En janvier 2011, Edwy Plenel et François Bonnet, les deux chefs de Mediapart, arpentent la campagne écossaise afin de rendre visite à Julian Assange, assigné à résidence avant son extradition en Suède. Outre plusieurs accords de partenariats, les deux journalistes français reviennent avec une idée : créer un Wikileaks français. Frenchleaks voit alors le jour en mars 2011, dans un contexte de « guerre civile numérique », pour reprendre le titre d’un essai de Paul Jorion.
«Internet est un média sans frontières. La révolution numérique accompagne des révolutions démocratiques, la traduction en arabe des télégrammes de Wikileaks a été sans nulle doute la mèche qui a soulevé un vent démocratique dans le monde arabe. Nous sommes concernés {…} Nous ne pouvons rester à l’écart de ce mouvement-là. C’est pour cela que Mediapart traduit ses principaux articles en anglais et, surtout, franchit un nouveau pas aujourd’hui : Mediapart lance en effet un site, édité par Mediapart, qui s’appelle Frenchleaks » explique Edwy Plenel lors de la présentation du site à la presse. Comment fonctionne le portail ? Quels sont ses objectifs ? Ses résultats ? Premier bilan avec Christophe Gueugneau, qui supervise le site à Mediapart.
Quel est le projet porté par Frenchleaks ?
Christophe Gueugneau : Frenchleaks est né d’un double souci. C’est un projet qui a germé en janvier et qui doit beaucoup à l’impact et à l’effet Wikileaks et à cette nouvelle technique journalistique qu’on appelle le datajournalisme, dont on a vu les implications pendant les révolutions arabes.
Objectif numéro 1 : fournir aux citoyens un outil à la fois rapide, simple et efficace qui leur permette de transmettre des documents et de les porter à la lumière publique – Frenchleaks est de ce point de vue là pour encourager, pour permettre à tout un chacun de se mettre dans le rôle du whistleblower. Grâce à Internet, il n’a pas besoin de ses déplacer, à la poste par exemple. C’est donc beaucoup plus simple. Donc premier objectif : récolter des documents de manière anonyme. À ce versant s’ajoute tout un travail, effectué par la rédaction, d’enquête et d’investigation classique pour vérifier les informations éventuellement intéressantes qui sont transmises.
Objectif numéro 2 : créer une plateforme qui nous permet de restituer les documents collectés puis exploités au cours de nos enquêtes. Donc, on trouve sur cette plateforme des document qui ne sont pas forcément venus par Frenchleaks mais qui retournent au public via Frenchleaks. Pour ce faire, nous avons décidé que Frenchleaks serait un site gratuit, alors que Mediapart est un site payant.
Qui s’occupe du travail de réception ?
Essentiellement moi, qui appose un premier filtre. Ce sont ensuite Edwy Plenel et François Bonnet qui considèrent la valeur journalistique des documents reçus, s’ils sont exploitables etc… Ensuite, je les redispatche dans la rédaction, en fonction des compétences et domaines d’activité des uns et des autres. Ce sont les journalistes qui font le vrai travail : ils voient tout de suite si le document a déjà été rendu public, s’il ne s’agit pas d’un communiqué de presse un peu maquillé, etc…
Après quelques années d’essai, êtes-vous satisfaits de ce projet, concrètement, est-ce qu’il fonctionne ?
Oui, ça fonctionne plutôt bien. Pas mal de documents sont arrivés, sur les centrales nucléaires par exemple, un documentaire finalement censuré par la télévision publique sur les conditions de travail dans les centrales, que nous avons publié dans le journal. Mais aussi des choses sur des politiques, comme Nicolas Hulot ou François Fillon. Sur des notables locaux, comme ce maire qui n’a pas hésité à retoucher des photos pour apparaître à côté de célébrités… on reçoit des choses très amusantes parfois. Il y a eu un peu de tout. On n’a pas eu le document ultime qui allait faire trembler la France sur ses fondations, mais on a eu pas mal de choses à exploiter.
Quelle est la différence avec Wikileaks ?
Wikileaks travaille de plus en plus, et de manière quasi-systématique aujourd’hui, avec des journalistes, même si, contrairement à ce que l’on croit, il a toujours travaillé avec des journalistes ; mais c’est vrai que Frenchleaks est en l’occurrence une émanation d’un journal, et que les matériaux qu’on y trouve vont être beaucoup plus éditorialisés. Les récepteurs sont eux-mêmes des journalistes.
Connait-on le trafic généré par cette plateforme ?
Non. Pour préserver l’anonymat, on n’a pas mis d’URL de traçage, comme cela se fait d’habitude sur les autres sites. Donc, sur toute la partie dépôt, on ne sait pas. Mais on reçoit en gros trois/quatre documents par jour.
Concrètement, comment cela se passe ? À quelle fréquence relèves-tu les envois éventuels ?
Je regarde tous les matins, une fois par jour.
Quelle est la démarche à suivre pour envoyer à Frenchleaks un document touchy en toute sécurité ?
Le mieux pour garantir au maximum son anonymat est de ne pas poster depuis son lieu de travail, mais de privilégier une connexion dont on est soi-même certain qu’elle n’est pas écoutée. Ensuite, on va sur le site Frenchleaks, on clique sur l’onglet nous poster un document et on suit les démarches indiquées.
Les connexions personnelles sont-elles vraiment sûres ?
A priori oui. Il ne faut pas tomber dans la paranoïa, tous les gens ne sont pas écoutés en France.
Sur quelle législation vous basez-vous ? Transmettre un document confidentiel d’une entreprise n’est-il pas illégal ?
Nous nous basons sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique (…) le droit de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » (Article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée à Paris le 10 décembre 1948.) Nous nous basons ensuite sur le secret des sources, évidemment, qui protège l’identité du whitleblower dont on n’est pas obligé de rendre compte à qui que ce soit. Une fois sur Frenchleaks, le document appartient à Mediapart, qui ne permettra jamais aux autorités judiciaires de remonter jusqu’aux sources.
Êtes-vous le Julian Assange français, Christophe Gueugneau ?
Non, c’est un peu absurde : il n’y pas du tout de personnalisation à l’oeuvre au travers de Frenchleaks. C’est vraiment une émanation de Mediapart dans son ensemble.
Est-ce la seule plateforme qui sert à ça en France ?
Pour l’instant oui. Même si OWNI a un projet similaire semble-t-il. En Tunisie il y a aussi ce genre de chose, au Québec également. Il y a aussi Cryptone, et Openleaks, fondé par un ancien camarade de Julian Assange à Wikileaks. Il y a de plus en plus de sites similaires, dédiés au datajournalisme et aux lanceurs d’alerte, et on ne peut que s’en féliciter.
Comment les autres médias regardent-ils Frenchleaks ?
Je crois qu’ils n’ont pas encore saisi l’intérêt de ce genre de chose. La vieille presse a globalement encore du mal à prendre le virage numérique. Ce sont d’ailleurs plutôt les étudiants que des journalistes qui viennent m’interviewer pour le moment.