Les Vénézuéliens se sont prononcés : la victoire de Nicolas Maduro, héritier idéologique du défunt président Hugo Chavez, a été acquise d’une courte tête. Avec la défaite d’Henrique Capriles, le camp libéral, atlantiste et capitaliste a dû s’incliner. Mais que les chavistes ne crient pas victoire si vite ! Nicolas Maduro pourrait parfaitement, et peut-être même sans s’en rendre compte, réduire à néant l’œuvre d’Hugo Chavez en croyant la protéger.
Le XXesiècle regorge de ces dirigeants d’exception qui ont enclenché, avec succès, la marche en avant de leur nation – ou tenté de lui redonner une ancienne grandeur rêvée. Mais qu’ils meurent ou se retirent des affaires, et aussitôt leur œuvre est rabotée, limée, déformée, sabotée, au moins dans ses aspects les plus originaux. Paradoxe : les responsables de ce saccage furent souvent ceux-là même qui étaient chargés de protéger et de perpétuer ce brillant héritage.
Grandeur, héritage et trahison
Cette tendance s’est souvent observée au Moyen-Orient. Succédant au grand Atatürk, Ismet Inönü, tout à fait respectable par ailleurs, ne put s’empêcher d’égratigner son legs : par des concessions aux religieux, par l’instauration d’un culte que l’intéressé n’avait pourtant pas voulu, par l’alignement sur les États-Unis et la fin du neutralisme officiel. Ce qu’Ismet Inönü avait fait sous pression, le président tunisien Ben Ali le fit par incompétence : coupé du peuple et incapable de comprendre ses inspirations, il dévoya l’héritage prestigieux de Bourguiba, par l’instauration d’un régime corrompu et inégalitaire, dont la dureté favorisa l’arrivée des islamistes au pouvoir après la Révolution.
« Succéder à un grand homme, lorsqu’on a été un de ses fidèles, est une situation bien peu confortable. »
Sadate fut quant à lui le fossoyeur de l’œuvre de Nasser, dont il était pourtant un partisan de longue date et l’un des possibles héritiers avec Zacharia Mohieddine et Ali Sabri. Le Raïs avait voulu faire de l’Égypte un pays socialiste, laïc, non-aligné et à la pointe du nationalisme arabe. Sadate, lui, inversa radicalement toutes ces tendances. La méfiance à l’égard de l’Union Soviétique comme la réconciliation avec Israël, poussèrent le nouveau président à s’éloigner du nationalisme arabe et du socialisme. Et pour calmer la colère populaire, il se laissa aller à la démagogie, réintégrant les islamistes dans le jeu politique et relançant une politique nataliste qui allait vite s’avérer catastrophique. En une décennie, tous les efforts de Nasser pour faire de l’Égypte un pays moderne et indépendant ont été réduits à néant.
En France même, nombreux sont les gaullistes orthodoxes qui considèrent que Georges Pompidou, pourtant fidèle soutien du Général de Gaulle, porta les premiers coups de canif à son héritage. N’est-ce pas lui qui accepta l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’espace européen – entrée dont le Général estimait qu’elle tuerait l’idée européenne ? Ne brisa-t-il pas l’indépendance économique de la France par la loi de 1973, qui lança le pays dans la monstrueuse spirale de la dette ? N’est-ce pas lui, enfin, qui replaçant le gaullisme à droite, trahit son idée de rassemblement originelle ?
Certes, Georges Pompidou était un homme digne qui ne pensait sûrement pas à mal. Comme bien des héritiers, entre volonté de tuer le père et fantasmes de modernisation, il n’a pu comprendre la logique de son illustre prédécesseur.
Succéder à un grand homme n’est pas très difficile lorsqu’on l’a combattu ; on peut prendre son contrepied, tout en se payant le luxe d’en garder les points les plus consensuels. Mais lorsqu’on a été un de ses fidèles, c’est une situation bien moins confortable. Il faut se montrer digne de son devancier, tout en sachant qu’il est difficile d’y parvenir, et que l’on sera toujours renvoyé à cet exemple illustre.
La tentation est grande, alors, de vouloir « moderniser », « actualiser » l’œuvre laissée en héritage. Au risque de la déformer tout en prétendant la respecter. Au risque, donc, de la trahir. Parce qu’on ne l’a pas comprise, parce qu’on n’a pas les épaules pour la porter.
Nicolas Maduro, continuateur ou fossoyeur du chavisme ?
Après le Moyen-Orient et le monde des non-alignés, c’est l’Amérique du Sud qui voit émerger, au sortir de la Guerre Froide, toute une génération de grands dirigeants. Pour ces hommes d’exception aussi, la transmission du flambeau est une opération risquée. S’il n’est pas question de remettre en cause la probité ou les compétences de la présidente du Brésil, Dilma Rousseff, force est de constater qu’elle a d’ores et déjà égratigné la politique léguée par son illustre prédécesseur, Luiz Inácio Lula da Silva. Le Brésil a pris ses distances avec l’Iran ou la Syrie, s’est rapproché de l’Occident, tandis qu’à l’intérieur les critiques des écologistes et des populations indigènes se multiplient.
« Le nouveau président pourrait se rapprocher de l’Occident via l’Union Européenne. »
En prenant la tête du Vénézuéla, Nicolas Maduro saura-t-il conserver l’héritage positif de son prédécesseur ? Il le clamera, en tous les cas. Très certainement, il ne touchera pas au socle social de ce bilan – ne serait-ce que pour s’assurer la fidélité d’un électorat populaire solidement ancré à gauche.
Mais résistera-t-il aux pressions américaines sur les grands sujets de politique étrangère ? Réussira-t-il à ne pas plier sous le poids des lobbies, des multinationales, des groupes d’influence ? Ne voudra-t-il pas, pour se dégager de ces pressions et laisser sa marque personnelle, revenir sur les orientations chaveziennes les plus polémiques ?
Nicolas Maduro préservera les mesures sociales emblématiques d’Hugo Chavez, mais il est possible qu’au nom du développement économique, il rouvre la porte au modèle libéral. L’État gardera le contrôle du secteur pétrolier, mais risque de privatiser certains autres, sous la pression des multinationales. Au niveau diplomatique, une réconciliation avec Washington semble difficile, mais le nouveau président pourrait choisir de se rapprocher de l’Occident via l’Union Européenne. Si l’alliance avec le Brésil ou Cuba sera sûrement maintenue, on pourrait envisager que le Vénézuéla s’éloigne de l’Iran, et lâche le régime syrien.
Ces modifications à la marge, progressives, reviendraient à normaliser le régime vénézuélien sur le long terme. À le rendre plus ou moins compatible avec le libéralisme ambiant. Et cela au nom même d’Hugo Chavez – ce qui reviendrait à tuer les idéaux de ce dernier, en les trahissant, en les vendant à l’ennemi. Une trahison qui ne serait pas forcément le fruit de mauvaises intentions, mais de la simple incapacité du nouveau président à atteindre la grandeur de son prédécesseur.
Tout cela reste pourtant du simple domaine de l’hypothèse : rien ne dit que Nicolas Maduro suivra ces orientations une fois élu. Peut-être, non content de sauvegarder l’œuvre de Hugo Chavez, ira-t-il jusqu’à la renforcer, en réglant les problèmes d’insécurité et de corruption qui minent le régime. Il marquera alors lui aussi l’histoire de son pays. Mais il faudrait pour cela qu’il ne cède pas à la démagogie, ni aux pressions extérieures. Il faudrait qu’il saisisse bien l’originalité du projet d’Hugo Chavez, et qu’il ait le courage d’en garder la substance. C’est généralement là qu’échouent les héritiers des grands hommes. Espérons, pour lui comme pour le Vénézuéla, que Nicolas Maduro sera l’exception qui confirme la règle.