Dans sa toute récente œuvre littéraire, qui apparaît parmi les nominés de la première sélection pour le prestigieux prix Goncourt 2023, Eric Reinhardt détaille avec une grande acuité le délitement progressif d’une femme face à l’insensibilité et à l’égocentrisme de son époux. L’attaque subtile de la solitude et du déclassement. Une narration intense, riche et profondément empreinte de féminisme.
Sarah, en surface une mère de famille et une épouse heureuse, dévoile son parcours à un écrivain qu’elle respecte profondément afin qu’il puisse le raconter. Après 20 ans de vie conjugale, elle découvre que son époux possède 75% de la maison familiale. Voulant remettre la balance financière de leur relation à l’équilibre, Sarah part de leur domicile pendant quelques mois pour pousser son mari à réagir. Cette démarche aura des répercussions inattendues et choquantes.
Un double jeu de destin
L’écrivain transforme cette expérience en une histoire, créant un personnage similaire à Sarah, Suzanne, qui partage sa vie, son âge et sa position sociale. Cette approche narrative dans le livre Sarah, Suzanne et l’écrivain permet aux vies de ces deux femmes dans la quarantaine de se miroiter. Les lecteurs sont parfois perplexes de savoir si c’est la vie de Suzanne ou de Sarah que le romancier (un personnage inspiré d’Eric Reinhardt) décrit. Cependant, les détails sont secondaires car les deux personnages sont confrontés à des chamboulements significatifs dans leur existence. L’auteur maintient le suspense de bout en bout.
Sarah et son homologue fictif sont deux rêveuses passionnées qui, face à la dégradation progressive du désir dans leur couple, sont décidées à bousculer la routine. Elles sont en lutte contre l’indifférence et la lâcheté de leur partenaire et sont déterminées à se battre sans relâche. Leur objectif est de protéger leurs enfants des problèmes conjugaux et de sacrifier leur confort pour résister contre un époux manipulateur, qui rappelle le personnage de L’amour et les forêts, un autre livre d’Eric Reinhardt adapté récemment au cinéma par Valérie Donzelli avec Virginie Effira et Melvil Poupaud.
Le divin et l’art
Avec leurs histoires personnelles, ces deux femmes illustrent parfaitement la théorie du pot de yaourt proposée par Titiou Lecoq, une féministe et essayiste. Dans son livre, Le couple et l’argent, elle explique comment les femmes en couple tendent à devenir plus pauvres à cause des dépenses quotidiennes pour la nourriture et autres, alors que les hommes couvrent les charges significatives comme l’hypothèque ou la voiture. En cas de rupture, si le couple n’est pas sous le régime de la communauté de biens, les femmes se retrouvent généralement avec le pot de yaourt et les hommes avec la voiture ou la maison.
Cependant, le roman d’Eric Reinhardt ne se limite pas à être une histoire contemporaine réaliste. Il tisse un réseau complexe avec les trajectoires de Sarah et Suzanne, offrant une place importante à l’art et au sacré. Dans « Sarah, Susanne et l’écrivain », le livre explore la présence d’un énigmatique tableau religieux datant du XVIIe siècle, une église finement ciselée et une tête-coquillage inspirée de Francis Ponge. L’écrivain a une grande capacité à susciter des images dans la tête des lecteurs.
Sarah, Susanne et l’écrivain écrit par Eric Reinhardt (Éditions Gallimard – 417 pages – 22,00 €)
Extrait :
Tous les soirs, elle venait maintenant. Elle se posait sur la banquette en pierre, surveillant les fenêtres éclairées. Elle avait acheté une thermos, qu’elle remplissait de thé fort pour rester éveillée. Des invités qu’elle n’avait jamais vus étaient parfois présents à la maison, et son mari et sa fille se mêlaient à eux, une cigarette et un verre à la main. Ils riaient. Sa fille ramenait ses cheveux en arrière. Elle était devenue maîtresse de maison, leur protectrice. Un soir, elle la vit embrasser un garçon sur le balcon. Par contre, il était rare de voir Luigi parmi les invités, car il se réfugiait dans sa chambre pour travailler d’arrache-pied sur ses dérivées et ses intégrales pour répondre aux exigences d’Oxford. Elle l’apercevait à son bureau, regardant dehors de temps à autre, rarement vers le bas, jamais vers sa mère devenue statique sur son siège glacé en pierre.
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