En 1932, Paul Nizan publiait Les Chiens de garde pour dénoncer les philosophes et les écrivains qui, sous couvert de neutralité intellectuelle, s’imposaient en gardiens de l’ordre établi. En 1997, Serge Halimi publiait Les Nouveaux Chiens de garde et prenait pour cible une trentaine de journalistes omniprésents, totalement acquis aux intérêts de leurs patrons et coupables de fabriquer l’information. En 2012, Yannick Kergoat, membre actif d’Acrimed, et Gilles Balbastre sortaient le documentaire adapté des Nouveaux Chiens de garde sans aucun soutien médiatique, à l’exception de Daniel Mermet qui consacra deux émissions au sujet.
Depuis, la situation n’a guère évolué : patrons, journalistes, experts, et politiciens se retrouvent le dernier mercredi de chaque mois pour le Dîner du Siècle, le lieu de l’infamie où les élites se cooptent sans rougir et participent au grand mercato médiatique. Internet peut-il sauver l’information ? Quelles sont les transformations profondes qui doivent s’engager dans les médias ? La fin du financement par la publicité est-il le meilleur moyen d’assurer l’indépendance des journalistes ? Autant de questions auxquelles Yannick Kergoat donne ses réponses.
Pourquoi êtes-vous fâché avec la télé ?
Je suis fâché avec la télé pour deux raisons : d’une part car j’y ai travaillé, je connais son fonctionnement. J’avais commencé une petite carrière de documentariste et j’ai subi la pression croissante des diffuseurs sur le choix des sujets, le formatage des fonds et des formes. Une pression qui conduit à accorder de moins en moins de liberté aux créateurs, à ceux qui font les films. J’étais en train de faire un film pour Canal + quand j’ai décidé de tout arrêter, je n’arrivais plus à composer avec les faux semblants. L’autre raison c’est qu’en tant que spectateur, la télé ne m’intéresse pas, je ne prends aucun plaisir à la regarder.
« On vit dans un monde imparfait, ma vie n’est pas exactement cohérente avec tout ce que je pense, malgré tout j’essaie de maintenir un cap, de trouver des équipes, de rééquilibrer les dimensions de l’existence. »
Aujourd’hui, je travaille plutôt dans le cinéma et, comme Pasolini, je pense que la télévision est un outil de domination par principe, par structure, par fabrication, par dispositif. Je n’ai pas construit une réflexion, c’est un mélange d’intuition, de rapport biographique personnel et ce n’est pas une position que beaucoup partagent à Acrimed. Nous avons beaucoup de débats sur le fait de regarder ou non la télévision, et sur le fait de ne pas la laisser aux mains des marchands.
Vous êtes désormais dans une autre forme d’industrie culturelle…
Quand j’y suis arrivé, ça l’était moins qu’aujourd’hui et je reconnais très volontiers que le cinéma est devenu à son tour un outil de domination. Mais ce n’est pas la même chose. Les gens qui choisissent d’aller au cinéma choisissent malgré tout d’y aller, il y a une autre démarche. C’est moins dans les processus de création que dans les processus de consommation. Il y a autre chose. Le cinéma, c’est quasiment exclusivement de la fiction, alors évidemment ce sont les grosses machines, d’énormes budgets publicitaires, toute une industrie de l’accompagnement mais c’est aussi un espace de résistance, de différenciation, de pluralisme. Alors que la télé est totalement verrouillée. Si on ne donne pas le mot de passe avant, si on ne dépose pas les armes, si on ne fait pas allégeance à l’ensemble de la chose, le projet ne passe pas. Le cinéma est un peu différent. Je le vis avec les petits producteurs, j’ai fait des gros films pour gagner ma vie, et quand j’ai de l’argent, je m’engage sur des petits films. Ma problématique c’est aussi que je gagne ma vie avec, c’est le problème de tout le monde. On vit dans un monde imparfait, ma vie n’est pas exactement cohérente avec tout ce que je pense, malgré tout j’essaie de maintenir un cap, de trouver des équipes, de rééquilibrer les dimensions de l’existence. Il n’y a pas de raison d’imposer un diktat absolu.
« Le journaliste est un salarié comme les autres, de plus en plus soumis à la financiarisation, aux pressions du rendement, de la précarisation comme dans le reste de la société, soumis à sa hiérarchie. »
Le journalisme est-il vraiment différent des autres secteurs du monde du travail ?
Non évidemment. Il est clair que quand on parle de journalisme sur le registre de l’absolu comme celui de l’indépendance, cela conduit tout de suite à une réflexion très pauvre car on s’éloigne rapidement de la réalité du métier, de ce que l’on peut y faire. Je dis souvent : il ne s’agit pas de parler de l’indépendance comme d’un absolu mais des moyens de l’indépendance qu’on offre à une rédaction d’être indépendante. Ce n’est pas comme si le journaliste était tenu de surplomber la société, de n’être l’acteur de rien, d’être un témoin impartial de tout avec une balance pour juger les faits et les évènements, de façon absolument parfaite et de rendre des comptes sans aucun biais sociologique. C’est ridicule et pourtant c’est souvent comme cela que la corporation, les journalistes, parlent d’eux car ils ont beaucoup de mal à concevoir, à imaginer et à rendre compte des contraintes qui sont les leurs. Ils n’ont pas forcément des contraintes de temps et de coûts, mais des contraintes de niveaux, de régimes sociaux, tout un tas de biais qui conduit à faire le travail comme ils le font. Attention, cela ne signifie pas que l’on abdique sur un certain nombre de valeurs du journalisme en démocratie. Si on s’attache à l’idée que le journaliste est un pouvoir face aux trois autres (exécutif, législatif et judiciaire) il faut que tout cela se passe dans un certain cadre et c’est sur cette définition que notre critique dans le film se construit. Le journaliste est un salarié comme les autres, de plus en plus soumis à la financiarisation, aux pressions du rendement, de la précarisation comme dans le reste de la société, soumis à sa hiérarchie.
Le dernier numéro de la revue Médiacritique(s) éditée par Acrimed fait le point sur la transformation des médias ; que préconisez-vous pour assurer l’indépendance aux journalistes ?
Il n’y a pas un modèle de journalisme qui s’applique partout. Il y a des pigistes qui remettent en forme des dépêches d’AFP toute la journée et il y a les grands reporters, les photojournalistes qui partent aux quatre coins du monde. La réalité des métiers est diverse. On ne travaille pas de la même manière dans le service public de la radio, de la télé que dans la presse professionnelle. Donc on ne peut pas dire qu’il y a un groupe de solutions qui s’appliqueraient à tous les médias, il faut raisonner sur l’ensemble du secteur. Mais il faut revenir à un certain nombre de principes.
Si l’on parle de l’audiovisuel, il faut une réforme globale du CSA dans ses missions, dans le territoire institutionnel qu’il couvrirait, c’est-à-dire qu’il faudrait un organisme de régulation pas simplement de l’audiovisuel public. Il faudrait des lois de régulation sur les trois secteurs médiatiques : le privé, le public et le tiers secteur à but non commercial, qui viseraient à garantir des équilibres entre ces trois secteurs. Des lois anti-concentration qu’il serait bon de réactiver enfin et une réforme assez profonde des aides à la presse qui concourt à enrichir les plus riches et à appauvrir les plus pauvres. On peut faire beaucoup de propositions mais si on ne crée pas un front politique pour les appliquer, s’il n’y a pas une réelle volonté de refaire de la question des médias une question politique à la mesure de ses enjeux démocratiques, on n’y arrivera pas. C’est le principal objectif d’Acrimed. C’est aussi un des objectifs de ce film.
Au final, toute la corporation est coupable, tous les soutiers de l’information qui s’autocensurent ou ne relaient pas les conflits d’intérêts… Pourquoi on se la ferme ?
De la même manière on est tous responsables en tant que consommateurs de médias. On accepte. Il est admis à peu près partout qu’il faut un service public de l’éducation, de la santé, que l’on ne doit pas laisser ces domaines aux marchés. Or, l’information c’est l’air qu’on respire en démocratie, on a besoin d’une régulation forte en matière de médias. Ce n’est pas naturellement admis qu’il y ait des normes d’indépendance, de pluralisme, d’objectivité qui soient fixées par des organes de régulation. Nous n’avons pas les outils intellectuels pour penser à quel point on collabore ou pas ; les gens acceptent de voir, de lire des journaux qui sont merdiques, de regarder la télé comme elle est. Comme consommateur on est co-responsable et comme journaliste, la responsabilité incombe beaucoup plus ; elle incombe aux 13 écoles qui les forment aux pratiques et formats qui existent aujourd’hui, de faire des petits soldats du journalisme d’aujourd’hui comme le disait François Ruffin et elle incombe aux journalistes même de ne pas assez s’organiser, de ne pas assez penser aux contenus et de laisser dériver les organes de presse qui les emploient. C’est une responsabilité qui est difficile. Par exemple, face au recyclage de Christine Ockrent sur France Culture le samedi après-midi, les journalistes de la radio devraient se mettre en grève, mais ils ne le font pas car il y a des années qu’ils se sont mis en grève, ils ont lutté contre un certain nombre de réformes et cela n’a servi à rien, ils n’ont plus de poids concret, le rapport de force leur est systématiquement défavorable. On ne se révolte plus, on acquiesce, on fait avec.
« Le CSA est un organisme incompétent et croupion au service du pouvoir et des intérêts qui se décident ailleurs, il n’a aucune autonomie. »
Vous avez déclaré à la sortie du film espérer susciter des réactions des organisations politiques, en avez-vous eu ?
On espère que ce que l’on dénonce et les critiques intéressent tous les démocrates, associations et organisations politiques qui tiennent à notre régime politique. Mais nous n’avons pas trop d’illusions, notamment sur un certain type d’organisations des médias qui est porté par les grandes entreprises, les logiques néolibérales, dont les partis de droite font la promotion en permanence. Il est évident que nos soutiens sont plutôt à gauche, dans une politique qui critique ce type d’organisation sociale et économique.
Nous sommes tout à fait conscients que quand on parle du secteur économique des médias, il n’est pas fait part de ce qui se passe dans le reste de l’économie et des grandes tendances en Occident. Il y a des organisations politiques comme le Front de Gauche et le NPA qui ont toujours répondu relativement présents quand on leur écrivait et qui se sont très largement inspirés du programme d’Acrimed pour rédiger leur propre programme média, et tant mieux on est là pour ça. On ne copyright rien, on est très contents de se retrouver sous la plume ou dans la bouche d’autres personnes. On peut considérer que le programme du Front de Gauche sur les médias est un programme ambitieux qui répond aux nombreux questionnements et aux propositions d’Acrimed. Le programme de Hollande beaucoup moins !
Que pensez-vous de la nomination d’Olivier Schrameck à la tête du CSA ?
Que penser d’un système qui n’est jamais remis en cause ? On instrumentalise ces institutions et en aucun cas on a l’ambition de réellement réformer les choses. Sur la question du CSA, Hollande avait répondu pendant la campagne au SNJ-CGT qui avait envoyé une lettre ouverte aux candidats et avait montré l’ambition sur la question. Bon, il vient de démontrer qu’il n’en est rien et on est dans une espèce de consensus. Rien ne semble être dans les tuyaux. Le CSA est un organisme incompétent et croupion au service du pouvoir et des intérêts qui se décident ailleurs, il n’a aucune autonomie, la totalité de ses membres sont placés par les dirigeants.
Des chiens de garde se sont-ils manifestés ?
Quasiment aucun. Il était difficile pour eux de faire de la pub pour le film et réagir contre le film c’était prendre le risque d’en faire. Ils imaginaient que cela n’allait pas faire beaucoup d’entrées. Quand ils ont vu que le film marchait, ils n’ont rien dit. Par ailleurs, on s’attendait d’abord à quelques procès mais dans le fond il n’y avait pas de raison, car il n’y a pas de diffamation, il y a un travail journalistique, d’opinion, satirique par moment, qui rentre dans le cadre des libertés d’opinions. La plupart du temps, on ne fait que les citer et montrer ce qu’ils ont dit. On nous a souvent reproché de les nommer. Qui ne nomme personne protège tout le monde d’une certaine manière et donc pour comprendre il faut nommer, tout simplement. Et puis on n’attaque pas les gens parce qu’ils sont moustachus ou pour leur préférence sexuelle, on attaque les journalistes, les experts pour la position particulière qu’ils occupent dans le système.
Lors du tournage, à aucun moment vous n’avez essayé d’en solliciter quelques-uns pour avoir leurs réactions ?
On ne fait pas un film de débat, mais un film où l’on donne notre point de vue. On a estimé qu’ils avaient des kilomètres de papiers, des millions d’heures radiophoniques et de télévision d’avance sur nous. On ne faisait pas un film pour en plus leur donner la parole. On avait 1h40 pour dire ce que l’on pensait. Pourtant malgré cette évidence-là on nous a reproché dans certains magazines de ne pas avoir fait ce travail d’équilibre. Godard disait : « La justice c’est 5 minutes pour les juifs, 5 minutes pour Hitler ! » Ils sont à la tête de journaux, ils s’imposent par leurs éditos tous les matins, imposent leur émissions de radio, de télé, depuis des années et des années. Nous on est une petite voix qui essaie de faire émerger un discours un peu contradictoire, un point de vue différent. On a 1h40 et on la garde !
Est-ce aussi une manière de régler vos comptes ?
Clairement, c’est plus que ça ! C’est une manière de rendre les coups car à un moment donné il y a un combat. Nous sommes dans une forme de combat politique et je pense que les spectateurs ont souvent plébiscité le film pour cette raison : parce qu’ils ont eu l’impression que l’on rendait des coups pour eux et que cela faisait du bien. Et on rend les coups avec une arme qui est puissante et pas mortelle : l’humour, l’ironie. Les coups que ces chiens de garde portent à la liberté, à la société elle-même, aux citoyens sont beaucoup plus violents.
« Il y a des actes de résistance, ce n’est pas parce qu’on est salarié ou cadre pour un grand groupe que l’on est totalement acquis au système. »
Avec un tel discours, cela n’a pas dû être facile de trouver des financement pour faire le film. Avez-vous été victime de la censure économique ?
Personne n’en voulait. Jacques Kirsner l’a financé seul sans aide de quiconque, avec les fonds propres de sa société. Il avait la volonté politique de faire ce film. Cela conduit au fait que le film a été très long à faire car quand il n’y avait plus d’argent on arrêtait, on allait travailler ailleurs pour vivre… Mais l’avantage est que personne ne nous a imposé quoi que ce soit. Lui voulait le meilleur film possible, il a pris des risques très importants, pour sa société aussi. Jacques est très content du film, de son succès, relativement inhabituel pour un documentaire. À sa sortie, comme nous n’avions pas la presse on s’est beaucoup appuyé sur le réseau militant, les syndicats de journalistes qui ont soutenu le film.
Est-ce que des chaînes de télévision ont acheté les droits du film ?
Arte s’est dit intéressée et Canal + a acheté le film. Maintenant est-ce qu’il va être diffusé ? Kirsner a interpellé publiquement Canal + car il a jugé scandaleux que la chaîne n’ait pas mis un rond dans le projet, or les chaînes privées ont des obligations légales, elles sont tenues d’aider la production, ce n’est pas de la philanthropie. Il était donc difficile pour Canal + de ne rien faire. Je ne doute pas que dans des entreprises comme Arte, il reste des gens pour qui c’est important d’avoir ce film malgré tout, avec la part de liberté qu’ils ont à leur étage. Je me souviens d’un haut responsable chez Dailymotion qui a aimé le film et qui nous a demandé ce qu’il pouvait faire pour nous aider et chez Orange, un cadre voulait le prendre en VOD. Même dans des entreprises comme Lagardère, il y a eu un journaliste sur Europe 1 qui a pris le risque de parler du film à l’antenne. Il y a des actes de résistance, ce n’est pas parce qu’on est salarié ou cadre pour un grand groupe que l’on est totalement acquis au système.
Concernant les conflits d’intérêts des experts médiatiques, pourquoi ne pas mettre en place comme dans l’industrie la publication des déclarations d’intérêts ?
Depuis le film, deux livres ont été publiés sur la question des experts médiatiques et des conflits d’intérêts : Économistes à gages de Frédéric Lordon, Serge Halimi et Renaud Lambert, et Les Imposteurs de l’économie de Laurent Maduit. Suite à la diffusion du documentaire Inside Job sur la crise des subprimes qui attaquait les liens de consanguinité des universitaires et des décideurs politiques, l’association des économistes américains a obligé ses adhérents à publier leurs possibles conflits d’intérêts en tête de chaque article qu’ils allaient publier. Cela reste dans le cadre universitaire, mais c’est un pas. En France, le conseil économique et social a demandé la même chose mais je ne sais pas si c’est coercitif ou si c’est juste un souhait. Évidemment, les médias français n’ont pas décidé de faire la même chose et on voit toujours dans C dans l’air tous ces experts économiques présentés exclusivement sous leur titre universitaire et pas du tout pour leur rôle comme administrateur d’une société financière ou d’une compagnie d’assurance… Les journalistes font de la résistance sur ce domaine.
Pourquoi des experts tels que Frédéric Lordon ne sont pas plus invités à s’exprimer dans la sphère médiatique ?
Frédéric Lordon est invité mais il décline les propositions qu’on lui fait quand il estime ne pas avoir assez de temps pour exprimer sa pensée. Donc quand un mec de France Info l’appelle le matin pour lui dire : « Vous avez 20 secondes pour parler de la crise aujourd’hui », il répond non. Chomsky le disait très bien. Quand on a une opinion qui va contre ce qui a été rabâché pendant des années et des années par les médias, il faut souvent plus de temps pour étayer sa réflexion, il faut remonter les préjugés qui ont été affirmés et naturalisés pendant des années, avant même d’élaborer une pensée différente. Lordon y va quand on lui donne le temps pour s’exprimer. Il écrit dans Le Monde Diplomatique car on lui file 4 pages, il va chez Arrêt sur images parce qu’on lui donne une heure. Mais il refuse le reste, non pas parce qu’il ne veut pas aller dans la presse capitaliste. Il a d’ailleurs publié dans Les Échos un très long papier à l’époque de la crise car il a eu l’occasion de ne pas caricaturer sa pensée.
« Les aides à la presse doivent favoriser le pluralisme de la presse en France et donc aller en priorité vers des titres fragiles qui n’ont pas de recettes publicitaires. »
Qu’avancez-vous sur le financement par la publicité ? Pas de pub est-il le meilleur moyen pour assurer l’indépendance ?
Quand on est un service public de la télévision, on doit pouvoir se passer de la publicité. Ce n’était pas du tout le sens de la réforme Sarkozy, lui voulait simplement renvoyer à TF1 et M6 une partie du marché publicitaire car les chaînes en avaient besoin en période de crise. Il a affirmé que cela libérerait le service public, que cela lui permettrait d’arrêter de courir après l’audience, de faire de la qualité. Ils ont fait la même télé qu’avant. Il n’y a pas eu de changement dans les programmes de France 2 ou de France 3 depuis la suppression de la pub. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas la volonté politique derrière. C’est juste une mesure de financement. Oui pour la suppression de la pub sur le service public mais avec des garanties de financement, des engagements de l’État sur plusieurs années, avec la volonté de développer des services publics, de donner les moyens de ses propositions et cela passe par un pôle public de production.
Ensuite, les aides à la presse ne doivent pas subventionner des magazines qui vivent largement de la publicité. Les aides à la presse doivent favoriser le pluralisme de la presse en France et donc aller en priorité vers des titres fragiles qui n’ont pas de recettes publicitaires et dont l’ambition ou les pratiques journalistiques font qu’ils seraient en porte-à-faux d’avoir des ressources publicitaires. Le Monde diplomatique que je connais très bien puisqu’un certain nombre des auteurs des Nouveaux Chiens de garde y travaillent, ont contingenté la publicité à 5% : au-delà ils perdraient leur indépendance, il y aurait un vrai risque de la perdre. Dans les faits, ils n’arrivent même pas à tenir les 5% du budget par la publicité car il n’y a pas beaucoup d’investisseurs prêts à y aller ! Il n’y a pas de grande campagne pour Renault ou Elf. Dans Le Canard Enchaîné, il y a zéro pub, donc ce n’est pas une fatalité. À l’inverse, il y a des titres qui ne vivent que de ça. On sait ce que cela donne en termes de qualité éditoriale quand on lit 20 minutes ou Metro. C’est un modèle économique qui prétend être gratuit puisqu’on offre le journal au lecteur mais qui ne l’est pas car le consommateur paye la publicité plus tard, quand il achète un paquet de yaourts par exemple. Dans le paquet, on a incorporé le prix de la communication, la pub. Donc on la paye. Vous achetez une voiture, vous payez la pub qu’il y a dedans. Le coût est reporté sur le prix de vente.
« Il y a une nuance entre faire de l’information et vivre de la publicité en faisant de l’information. »
Internet peut-il sauver l’information ? Que peut apporter Internet au débat sur les médias ?
Cette question est souvent posée au cours des multiples débats que l’on fait : Internet est encore en pleine transformation, cela bouge en permanence. Il est donc difficile d’affirmer quelque chose de très fort car dans 6 mois cela ne vaudra peut-être plus rien et il est très difficile de savoir comment les choses vont évoluer. Chez Acrimed, on publie 3 ou 4 articles par semaine, on a 200 000 visiteurs uniques par mois dans le jargon Google Stats : on n’existerait pas sans Internet. Avant, l’accès à l’espace public était très contingenté, aujourd’hui c’est ouvert, on peut fabriquer à moindre coût un site et faire valoir ses opinions, ses connaissances, échanger, l’espace public s’est considérablement élargi et enrichi. Avec toutes les limites qui vont avec. Dans ce bouillonnement perpétuel, il faut pouvoir exister. Donc la difficulté c’est d’émerger et qu’est-ce qui émerge dans les domaines de l’info sur le net – si on ne se limite plus à l’espace public au sens d’Habermas, le lieu informel où s’échangent et se légitiment les questions à l’intérieur d’une société – ce sont les médias traditionnels : Le Figaro, Le Monde, TF1… On retrouve toute la hiérarchie des médias dominants, cela ne change rien. Le premier pureplayer, Rue 89, arrive en 12e position et même si Mediapart est régulièrement cité, il n’est que 33e, et son modèle économique est fragile.
On retrouve les mêmes mécanismes capitalistiques, de concentration, de rachat d’un titre quand il est profitable et de satisfaction des annonceurs. Il y a même quelque chose de bien pire, c’est l’économie du clic : des articles plus courts, des diaporamas, tout est beaucoup plus organisé que dans le format traditionnel pour favoriser la publicité et cela ne cesse de progresser dans l’ergonomie des sites d’information en ligne. De façon très systématique, on met à droite les articles les plus consultés, on fait un journalisme qui met en avant les infos les plus lues qui ne sont pas forcément les plus importantes ou les plus pertinentes. Le poids accordé à la pub dans l’organisation et la rédaction est encore plus fort que dans la version papier. Donc sur les médias traditionnels, il faut mettre beaucoup de guillemets pour dire qu’Internet est l’avenir de la presse. C’était le sens du manifeste de XXI : on peut faire du média sans pub. Cependant, on n’oppose pas le papier et Internet, même si cela a du sens quand on voit l’évolution en ligne. En effet, certains médias n’ont aucun contenu original. Qu’est-ce qu’ils espèrent accaparer ? Des parts de marchés de lecteurs ? Ce sont des entreprises qui ont pour objectif de faire des profits par l’intermédiaire de l’information. Il y a une nuance entre faire de l’information et vivre de la publicité en faisant de l’information.
Faut-il craindre une remise en cause de la neutralité du net ?
Ce n’est pas acquis pour toujours qu’Internet reste un espace de contenu relativement peu discriminé. La neutralité du net est un principe de non discrimination des contenus. Quel que soit ce que l’on envoie dans les tuyaux, que vous soyez minoritaire ou multinationale, cela voyage à la même vitesse. Aujourd’hui, par plein d’aspects différents, cette neutralité est attaquée, elle est débattue régulièrement et elle est progressivement mise en brèche, non pas par des questions de filtrage et de censure les plus évidentes mais, comme d’habitude, par des modèles économiques, notamment des grands opérateurs de téléphonie qui disent qu’il n’y a pas de raison de vendre au même tarif l’information. Ils souhaitent vendre des abonnements premiums et des abonnements de base, cela existe déjà sur le portable. Le filtrage monte en puissance avec des offres commerciales discriminantes. Filtrer Internet représente un vrai danger pour l’espace public de voir émerger une économie différente et des propositions médiatiques différentes.
Est-ce que, suite au film, vous avez vu les soutiens d’Acrimed augmenter ?
Il y a eu une augmentation très sensible des soutiens. Une fois tous les deux ans, on fait une campagne de dons et on a rempli tous nos objectifs. Le DVD se vend aussi très bien sur le site. Le film a ramené des gens à la critique des médias, tout comme le fit en 1997 le livre de Serge Halimi, qui a été un énorme succès en librairie pour ce type d’essais ; à peu près le tirage des dix derniers livres de Bernard-Henri Lévy.
« Les Nouveaux Chiens de garde s’arrête justement au constat : le manque de propositions et le fait de ne pas donner des perspectives plus claires de transformation nous a d’ailleurs été beaucoup reproché, avec raison. »
Quels sont vos prochaines cibles ?
Avec Gilles Balbastre, nous avons un projet sur l’histoire de la construction européenne et pourquoi on a une Europe qui impose la règle libérale à l’ensemble des pays associés. Nous envisageons aussi un film avec Frédéric Lordon sur la question du pouvoir actionnarial. Ce sont des sujets passionnants mais cela va être encore compliqué à faire. On va essayer de trouver une forme qui soit cinématographique, qui ne privilégie pas un discours de contre-expertise systématique, d’amener une forme de réflexion collective et de créer une connivence qui donne envie d’agir. On part dans l’idée de ne pas faire des films exclusivement d’analyses et de constats mais aussi de propositions. Les Nouveaux Chiens de garde s’arrête justement au constat : le manque de propositions et le fait de ne pas donner des perspectives plus claires de transformation nous a d’ailleurs été beaucoup reproché, avec raison. C’était difficile car d’abord il fallait consacrer du temps au constat et on ne pouvait pas faire un catalogue de propositions. On a essayé de rappeler un certain nombre de grands principes et cela était le sens de l’épilogue, d’une certaine manière, quand on a mis en scène le discours de Mauroy en 1983 qui énonçait de grands principes de ce que doit être la presse. C’était sans doute un peu léger, cela n’occupait pas beaucoup de place et c’était très frustrant je crois pour les spectateurs qui vivaient un constat un peu écrasant.