange, c’est que John McClane n’est pas cette Amérique. C’est l’homme qui tombe à pic, le loser magnifique, mais pas le porte-étendard auquel le spectateur est habitué. Nous nous y attacherons plus tard, mais qu’on se le dise, McTiernan et Verhoeven : même combat anarchiste.
Revenons à nos moutons noirs. Qui sont les terroristes du film, au juste ? Hans Gruber et sa bande sont européens. Gruber est un Allemand au flegme typiquement anglais, et aux côtés de ses bras droits aryens gravitent des Italiens et des fils d’immigrés. Car le visage de l’ennemi libéral n’a pas de couleur, ne connaît de religion que celle du progrès et du profit, et ne chantent pas des chants de lutte : il sifflote l’Ode à la joie, hymne officiel de l’Union européenne depuis 1985, que Michael Kamen, compositeur de la bande-originale, altère et déforme pour le rendre oppressant. Mais lorsque Joseph Takagi, le patron de la succursale de Nakatomi, qui ne saisit pas ses motivations, demande à Gruber quel genre de terroriste il est, celui-ci réplique en riant : « Qui a dit que nous étions des terroristes ? »
Ce bon mot n’est pas innocent. En effet, Gruber et Takagi sont faits de la même boue. Comme Takagi, Gruber est un entrepreneur guerrier, l’argent est son unique combat et le profit sa quête du Graal. Le film fustige le libéralisme galopant, la marche de la mondialisation, et ne reconnaît pas de nation ennemie. Si les Européens sont les méchants de l’histoire, les businessmen japonais et américains ne sont pas en reste. Quand McClane s’étonne que les Japonais fêtent Noël, Takagi ironise : « On s’adapte. Pearl Harbor n’a pas marché, alors nous avons lancé le magnétoscope. » Ellis se charge alors d’éclairer sa lanterne en lui apprenant qu’ils fêtent avant tout un gros contrat signé par sa femme. Ellis, ce yuppie cocaïnomane qui n’hésitera pas à vendre McClane à l’ennemi pour sauver sa peau. Manque de bol, McTiernan a une dent contre les golden boys dans son genre, et on aurait tort de croire que le sort réservé à Takagi et Ellis est purement fortuit… Takagi préférera mourir plutôt que de trahir son entreprise, quand Ellis sera exécuté après une dernière gorgée de Coca-Cola.
John McClane porte un toast à la chute du système bancaire
La caractérisation du personnage de John McClane est un modèle d’écriture. Elle contribue à l’efficacité du scénario en même temps qu’elle indique le décalage du héros avec ceux qu’il combat, traduisant ainsi le positionnement du film : la victoire sur le mal ne peut être le fait des agents du monde libéral, elle est celle de l’homme de la rue.
« L’appareil capitaliste est en marche, et avant que d’être le grain de sable dans son rouage, McClane est cerné par lui. »
D’emblée, McClane est mal à l’aise dans le nouvel ordre mondial : il a peur en avion. Un homme d’affaires s’en aperçoit et lui donne une astuce pour se préserver du « mal de l’air ». L’avion, comme on le sait, est le moyen de transport fétiche des ultralibéraux. Plusieurs films récents en attestent volontiers, comme l’exaspérant In the Air, de Jason Reitman, ou le mésestimé It’s All About Love, de Thomas Vinterberg. Dans l’aéroport, notre héros se retourne au passage d’une belle blonde qui laisse libre cours à son excentricité. « California ! », laisse-t-il échapper. On pourrait y voir simplement un trait de caractère un peu rustre du personnage, un attrait affiché pour les jolies femmes qui n’arrange rien aux relations tumultueuses qu’il entretient avec son épouse… Ce serait vrai si à plusieurs autres moments du film, sans raison apparente, des représentations féminines ne venaient détourner brièvement son attention, au cœur même de l’action. Ne dit-on pas que le capitalisme est une putain désirable de loin, mais monstrueuse dans ses entrailles ?
Il fait ensuite la connaissance d’Argyle, son chauffeur. Takagi a fait dépêcher pour lui une limousine, afin de rejoindre la fête de Noël organisée par l’employeur de sa femme. Argyle est tout jeune, c’est la première fois qu’il conduit une telle voiture. Il est l’archétype d’une nouvelle génération en voie d’asservissement au consumérisme hystérique (avec la nôtre, le processus est achevé). Durant le trajet, il fait l’éloge de tous les gadgets que met à disposition le véhicule, et dont McClane se moque éperdument. L’appareil capitaliste est en marche, et avant que d’être le grain de sable dans son rouage, McClane est cerné par lui.
« Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie. » Jacques Séguéla
Une fois arrivé au Nakatomi Plaza, c’est l’heure des retrouvailles avec Holly, sa femme, qui a préféré reprendre son nom de jeune fille pour mener sa carrière. Il y aurait beaucoup à dire sur ce personnage, et peut-être devrions-nous nous méfier du conservatisme latent que le film incline à opposer face aux dangers du libéralisme. Mais quoi qu’il en soit, elle est un point essentiel de la caractérisation de John McClane, en ce qu’elle fait la jonction entre les deux mondes qui s’affrontent. Le plan ci-dessus est éloquent. McClane, gauche-cadre, fait face aux agents du capital qui mourront plus tard dans le film, piégés par leur propre jeu. Holly, droite-cadre, est ostensiblement gênée par la situation. Ellis explique à John que pour fêter la signature du nouveau contrat, il lui ont offert une Rolex. Rendez-vous compte, une Rolex ! Y a-t-il plus bel avatar de la réussite capitaliste ? Celui-là même qui faisait dire à Jacques Séguéla que « si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a quand même raté sa vie » . Naturellement, McClane s’en tamponne et la montre ne reparaîtra dans le champ du film qu’à la toute fin : lorsque Hans Gruber, sur le point de tomber du haut de la tour, se raccroche désespérément au poignet d’Holly. McClane défait alors le bracelet de la montre et Gruber est précipité avec elle dans le vide…
Maintenant que Gruber et son système sont détruits, l’ordre social décent peut reprendre cours et la Cité des Anges est délivrée de cet été sans fin, de cette saison infernale et suffocante qui en faisaient brûler les cieux. À présent, il neige sur les ruines de l’empire capitaliste, des bons au porteur en guise de flocons, et McClane peut enfin étreindre l’homme de la rue, incarné par le sergent Al Powell. Die Hard aura renvoyé dos à dos terroristes, autorités policières, médias et businessmen véreux, toute cette caste cynique qui gangrène le monde moderne et des griffes desquels nous sommes durablement prisonniers. John McClane est l’éternel anarchiste, homme et héros du peuple, ne brandissant aucun étendard et ne cherchant qu’à « rétablir la dignité des faibles ».