Christopher Jordan Dorner, 33 ans. Ancien réserviste ayant servi honorablement du Nevada au Bahreïn, ex-flic de Los Angeles viré pour faux témoignage. Il est grand, musclé, sportif, noir et énervé. Son passé ? Être le seul gamin à ne pas être plus ou moins blanc dans son école. Son présent ? Plus de carrière, pas d’enfant, une ex-femme. Son futur ? Pas de futur.
Est-il fou, est-il raisonnable ? Il a tué trois personnes qui ne lui avaient rien fait. Cela ne tranchera la question que pour les imbéciles. Dorner est en guerre contre un système, contre ses complices et contre ses bénéficiaires conscients ou non. Le 3 février, il abat Monica Quan et son fiancé Keith Lawrence — une asiatique, un noir. Dorner a la haine œcuménique. La jeune femme avait le tort d’être la fille d’un officier du LAPD impliqué dans son renvoi ; l’homme qui était avec elle était coupable d’être là. Le 7, il tend une embuscade à des flics et en tue un.
Des idées à l’acte
Depuis, tout le monde le cherche, tout le monde le traque, tout le monde a peur parce que tout le monde sait ce qu’il veut et jusqu’où il est prêt à aller. Entre assassinats et fusillade, Dorner a publié sur son profil Facebook un manifeste où il explicite les raisons de son geste, mais aussi les moyens qu’il est capable de mettre en œuvre et les cibles prioritaires qu’il se donne.
Tout d’abord, si le racisme qu’il a subi est évoqué, ce n’est pas pour adopter la classique pose victimaire. Il n’est pas de ces tueurs noirs, de plus en plus nombreux aux E.-U., qui justifient leurs crimes par le racisme des blancs, voire par une sorte de souci pédagogique comme l’a récemment fait Nkosi Thandiwe, un diplômé d’anthropologie de bonne famille. Il a tué une femme et blessé deux autres (toutes blanches) afin — ce sont ses mots — d’« amener les blancs à s’amender ».
Non, si la question raciale l’intéresse (et intéresse encore plus les commentateurs), c’est sous un tout autre angle. En vérité, il nous vient à l’esprit une conversation privée avec un excellent connaisseur de la violence politique qui disait, en substance, à propos de l’affaire Breivik : « On infère trop souvent l’extrémisme des idées de l’extrémisme de l’acte. » Ce qui était vrai pour le Norvégien l’est très a fortiori pour l’Angeleno.
La manifeste de Dorner n’a rien de délirant comme l’était celui de Breivik. Le style en est clinique, les analyses fines, argumentées, précises. Certes, tout reflète l’effondrement nerveux et la confusion, mais pas la perte de contact avec la réalité.
D’ailleurs, c’est de là que viennent le malaise et le fait que nombre de commentateurs préfèrent botter en touche en évoquant ce qui y est dit que marginalement (le mot « nègre » entendu étant petit, sa haine des lesbiennes, etc.). Pourtant, bien des choses s’y trouvent. D’une part, le conflit personnel est largement développé, cela va de soi. De plus, il l’est sur un fond global qui est décrit avec une terrible lucidité, un contexte d’une police multiculturelle où chacun est en concurrence avec tous et ne peut compter que sur ceux qui lui sont le plus proche — le plus proche socialement, le plus proche culturellement, le plus proche racialement.
Les blancs ? Des racistes par bêtise qui veulent continuer à être du bon côté du manche, c’est-à-dire de la matraque. Les noirs ? Des incapables qui prennent plaisir à humilier les blancs dès qu’ils en ont l’occasion et qui leur donnent de bonnes raisons de persévérer dans le racisme. Les hispaniques — au sens américain, donc des métis pour l’essentiel ? Des arrivistes qui cognent sur les wetbacks — comme le furent, pourtant, leurs propres grands-parents — pour se donner une réputation de durs auprès des blancs — « tous les chicanos qui ont de l’ambition sont des anglos en puissance » écrivait Ellroy. Les lesbiennes ? Des salopes qui ne sont là que pour rabaisser les hommes afin de justifier leur sentiment de supériorité. Les asiatiques ? Des lâches qui ne veulent jamais se mêler de rien et qui préfèrent compter les points. Tous les autres ? Ils trahissent l’esprit et la lettre de l’éthique policière, ils ne valent pas mieux. Ils ne sont pas une « high value target » comme les premiers, mais des pertes collatérales tout à fait acceptables.
Gangs of LA
Ce portrait peu flatteur du LAPD est certes caricatural, simpliste et partisan. Est-il faux pour autant ? Le LAPD n’est plus celui des années 70 ou 80. Il est encore moins celui des années 40, lorsque flics et matelots de l’US Navy cassaient du zazou. Mais en cessant d’être ce roc exposé aux tempêtes, ce pic aux arrêtes cruelles qui pouvaient déchirer les coupables comme les innocents, mais auprès duquel il était, malgré tout, possible de trouver refuge, le LAPD a peut-être perdu autant qu’il a gagné. Il n’est plus au cœur de l’orage, l’orage est en son cœur.
« C’est l’automne 83. Ray-Gun est président. Gates est chef de la police. Le feuilleton Dragnet est encore rediffusé. O.J. est un nègre du Westside. Rodney King est un cannibale caché au Congo. Nous, au LAPD, on est les rois ! »
James Ellroy, Un baisodrome à Hollywood
Le LAPD d’aujourd’hui est un gang. Un gang vertueux, parfois. Certes souvent même, mais un gang tout de même. Le scandale de Rampart en témoigne (The Shield s’en inspire) et il faut être d’une sacrée mauvaise foi pour y voir un formidable progrès. To protect and serve ? Protéger ses intérêts et ses complices ; servir ceux qu’on craint ou dont on attend quelque chose, voilà ce que dit Dorner et voilà ce que la réalité a du mal à remettre en cause.
D’ailleurs, ce LAPD, saisi par la peur, se montre sous un jour terrible. De chasseur, chaque flic devient proie et cède à la panique. Il cède à la panique en étant armé et en ayant l’autorité de l’Etat. Il tire donc avant et réfléchit ensuite…
Le but n’est plus d’être le bouclier qui défend les innocents, la société, une certaine vision du monde et de la civilisation, mais d’assurer ses arrières. Le LAPD n’est plus le bastion blanc des réacs, cogneurs de tantes, des birchers buveurs de whisky et vomissant le Pape ou Castro, des vétérans de la Corée ou du Viêt-nam haïssant les juifs et les nègres presque autant que les niakoués, mais une police colorée et multiculturelle qui se veut respectueuse de tous et de chacun afin de mieux protéger et servir. Et Dorner veut lui faire payer cette promesse trahie.
First blood
« Ils l’ont voulue cette putain de guerre », pense peut-être Dorner. En tout cas, beaucoup citent Rambo à propos de cette chasse à l’homme. Les parallèles sont évidents, autant que les différences. Dorner n’est ni un soldat d’élite, ni un homme qui a connu le feu. Sa guerre aux flics de LA, CA, n’a certainement pas non plus la même légitimité que celle que mène John Rambo au shérif de Hope, WA. Rambo ne veut pas tuer. Rambo veut l’oubli pour les crimes que l’Amérique lui a demandé de commettre et qu’elle ne veut pas assumer. Dorner veut se faire connaître et mettre l’Amérique du political correctness le nez dans sa merde.
Cependant, dans le film comme dans la réalité, un homme seul, entraîné et bien armé fait face à une armée. Dorner est un excellent tireur. Avant même de commencer sa petite épuration éthique de la cité des anges déchus, il avait fait parvenir à ses anciens collègues un petit insigne du LAPD percé d’une balle et accompagné d’une simple note : 1MOA — Dorner est donc capable de faire mouche à 100 m… Il tire bien, il tire juste, il est parfaitement calme.
Ses talents de tireurs, les armes dont il dispose — il est lui-même en faveur du gun control, soit dit en passant — et surtout l’une de ses armes inquiète. Dorner a un Barrett M82, une arme capable de neutraliser un blindé léger et de tuer loin, très loin. En Afghanistan, un Australien a flingué du taliban à 2 800 m. Depuis une colline ou une tour, on imagine qu’il peut frapper presque où il veut, qui il veut et sans grand risque d’être localisé. Dorner est the king of the hill.
Falludjah, CA
Dorner peut frapper à grande distance et il sait qui frapper, au-delà des noms qu’il cite. Il sait qui peut se mettre sur son chemin, il connaît les noms et les adresses de tous les acteurs possibles de la chasse à l’homme dont il est the most dangerous game. De même, il n’ignore aucune des tactiques, il connaît toutes les procédures du LAPD, il dispose de moyens d’écoute (il semble qu’il ait acquis des compétences dans ce domaine en servant dans l’armée), etc. La leçon qu’a déjà donnée Dorner, c’est bel et bien que le lone wolf est l’avenir du terrorisme affranchi des manipulations étatiques.
Les moyens pour faire face sont donc mobilisés en proportion. Un million de dollars sur sa tête, comme un terroriste ; des drones dans le ciel américain comme pour un chef d’Al-Qaïda, sauf que Dorner n’est pas un terroriste et qu’il est un citoyen disposant, en théorie, de droits. Ces droits dont l’extension a, très précisément, justifié l’évolution du LAPD contre laquelle il tue aujourd’hui.
James Ellroy dit quelque part qu’il se moque d’avoir des héros sympathiques. L’Histoire n’en a pas non plus le souci. Dorner est un héros négatif, un tueur d’innocents qui n’a fait que commencer à tuer, un type qui a buté une fille de 28 ans parce qu’il n’aimait pas son père, et son fiancé de 27 ans sans raison. Il est là, maintenant, quelque part, dans la neige ou dans le désert, l’œil collé à la lunette de son Barrett ou dans un trou d’homme sous les broussailles, tué par sa propre arme dans un lieu perdu ou déjà en train de tirer sur une voiture de flics, à moins que ce ne soit sur la famille d’un de ses ennemis. Dorner est peut-être fou, mais sa folie est celle d’une civilisation.