Le ministre des Finances, Bruno Le Maire, conteste l’opinion selon laquelle la société française s’appauvrit, et ce malgré l’accroissement du nombre de citoyens français qui sollicitent l’assistance alimentaire.
Dans la conjoncture actuelle de hausse de l’inflation, où un grand nombre de Français ont du mal à joindre les deux bouts et près d’un Français sur cinq vit dans le rouge en 2023 d’après le Secours populaire, la déclaration de Bruno Le Maire peut paraitre surprenante, voire choquante. Qu’importe, le ministre persiste et signe.
Interrogé sur le plateau de 42mag.fr à 8h30, on lui demande si les problématiques financières des associations d’aide aux plus précaires ne sont pas un signe flagrant d’un appauvrissement de la population française. Le ministre de l’Economie répond par la négative : « Non, je ne pense pas que ce soit le cas ». Selon lui, « C’est plutôt un indicateur de l’impact de l’inflation sur bon nombre de nos concitoyens. Mais je rejette cette idée d’un appauvrissement de la société française. ». La question se pose alors naturellement : la France s’appauvrit-elle vraiment ?
La prospérité de l’économie française …
C’est une question complexe dont la réponse dépend essentiellement des indicateurs considérés. Les journalistes ont posé une question sur la situation des Français, leur vécu quotidien. Bruno Le Maire a choisi de répondre en faisant référence à la « société française ». Juste après, durant l’interview, il a mentionné des indicateurs économiques nationaux : un PIB qui atteint des sommets, une économie qui fait preuve de résilience, un taux de chômage à la baisse. Autrement dit, il a analysé la situation sous un angle macro-économique.
Si on considère ce niveau d’analyse, la France ne s’appauvrit pas. Au contraire, elle s’enrichit. Certains pourraient cependant arguer qu’elle ne le fait pas suffisamment par rapport aux autres grandes économies du monde, au vu de son PIB par habitant inférieur à celui des Etats-Unis par exemple. Mais, indépendamment des comparaisons internationales qui font débat parmi les économistes, notre PIB par habitant est lui aussi en hausse. Cependant, cela ne renseigne pas sur l’état effectif de la distribution des richesses au sein du pays.
… alors que de nombreux Français sont contraints de se serrer la ceinture
Cependant, si l’on examine la situation du point de vue des citoyens, on dresse un tableau bien différent. Plusieurs sondages montrent que depuis l’essor de l’inflation en 2022, les Français disposent de moins d’argent. C’est une réalité perçue par de nombreux français comme un appauvrissement. L’Insee, par exemple, confirme que neuf millions de personnes, soit 14% des Français, ont été confrontés à des situations de privation matérielle et sociale en 2022. C’est un chiffre record en dix ans. Cela implique qu’ils ont du mal à se chauffer correctement, à acheter des vêtements neufs, ou à sortir régulièrement entre amis.
De manière similaire, le pouvoir d’achat des Français a reculé en 2022, une première en dix ans. Après avoir payé le loyer, les factures d’électricité, les téléphones portables, les impôts, les français ont de moins en moins de marge financière.
Ce phénomène est également constaté par le Secours catholique dans son rapport sur l’état de la pauvreté en 2022, basé sur des données statistiques récoltées auprès de ses bénéficiaires. L’association relève que « ces dépenses fixes représentent en moyenne près de 60% du revenu des ménages en difficulté financière, comparé à 30% pour la population générale en France ». Ce pourcentage atteint 75% dans certains cas.
« En termes de niveau de vie discrétionnaire, plus des trois quarts des ménages dont le budget a été examiné se retrouvent sous le seuil d’extrême pauvreté avant la crise (contre un peu plus de la moitié en termes de niveau de vie réel) et leur niveau de vie discrétionnaire est en moyenne plus de deux fois inférieur à ce seuil (contre un tiers de moins en termes de niveau de vie réel). En tenant compte du revenu discrétionnaire, la moitié des ménages rencontrés, précédemment considérés comme non pauvres, basculent dans la pauvreté, voire dans l’extrême pauvreté » , mentionne le rapport. A ces dépenses viennent s’ajouter le carburant, les dettes et autres dépenses quasiment incompressibles.
Le taux de pauvreté, un indicateur stable mais contesté
Pour le moment, le taux de pauvreté ne confirme pas cette tendance à l’aggravation. Les dernières donnée disponibles datent de 2020 et celles de 2023 mettront plusieurs années avant d’être disponibles. En 2020, près de neuf millions de Français, soit 14% de la population, vivaient avec moins de 1100 euros par mois (60% du niveau de vie médian), soit sous le seuil de pauvreté. Ce taux est inchangé depuis vingt ans.
Il reste impossible de prévoir l’impact de la hausse de l’inflation en 2022 sur ce taux. Selon un rapport d’Octobre 2022 de l’Observatoire des inégalités, « en principe, les personnes aux revenus les plus faibles devraient être, en général, protégées de l’inflation, à condition que les prestations sociales et le Smic augmentent au même rythme que l’inflation. Cependant, la hausse des prix de l’alimentation et de l’énergie a des impacts très différents selon les ménages ». L’observatoire avertit : « Même si on le mesure mal et qu’il est très inégal selon les ménages, le retour de l’inflation est un changement majeur et il aura un impact. »
Toutefois, plusieurs études concernant les inégalités et la pauvreté déplore que la pauvreté soit souvent analysée uniquement sous l’angle financier. « La pauvreté en termes de revenus est une mesure grossière de la pauvreté, qui demeure avant tout une expérience personnelle difficile », rapporte un rapport du Sénat en 2021. « Cette approche axée sur les ressources ne rend pas compte des charges auxquelles les personnes doivent faire face, du ‘coût de la vie’ et des privations qui en découlent, ou du sentiment d’insécurité sociale associé à cette situation. »
Le rapport conclut qu’il est « essentiel » de revoir la manière dont la pauvreté est mesurée et calculée en France. Il recommande de « élaborer un indicateur synthétique plus conjoncturel [que le taux de pauvreté] – sur la base, par exemple, des données relatives aux prestations de solidarité versées, du recours à l’aide alimentaire ou encore des sondages, dont on peut disposer quasiment en temps réel. » Il insiste également sur la nécessité d’observer plus attentivement le « halo de la pauvreté », c’est-à-dire toutes ces personnes qui étaient considérées comme non-pauvres mais qui peuvent basculer dans la pauvreté en cas de coup dur ou de forte inflation.