Il est communément admis en Europe que les Américains, en particulier les plus pauvres, n’auraient aucune conscience sociale. Assise sur une réalité forgée par l’histoire de ce pays, cette conception reste néanmoins à nuancer, en particulier depuis l’éclatement de la crise en 2007.
Boukharine distinguait la classe en soi, objective, de la classe pour soi, représentant la perception de sa propre condition par chaque citoyen au travers de luttes sociales. En Europe, il a longtemps été d’usage de considérer que la conscience de classe (pour soi) ne pouvait naître aux États-Unis, tout simplement parce qu’il n’y avait pas réellement de classes en soi, aux frontières aussi rigides que sous nos latitudes.
Le vieux conte du rêve américain
À la suite de Tocqueville et de son ouvrage De la démocratie en Amérique (1835, 1840), sur le Vieux Continent, une première explication matérialiste prenait forme. Les États-Unis, pays à l’histoire récente et héroïque, formaient une société d’immigrants, créée ex nihilo, sans passé commun. Là où, en Europe, la féodalité avait fortement ancré l’idée de classes dominantes et de masses dominées (et avait figé cette réalité), l’Amérique représentait un eldorado vierge de toute hiérarchie préexistante : c’est le célèbre American dream, où chacun pouvait, par son seul mérite, espérer trouver sa place dans un ordre social qui restait entièrement à bâtir. La conquête de l’Ouest contribuait à matérialiser cette possibilité : quiconque acceptait d’entreprendre un difficile voyage vers la côte pacifique pouvait devenir propriétaire et améliorer sa condition. Dans ce décor, une période d’indétermination s’installait, la structure sociale du pays étant susceptible d’être constamment bouleversée.
Quand bien même l’industrialisation du pays devait bientôt venir remettre en cause cette indétermination en figeant progressivement une dichotomie entre capitalistes et prolétaires, l’imaginaire américain fondamental était né. Le mythe de moins en moins réel d’une porte toujours ouverte vers l’enrichissement et la réussite méritocratique allait imprégner durablement le tissu social, la possibilité théorique de pouvoir grimper les barreaux de l’échelle sociale à la seule force de ses bras constituant une condition nécessaire (ce qui se comprend sans mal) et suffisante (ce qui représente le miracle américain) pour tolérer, voire encourager un système inégalitaire. En substituant à l’idéal de l’égalité des conditions et de la redistribution sociale, celui de l’égalité des chances initiales, concrétisée par exemple par un taux élevé d’imposition sur les successions, le rêve américain incite chaque citoyen à devenir extrêmement tolérant aux privilèges et aux inégalités, dont il espère pouvoir lui-même profiter un jour. La croissance élevée et le nivellement par le haut des conditions de vie générales achevèrent de créer un consentement à l’instauration d’inégalités et à l’absence de politique sociale.
Dans une société atomisée à l’extrême, où chacun est rendu responsable de sa propre condition par l’explication de son seul mérite personnel, la conscience de classe n’atteint évidemment pas des sommets ; la seule division en laquelle il faudrait croire étant celle entre fainéants et méritants, et non celle entre riches et pauvres. De plus, bercés par l’American dream et le mythe du self-made man, les Américains sous-estiment grandement la part de richesse nationale accaparée par les classes dominantes, et le nombre de riches qui la composent. À tel point que jusqu’au milieu du XXe siècle, les sociologues américains relatent que presque tous leurs concitoyens, y compris les moins favorisés, se définissent comme faisant partie de la classe moyenne. Pourtant, à défaut de faire cause commune, les classes populaires allaient nécessairement, par la force des choses, commencer à intérioriser leur place réelle et figée au sein de l’échelle sociale.
Tous prolos, tous concurrents
En effet, depuis l’origine, la montée des inégalités sociales aux États-Unis a été quasiment ininterrompue – à l’exception notable d’une parenthèse initiée par Roosevelt en 1930.
Tristesse du rêve américain, où le seul espoir est devenu de ne pas voir les plus mal lotis que soi, être trop gâtés par l’État
Au fur et à mesure que les perspectives de rejoindre la classe dominante s’amenuisaient, les ambitions des classes populaires n’avaient de cesse d’être revues à la baisse. L’imaginaire américain, à l’origine, s’opposait à la naissance d’une conscience de classe dans la mesure où les pauvres se considéraient comme concurrents pour pouvoir s’extirper de leur condition. Depuis une cinquantaine d’années, comme le note Thomas Frank, la concurrence entre pauvres change drastiquement d’objet, et vise simplement à ne pas subir de déclassement supplémentaire, ce qui renforce paradoxalement encore leur animosité interne. La peur d’être déchu est porteuse de plus encore de férocité que le désir de s’enrichir. Tristesse du rêve américain, dont la seule perspective pour la préservation de son rang social est devenue, dans un monde sans espoir, de ne pas voir les plus mal lotis que soi, être trop gâtés par l’État, précipitant le peuple dans les bras d’un « populisme de droite faisant son miel de la crainte de millions d’ouvriers et d’employés de ne plus pouvoir tenir leur rang, d’être rattrapés par plus déshérités qu’eux ».
Pour analyser cet état de fait, les théories purement matérialistes, aussi solidement fondées puissent-elles être, possèdent néanmoins la regrettable propriété de laisser inquestionné le rôle de la stratégie de l’oligarchie naissante, infiltrant rapidement pouvoirs et médias, dans le maintien de l’incapacité des couches populaires à acquérir une conscience sociale. Incapacité qui se manifeste, encore de nos jours, par un vote clairement droitier dans de nombreux États pourtant pas spécialement bien lotis économiquement et socialement.
Les Américains pauvres, ces salauds
Pour s’opposer à l’héritage d’un New Deal volontariste, la grande idée de la droite américaine aura été de détourner vers l’État-providence la colère populaire qui s’exprimait à l’origine envers le pouvoir des trusts capitalistes et l’exubérance financière. Exposée en 1985 par John K. Galbraith dans L’art d’ignorer des pauvres, l’idéologie de culpabilisation des défavorisés portée par un populisme de droite à l’audience croissante, devait venir horizontaliser l’animosité sociale, laissant les jalousies intra-classes se substituer à l’antagonisme de classe. La stigmatisation des pauvres, sous la figure du chômeur ou de l’assisté, rend l’idée même de solidarité responsable de l’existence de la pauvreté. Les aides sociales constituent une désincitation au travail chez les pauvres, et, par leur coût exorbitant, empêchent les riches de créer autant d’emploi qu’ils le voudraient. Le républicain Phil Gramm affirmera d’ailleurs en 1984 qu’il existait « deux catégories d’Américains : ceux qui tirent les wagons et ceux qui s’installent sans rien débourser », laissant évidemment de côté, à dessein, la troisième catégorie des rentiers et des parasites financiers.
Tout, dans la rhétorique des populismes de droite, vise à horizontaliser les animosités sociales
En effet, après une trentaine d’années de règne ininterrompu des démocrates depuis Roosevelt, la droite a beau jeu de propager l’idée de leur embourgeoisement et de récupérer le drapeau du populisme et de la révolte. Sa propagande, largement favorisée par l’interpénétration progressive des élites économiques et médiatiques, touche juste. Surtout que, dans le même temps, la gauche américaine confrontée au péril soviétique était rapidement conduite à louer les mérites du capitalisme et à abandonner complètement toute volonté de réforme radicale, afin de ne pas laisser de place à l’accusation d’accointances communistes. Les États-Unis voient alors un consensus économique général se former entre démocrates et républicains, la gauche devant alors trouver une nouvelle raison d’être à son progressisme.
Préfigurant le virage identique que prendront les gauches européennes, les démocrates délaissent l’étendard de la justice sociale pour se faire les hérauts de l’inclusion des minorités ethniques et sexuelles. Comme le notait Philippe Cohen, la gauche « a renoncé à l’émancipation sociale et se contente d’aménager une infirmerie pour accueillir les blessés de la guerre économique », à commencer par les Afro-Américains.
La figure dérangeante du black
Or, la conjonction de l’abandon de la défense sociale de l’Américain moyen avec l’octroi de droits nouveaux aux minorités, perçus comme autant de privilèges accordés aux seuls à qui le gouvernement prête encore l’oreille, va vite réveiller quelques instincts xénophobes. Comme l’American dream, le melting pot finit par avoir son revers.
Le peuple américain, encore majoritairement chrétien et puritain, est effrayé par les mouvements de désordre liés aux manifestations parfois violentes des minorités, par l’apologie de la libération des mœurs, et craint de voir sapée la seule base commune du prolétariat : les traditions, la religion et la morale. Le repli identitaire des blancs se manifeste surtout dans les États ruraux du Sud, où les positions se radicalisent. On en revient alors aux fondamentaux : les Américains pauvres, personnifiés sous la figure du Redneck, ne seraient, au fond, que d’indécrottables racistes congénitaux.
« La gauche n’a pas réussi à leur ouvrir les yeux. La droite leur offre une explication, des boucs émissaires et des modalités d’action »
Mais une analyse un peu moins simpliste conduit à constater que la montée de la xénophobie et de l’adhésion aux thèses réactionnaires est en grande partie induite par la démission de la gauche démocrate. Comme l’affirmait Pierre Domergue en 1978, « ces hommes et ces femmes ne sont pas fascistes […]. Mais, confrontés au chômage et à la dégradation de leur pouvoir d’achat, ils s’accrochent à leurs maigres privilèges et remettent en question les acquis égalitaires arrachés par les minorités à une époque de forte croissance […]. La gauche n’a pas réussi à leur ouvrir les yeux. La droite leur offre une explication, des boucs émissaires et des modalités d’action ».
L’émergence d’une conscience nouvelle ?
Malgré tout, depuis 2007, la crise économique est passée par là, avec son cortège de faillites, de paupérisation et d’augmentation exponentielle des inégalités. L’aveuglement à la condition de classe ayant des limites, certains mouvements renouent depuis avec l’enthousiasme des populismes de gauche de la fin du XIXe siècle, en empruntant leurs codes et leur perception des réalités. Occupy Wall Street en est l’exemple canonique. En se donnant pour mot d’ordre de défendre les 99 % de gens ordinaires contre « l’avidité et la corruption des 1 % restants », OWS se donne certes les moyens de mobiliser largement, mais n’œuvre guère dans le sens de l’instauration d’un antagonisme de classes. Difficile en effet de trouver le dénominateur commun des « 99 % », allant du sans-logis jusqu’au patron de PME en passant par le manager de firme multinationale.
Les anciens populistes avaient déjà la même vision des rapports sociaux : rejetant la lutte des classes, qui pouvait à leurs yeux faire éclater la société américaine, ils entendaient seulement porter la voix de tous les citoyens contre les quelques profiteurs cupides qui les spoliaient. OWS, malgré sa fraîcheur et son indéniable importance pour réinstaurer un peu de débat politique dans la vie publique américaine, ne s’est jamais réellement détaché de ce paradigme, restant dans le mythe de l’appartenance de tous les Américains à une même classe moyenne, ayant tous les mêmes intérêts économiques et politiques. Ce qui permet de mesurer le travail restant à accomplir, la question de la vertu des individus primant pour l’heure sur celle de la réforme des structures.
« La lutte des classes existe, mais c’est ma classe, celle des riches, qui est en train de la gagner »
Si l’esprit de révolte semble renaître, son objet est encore un peu confus et désordonné, l’indignation salutaire peinant à se doter d’une offre politique solide. La conséquence ne pouvait être que l’oubli progressif d’OWS, comme Christopher Lasch le théorisait par avance en 1991 : « Bien davantage que les socialistes, disposés à un travail de longue durée pour créer une conscience de masse de la supériorité morale de l’ordre socialiste, les populistes américains ont toujours été sujets au découragement quand leurs espoirs d’une transformation rapide se sont métamorphosés en poussière. »
Toujours est-il que la société américaine n’est pas uniformément aveugle sur l’existence des classes sociales. Il y a quelques années, Warren Buffet, une des plus grandes fortunes des États-Unis, se montrait plus perspicace que notre regretté Jérôme Cahuzac (RIP) en déclarant sur CNN que « la lutte des classes existait bel et bien », et que les riches étaient « en train de la gagner ». Que le peuple américain se rassure donc : il reste encore quelques bonnes âmes pour éveiller sa conscience.